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Full text of "Granit 1-2 - John Cowper Powys"

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granit 




John copper po^ys 



BIBLIOTHEQUES DE LA VILLE DE PARIS 



3 2272 02114 304 2 



granit 



12 



AUTOMNE/HIVER 1973 



ViU. 







!■ '^Pif; 



Le granit, qui depasse tout, 

est aussi la pierre qui s'enfonce 

sous toutes les autres. 




CUVIER 



John cowper powys 




^3 i 7 i • oo4 JM 



John cowper powys 



PROFIL 

Henry Miller, Le Barde Immortel 

traduit par Roger Giroux 



HOMMAGES 

Angus Wilson, John Cowper Powys 
G. Wilson Knight, Hommage a Powys 
George Steiner, Le Titan de Blaenau-Ffestiniog 

Jean Wahl, Un homme de la nature 
Marcel Brion, Un espace surhumain 
Dominique Aury, L'inexprimable bonheur 



13 
16 

20 

23 
26 

29 



souvenirs 



Louis Marlow, A Montacute 34 

A. Stefan, On avait I'impression qu'il allait vivre toujours 37 

Marie Canavaggia, Deux visites a John Cowper Powys 40 

Michel Gresset, Threne 43 



II 
SYMBOLES 



John Cowper Powys, L'Aconit 

poemes traduits par F.X. Jaujard 

Diane de Margerie, Blancheur 

John Cowper Powys, De I'Algue a la Vague. 

Petit alphabet de la Nature 

Diane de Margerie, L'ambiguite des pierres 

John Cowper Powys, Les Tours de Cybele 

traduit par F.X. Jaujard 



47 
90 

104 
126 

138 






'iilii!siili'j|iis*i;=^ ' 



Ill 

CONSTANTES 

John Cowper Powys, Culture et Nature 

traduit par Marie Tadie 1 46 

Michel Gresset, John Cowper Powys, 

Les rites et I'humour 158 

Robert Andre, Powys et la reverie 177 

F. X. Jaujard, S'enfuir au loin sans bouger d'un pas 182 

John Cowper Powys, Les Travaux et les Jours 

traduit par Dominique Aury 197 



IV 
FICTIONS 

Jean-Jacques Mayoux, L'extase et la sensualite 

John Cowper Powys et Wolf Solent 2 1 o 

John Cowper Powys, Lettre a Llewelyn Powys 223 

Gaston Bachelard, Le « miroir des voix » 226 

Gaston Bachelard, Lettre a Marie Canavaggia 227 

Marcel Brion, Un realiste mystique 228 

Dominique Aury, Les Cimmeriens 231 
Philippe Jaccottet, Attentif aux moindres mouvements 

du visible 234 

Patrick Reumaux, Le secret ouvert 238 

Jean Markale, Powys et le Celtisme 246 



V 



DITHYRAMBES 



FRANgois Xavier Jaujard, Le mime et le scribe 

John Cowper Powys, William Blake 

traduit par Alain Delahaye 

Shelley 

traduit par F. X. Jaujard 

Whitman 

traduit par F. X. Jaujard 

Thomas Hardy 

traduit par Marie Canavaggia 

James Joyce 

« Finnegans Wake » 
traduit par Didier Coupaye 
et Michel Gresset 



266 
272 
284 
291 
295 

303 



VI 
MISSIVES 



pRANgois Xavier Jaujard, Le vagabond du verbe 

John Cowper Powys, Lettres a Philippa Powys 

presentees par Francis Powys 
traduites par Diane de Margerie 

Lettres a Huw Menai 
traduites par Diane de Margerie 

Lettres a Louis Wilkinson 
traduites par Odile de Lalain 



320 

322 

329 
336 






VII 

SAGESSE 



Kenneth White, John Cowper Powys 
Une technique de vie 
traduit par Michelle Tran Van Khdi 346 

John Cowper Powys, Ma Philosophic a ce jour 

telle que me I'a inspiree 
le Pays de Gallcs 
traduit par Didier Coupaye 
avec la collaboration de Michel Cresset 
et Claude Levy 068 



VIII 
MAGIE 



J CHx Cowper Powys, Le Seigneur sans flechcs 

Taliessin 

note de Jean Markale 
Le Geant de Cerne 

G. Wilson Knight, La Deite Enigmatique 
John Cowper Powys, L'Ether parle 

John Copwer Powys, The Ridge / La Crete 

textes traduits par F. X. Jaujard 



407 

413 
411 

419 

424 
426 

433 



IX 
JALONS 



RiPERES BI0GRAPHIQ,UES (1843-1973) 

Bibliggraphie 

CEu-. res de John Cowper Powys 
Traductions frangaises 
Erodes anglaises sur John Cowper Powys 
E:udes frangaises sur John Cowper Powys 



454 



462 
466 
468 
470 



Ce cahier doit beaucoup a I'amitie de 

FRANCIS POWYS 

et au precieux concours de 

E. E. BISSELL 

a qui nous exprimons ici notre profonde reconnaissance 
pour I'aide qu'ils nous ont prodiguee depuis des annees. 



Ce cahier a ete compose par 

DIANE DE MARGERIE FRAN9OIS XAVIER JAUJARD 

MICHEL GRESSET 



I 



PROFIL 



Chaque etre humain doit en somme 
inventer son propre destin en partant 
du chaos. 

Autobiographie , 51. 



LE BARDE IMMORTEL 



Je n'avais guere plus de vingt ans lorsque j'ai voue a John 
Cowper Powys une admiration, une affection et une veneration 
qui ne se sont jamais dementies depuis lors, c'est-a-dire depuis 
pres de cinquante ans. Et lorsque, trente ans apres I'avoir entendu 
faire une conference, j'ai eu le rare bonheur de lui rendre visite 
a Corwen, au Pays de Galles, j'ai retrouve le meme etre merveil- 
leux que j'avais idolatre dans ma jeunesse, a cela pres qu'il m'a 
paru plus jeune, plus gai et en meilleure sante. Vivant de presque 
rien, ecrivant regulierement chaque jour, il semblait coupe du 
monde mais en fait il etait en contact avec un nombre incroyable 
d'amis, de complices et de « fideles ». 

Le secret de cette rayonnante sagesse, on le trouvera dans ses 
petits livres qui traitent de la vie et de I'art, de la philosophic de 
tons les jours et du culte de la nature sensuelle. Dans ces ouvrages, 
il nous prend par la main, pour ainsi dire, et nous guide a travers 
le labyrinthe culturel ou la plupart d'entre nous avancent a 
tatons et errent au hasard. Sous sa conduite nous redecouvrons 
les vertus et les bienfaits de la simplicite. 

Pendant trente ans ce fascinant porteur de flambeau a parcouru 
cet immense desert qu'est I'Amerique, s'adressant avec la meme 
ferveur a des auditoires de douze ou de mille personnes. II 
parlait — de I'art, de la vie, de I'amour, de la litterature — 
avec I'eloquence d'un prophete, se referant aussi bien aux figures 
classiques — Homere, Dante, Rabelais, Goethe — qu'aux grands 
inspires des temps modernes comme Blake, Nietzsche ou Dos- 
toiewsky. Pendant trente ans il sauta ainsi d'une ville a 1' autre, 
d'un village a un autre, et il trouva encore le temps d'ecrire 
quelques uns de ses plus grands livres : Wolf Solent, VAutobio- 
graphie et A Glastonbury Romance. 
J'ai lu la plupart des autobiographies celebres, et je peux dire 



.iillltlBSii 



■'■iiifii 



que je tiens la sienne pour la plus grande et la plus magnifique 
de toutes. En la lisant, on sent qu'il s'est nourri de tous les sues 
de la vie. D'un bout a I'autre on y sent respirer, ou plutot souffler 
I'esprit le plus rare et d'une puissance incomparable. Qiaant 
a Glastonbury Romance, je Fai dit cent fois et je le repete ici, 
c'est une oeuvre unique dans toute la litterature anglaise. J'ai 
yecu avec elle pres d'un an; je n'en lisais que quelques pages 
a la fois, savourant et resavourant chaque morceau, la moindre 
petite miette, pour retarder le moment ou j'arriverais a la der- 
niere page. Comment ce chef-d'ceuvre peut-il etre si neglige, 
presque ignore, yoila qui est un mystere pour moi. Ou plutot 
e'en serait un si je n'etais bien place pour savoir que les oeuvres 
qui comptent vraiment dans la litterature ne trouvent un public 
qu'avec cinquante ou cent ans de retard. 

S'll me fallait definir en peu de mots la magie de cet auteur, je 
dirais qu'il est « possede par le souffle des dieux », formule qui 
ne rend qu'imparfaitement le double aspect tenebreux et lumi- 
neux de son oeuvre. Un astrologue mettrait sans doute I'accent 
sur ses qualites neptuniennes et uraniennes. Car cet auteur n'a 
pas seulement le pouvoir de sonder les abimes interieurs, il pent 
encore aller au-dela des etoiles. L'acuite et I'etendue de sa vision 
ont quelque chose de presque terrifiant. 

Etant la vertu meme, il ne redoute pas d'explorer les regions 
obscures, rudimentaires, ou le bien et le mal ne sont pas separes. 
Le paien qu'il est n'eprouve aucun remords a se souiller les 
mains. Bien entendu il prefere I'Ancien Testament au Nouveau. 
II est du cote du puissant Jehovah plutot que de ce chetif Sau- 
veur que le monde chretien fait profession d'adorer. II est reso- 
lument pour les dieux, plutot que pour Dieu. Et comme les 
anciens, il confere a ses dieux des attributs monstrueux tout 
autant que sublimes. 

Ses dieux litteraires, tous des genies universels, sont d'une stature 
hors du commun, surabondamment doues, debordants de vie 
et dispensateurs de vie. Chaque annee il reht Homere, Dante, 
Goethe... et aussi Whitman si je ne m'abuse. Mais les paquerettes^ 
les insectes, les idiots de village, les propres a rien, les escargots 
etles crapauds, les leviathans et les behemoths, les non confor- 
mistes, les rebelles sont tout autant ses fideles compagnons. 
(Et si, dans son Autobiographie, il montre tant d'affection et de 
gratitude pour les Juifs et les Noirs, c'est qu'il salt de quoi il 
parle.)^ Bien que sa compassion embrasse les meprises et les 
desherites, ce sont les anormaux et les etres en marge, et plus 
specialement les refractaires, qui I'attirent. Mais si v'aste soit 
I'horizon qu'il embrasse, il ne se prend jamais pour le Bouddha. 
Sa philosophic est une philosophic vivante, quotidienne, Hbre 
de toutes les abstractions metaphysiques qui caracterisent la 



pensee de I'Occident comme de I'Orient. S'il fallait lui trouver 
des sources, ce serait de Lao Tseu et d'Heraclite qu'il decoulerait. 
II penetre les problemes de la vie avec une lucidite qui nous 
re\'ele I'obscurite primordiale dont nous sommes eternellement 
enveloppes; mais il ne cherche jamais a en donner une expli- 
cation. II se situe avant Abraham, avant que tout ce qui a re^u 
un nom ait ete nomme. C'est ce qui lui donne le pouvoir de 
parler de maniere si intime et si juste de la limace ou de toute 
autre creature du limon originel. II est. a I'aise partout, meme 
avec les cretins. Qu'il est rare chez les createurs, ce don de parti- 
cipation et d'identification ! 

A quoi bon la fraternite des hommes, semble-t-il dire, si elle 
n'inclut pas tout ce qui vit et respire ? EUes sont la dans ses livres, 
ces creatures que nous excluons de notre douteuse fraternite. 
II les fait parler et agir. II n'est jamais I'entomologiste, le bota- 
niste ou I'horticulteur : il est I'insecte, le brin d'herbe ou la 
fleur. Enfermez-le dans une cave, isolez-le du monde des hommes 
et des femmes, il saurait y trouver une vie aussi riche que sur 
n'importe quelle montagne. Une vie plus riche peut-etre, car 
il sait non seulement ramper, s'accrocher, glisser, sucer et piquer, 
il pent aussi disparaitre en fumee, trouver son chemin entre les 
etoiles, et vivre dans le mythe et la legende, dans I'ordure et la 
splendeur aussi bien que dans la farce et la fantaisie, dans la 
melancolie et I'extase. 

Oui, un type tout a fait remarquable. De ce monde-ci et du 
suivant. Et des mondes a naitre. Frere John est son surnom. 
Cela lui convient parfaitement. II ne peut ni prendre I'habit 
ni se defroquer. II n'appartient a aucune secte, aucune caste, 
aucune religion. Humain, infiniment trop humain. 
La nostalgie de I'antique sejour des bardes I'a ramene a la terre 
de ses aieux. II a longtemps, tres longtemps seme sa parole dans 
le desert americain. II I'a arrose fidelement. On peut encore 
trouver la-bas des fleurs qui temoignent de sa presence. Ici ou la 
une alouette des pres rappelle son passage et vous donne envie 
de chanter. Qk et la, dans les marais, une grenouille-boeuf, tel 
votre serviteur, s'efforce de coasser son pean a revocation de 
son nom magique. 

John Cowper Powys a ete ma premiere idole vivante. Et il I'est 
encore aujourd'hui. J'ai eu bien des idoles dans ma jeunesse. 
II y en eut que je n'ai jamais pu faire s'entendre. Certaines 
etaient mortes depuis des siecles; d'autres, comme Vivekananda, 
sont a peine refroidies. Frere John etait leur egal a toutes. II 
etait si solidement installe dans une niche de cet etrange pantheon 
que meme un tremblement de terre n'aurait pu Ten deloger. 
Lui seul etait capable de faire decrire un tour complet a sa tete. 
Lui seul entre tous possedait le langage universel. 



10 



Si un esprit tutelaire inspira et guida la pensee du Maitre, je 
♦ - me plais a imaginer que ce fut celui d' Arthur, le souverain 

occulte de tous les mondes que les reveurs ont reves, mais que 
nul encore n'avait vus, ni habites. Le Roi Arthur, lumiere du 
monde occidental. Je veux croire que Frere John est sorti de 
ce monde, et qu'il y retournera. Le monde heraldique qui ne 
disparait jamais parce qu'il est le seul reel, le seul vrai. 



HENRY MILLER 



traduit par Roger Giroux 



Ce texte est paru dans le numero de A Review of English Literature de Janvier 1963 
consacre a John Cowper Powys. 



II 



HOMMAGES 



JOHN COWPER POWYS 



Pourquoi le genie de John Cowper Powys n'a-t-il pas ete plus 
pleinement reconnu ? Avant de repondre a cette question, je dois 
rappeler le fait rebattu qu'il n'est pas le premier grand ecrivain 
a avoir ete exagerement sous-estime de son vivant. La critique 
dogmatique change de mode mais ne tire jamais les legons de sa 
negligence envers les genies du passe. 

Certes, en dehors meme de I'insuffisance de la critique qui a tente 
de la penetrer, I'oeuvre de Powys offre un ensemble de traits qui 
derangent ses contemporains — les derangent et les rebutent. Ce 
sont les valeurs transcendantales qui I'interessent profondement, 
mais I'espece de pantheisme cosmique qui anime ses creations — 
ce qu'il a souvent appele son « fetichisme » — heurte presque tous 
les mouvements litteraires de ce temps. Tout d'abord il est volon- 
tairement diffus dans ses affinites, et les contradictions ne le trou- 
blent guere. L'ecart entre le subjectif et Vobjectifne I'interesse pas 
vraiment. II aime que I'on mele la creduHte au scepticisme, et 
l"effroi a I'ironie. II parlera d'un phenomene transcendantal 
d"abord comme si c'etait une metaphore — « comme si » — pour 
remarquer ensuite « a quel point cela aurait pu etre vrai ». Son 
ethique a pour objet la sauvegarde de la personnaHte, mais il a 
exprime les plus grands doutes sur I'idee que I'individu survive 
apres la mort. 

Peu de romanciers anglais, en dehors de Graham Greene, ont 
donne une representation aussi reflechie du bien et du mal en 
opposition au salutaire et au nefaste; mais son roman Wolf Solent, 
qui en fait un examen tres detaille, les reduit toujours au role 
damages obsessionnelles. Wolf Solent envisage un duaUsme, un 
combat heroique entre le bien et le mal auquel il participe lui- 
meme, mais il ne le considere jamais comme plus qu'une fiction 
au sein de laqueile il pent se retirer avec arrogance (selon la propre 



13 



expression de Powys) pour se proteger du monde reel, le monde 
des humains, des animaux, de la vegetation et de l'inanirne,_fondus 
dans des correspondances infiniment complexes et indefinissables 
qui defient le temps et I'espace. Meme alors Wolf Solent ne laisse 
son heros entrer dans ce monde fictif et dualiste par aucune forme 
d' action, mais seulement en imagination, car le dualisme du bien 
et du mal implique la puissance, et la puissance est aux yeux de 
Powys ce qui detruit entierement Tharmonie qu'il recherche. 
C'est probablement pour cette raison qu'il estime absurde tout 
monotheisme, et qu'il est aussi hostile que D.H. Lawrence a cer- 
tains cotes « spirituels » du Christianisme, tels que la conception 
chretienne de I'amour qui parait fondee sur un pouvoir cache. 
Mais bien que ses heros menent un combat « lawrencien » pour 
preserver de I'invasion des autres leur force interieure et leurs 
mythologies personnelles (que ce soit dans I'amour sexuel, le hen 
avec la mere ou I'amitie virile), on ne trouve jamais chez eux cette 
affirmation de volonte dont Lawrence estimait qu'elle etait la 
signification de la « virilite » : le combat est purement defensif, 
soutenu avec obstination et adresse. Ce besoin d'immunite indi- 
viduelle, Powys I'accorde a tons les autres (a toutes les creatures 
animees'et inanimees) comme il le souhaite a son heros lui-meme; 
en dernier ressort, I'individu ne pent se reahser pleinement que 
lorsque, solitaire, il se sent pourtant etre une part de ce qui I'en- 
toure. Mais il n'existe pas ici de « Tout » vague : le pantheisme 
de Powys s'incarne toujours dans des exemples precis en des heux 
particuHers et a des moments singuHers. 

On voit aisement qu'il y a dans une telle perspective de quoi 
« embarrasser » I'humaniste de Bloomsbury, de quoi susciter du 
dedain chez I'anghcan ou le catholique dogmatiques, de quoi 
heurter le theosophe ou le bouddhiste, et qu'elle n'offre rien au 
marxiste ou au « realiste sociaUste », tandis que si Powys accorde 
aux objets autant d'importance que les nouveaux romanciers 
frangais, c'est pour des raisons diametralement opposees. Le 
monde moderne a une soif naive de croyance : ceux qui ne peuvent 
croire voudraient bien y parvenir, et ceux qui croient aiguisent 
leurs croyances comme des couteaux. Par ailleurs Powys estime 
la croyance naturelle mais n'est heureux que lorsqu'il y mele une 
bonne dose de scepticisme. Ses plus grands magiciens et voyants 
tiennent tons un peu du charlatan et Powys s'en rejouit comme 
devant une part de la diversite et du paradoxe de I'univers. 
II est toujours concihant, accueillant. Jamais il ne refuse ou ne 
cherche a dominer. C'est cela qui separe I'importance qu'il accorde 
au sexe dans ses romans, cet appetit respectueux mais vorace, de 
la place que lui donne Lawrence. L'attitude de Lawrence etait 
essentiellement contradictoire, qui envisageait le sexe comme un 
mystere, un sombre pouvoir, et a la fois comme une expression 



14 



franche, libre et belle du bonheur humain. C'est seulement ce 
dernier aspect que celebre Powys; mais nous pouvons etre surs 
qu'il refuse le premier non parce qu'il est contradictoire, mais 
parce qu'il suppose I'exercice d'une puissance. S'il celebre haute- 
ment F amour heterosexuel, Powys considere comme naturelle 
toute forme de sexualite pourvu qu'elle n'exerce aucune cruaute. 
La cruaute, particulierement envers les animaux, est Facte le plus 
destructeur et le plus blasphematoire de son univers. Sur ce point 
il me semble eloigne de Lawrence, qui eut deteste la conception 
qu'avait Powys de FAge d'Or comme d'un temps ou le faible, le 
sans defense, le laid, Fexclu, peuvent esperer trouver une expres- 
sion et une communion. 

Une vue generale de la vie, pour insolite qu'elle soit, ne suffit pas 
a faire un ecrivain de valeur. C'est uniquement parce que dans ses 
romans les vues de Powys eclairent le monde d'une fagon si frap- 
pante qu'elles meritent consideration. Son respect de Funivers des 
creatures, son habilete a penetrer les regnes animal et vegetal, font 
naitre, avec une constante variete, des scenes et des situations que 
nos preoccupations ordinaires d'aujourd'hui ont effacees de notre 
pensee. Ses grands romans, Les Sables de la Mer, Wolf Solent, Glas- 
tonbury, Owen Glendower et Porius, sont traverses par la revelation 
de Fame humaine et du monde de la nature, et surtout de la fusion 
de ces deux univers. Powys romancier est profondement influence 
par ses grands precurseurs : ses pouvoirs de conteur sont inegales 
de nos jours, puisqu'au contraire de la plupart d'entre nous il n'a 
pas oublie Walter Scott. II a herite de Balzac le pouvoir de defier 
le temps; de Dickens et de Dostoiewsky, une intuition particu- 
liere des deferlements dus a la rencontre de certains personnages 
dans certains lieux; de Hardy, le pouvoir de reveler soudain 
comme par eclairs la nature ephemere des hommes et des femmes 
dans des paysages immemoriaux. De tous ses grands devanciers, 
il tient le secret de divertir. On ne pent connaitre et analyser ces 
aspects de son talent, ainsi que les autres, que dans des etudes 
precises et detaillees de ses oeuvres ; et il est certain que Fon discu- 
lera aussi ses defauts, ses inegalites — sa rhetorique parfois vide, 
5 a langue parfois lourde et relachee — qui ne sont pas necessaire- 
ment les signes du genie, mais bien souvent Faccompagnent. 



ANGUS WILSON 
traduit par Frangois Xavier Jaujard 



Ce texte est paru dans le New Statesman du 26 octobre 1962. 



15 



HOMMAGE A POWYS 



De leur vivant, les prophetes sont rarement estimes a leur valeur, 
mais il reste neanmoins difficile de comprendre pourquoi les 
critiques litteraires de notre temps ont si etrangement neglige 
les oeuvres de John Cowper Powys. 

On pourrait croire qu'il avait tous les avantages au prealable : il 
etait I'aine d'une famille qui comprenait deux autres ecrivains 
de marque, Theodore et Llewelyn, et chacun d'eux gagriait 
d'etre associe aux autres. Lorsqu'un peu apres I'age mur il se 
consacra entierement a la Htterature, il avait deja acquis a 
travers tous les Etats-Unis la reputation d'un conferencier 
d'une puissance phenomenale, il avait eu nombre de livres 
pubhes en Amerique et quelques-uns en Grande-Bretagne. 
Apres la parution a intervalles rapproches de Wolf Solent, de 
A Glastonbury Romance, de V Autobiographie, des Sables de la Mer 
et de Camp retranche, les autres ecrivains, aussi bien en Angleterre 
qu'en Amerique, Font reconnu pour un createur de premiere 
grandeur. 

Pourtant il s'en faut que Powys soit aussi connu qu'il devrait 
I'etre. II a des partisans farouches mais en nombre restreint, 
et ils sont peut-etre plus ardents a I'etranger que dans son propre 
pays; quant aux critiques dont les compte-rendus retentissants 
peuvent tant faire pour reveler un ecrivain a son public virtuel, 
ils ont presque tous garde le silence. 

Son impact pent avoir souffert de ce que ses oeuvres des annees 30, 
qui etaient manifestement grandes, furent suivies par deux 
romans difficiles, mais tout aussi grands, voire plus grands aux 
yeux de certains, inspires par I'histoire galloise, Owen Glendower 
et Porius, qui exigent sans doute beaucoup trop d'une generation 
hative et sure d'elle. Depuis la fin des annees 30, Powys, dont 
la lignee remonte jusqu'a des ancetres gallois et a la famille 



16 



du poete Cowper, s'est etabli dans le Nord du Pays de Galles, 
et dans bien des ecrits il est un peu la voix litteraire du Pays 
de Galles. On pourrait croire que la reflexion sur I'histoire qui 
se mele a ses recits gallois aurait du au moins rassembler autour 
d'eux un essaim de chercheurs et de curieux; mais il n'en a rien 
ete. Non. La vraie difficulte reside ailleurs. 
Powys ecrit en se fondant sur une vaste connaissance des pouvoirs 
humains et des pouvoirs surnaturels, qui est un vrai defi a 

I esprit moderne. II s'aliene par la ces personnages mediocres 
et influents de la litterature contemporaine que sont le plus 
souvent les critiques professionnels. Jamais peut-etre la critique 
patentee n'a ete aussi dangereusement puissante qu'aujourd'hui 
en detournant les gouts de ceux qui pourraient constituer de 
\eritables lecteurs; et elle n'a vraiment pas fait grand'chose 
pour appuyer notre plus grand ecrivain. 

II est d'une facilite derisoire de donner des arguments en faveur 
de la grandeur de Powys. Le melange de resurrection archeo- 
logique, de puissance d'evocation historique et de penetration 
humaine dans Owen Glendower et Porius I'a impose de fagon 
certaine comme le meilleur romancier historique de la litterature 
anglaise, et il est probablement aussi notre plus grand ecrivain 
de la nature. A travers toutes ses oeuvres, des passages etendus 
percent le secret de la vie vegetale, nous mettent a I'unisson des 
pouvoirs caches du roc et de la pierre, nous font sentir d'une 
maniere qui rappelle Wordsworth la vie de Vinanime, de la terre 
er de la mer, dessinent les changements les plus subtils des 
nuages, de la brume et de la lumiere, et repondent aux radia- 
tions psychiques de la lune et du soleil. Tout y est decrit avec 
r exactitude d'un naturaliste rompu et a la fois une observation 
psychologique constamment fidele a la nature humaine. Et 
a\ec aussi la vision d'un prophete. Lire Powys, c'est explorer la 
creation. 

Les drames humains qu'il evoque se deroulent sur un fond de 
nature et de passe, ou Ton devine la presence des morts et d'un 
\ aste arriere-pays de legende et de mythologie. Au fur et a mesure 
que progresse son oeuvre, les elements mythologiques et magiques 
qui la traversent deviennent de plus en plus forts, depuis les 
recits gallois — on pent Hre Porius comme un traite sur les reh- 
gions^ comparees — jusqu'a Atlantis, La Tete de bronze, Homere 
:t P Ether, la serie de ses recits fantasmagoriques, et sa derniere 
ceuvre pubhee. Tout ou Rien. 

A travers son oeuvre entiere, Powys tient une promesse, celle du 
realisme et de la modernite. II ecrit toujours pour nous et aujour- 
d'hui; mais il se voit lui-meme et nous voit dans un contexte 
historique, cosmique, et parfois magique. 
Ses personnages ont pousse dans une terre : ils ont des racines, 



17 



ils out de la seve; et il les traite, comme il se traite lui-meme 
dans VAutobiographie, avec une loyaute qui force le respect. II 
connait la terrible perversite du sadisme qui est chevillee dans 
la sexualite de I'homme. Le mal peut etre effroyable, comme 
dans A Glastonbury Romance; et c'est parce qu'il connait la 
nature de cet instinct sadique et I'habilete avec laquelle il par- 
vient a se dissimuler a ses propres detenteurs, que Powys se 
recrie incessamment, et surtout dans son « Inferno », Morwyn, 
contre ce qu'il considere comme le crime fondamental de notre 
civilisation : la vivisection. 

Et pourtant, malgre ses explorations des maux humains, Powys 
ne cree pas d'etres integralement malfaisants. II est amical 
envers ses personnages, il ne les degrade jamais, il traite selon 
son caprice leurs points faibles et avec comprehension leurs 
instincts criminels. C'est aussi un humoriste subtil; on peut 
trouver chez lui une pointe secrete d'humour aux endroits les 
plus invraisemblables. Rabelais tient une haute place parmi ses 
heros en Utterature, et dans I'etude qu'il lui a consacree,^ on 
trouve justement une discussion de la nature et du sens de I'hu- 
mour hardi, obscene et liberateur, I'humour d'Aristophane, 
Chaucer, Rabelais et Falstaff. Powys est a la fois celui qui a su 
le mieux deceler les origines en partie sexuelles du mal et celui 
qui a le mieux utilise le grand humour. 

En dehors de ses longs romans — mais roman est-il vraiment le 
terme propre ? ~ il a poursuivi parallelement une serie d'ouvrages 
plus purement philosophiques. Que son Autobiographie compte 
parmi les quelques autobiographies les plus importantes de la 
langue anglaise, on I'admet generalement; mais c'est a coup 
sur la plus importante. Qiai d' autre a si franchement devoile 
les secrets de sa propre psychologic sexuelle ? Et combien d'epis- 
tohers peuvent se comparer, par I'humour, la vivacite et le 
courage quotidien en face des adversites, a 1' extraordinaire 
ensemble de lettres a Louis Wilkinson, pubhe en 1958? Powys 
est un correspondant assidu et genereux. On se demande com- 
ment il en a trouve le temps. Car s'il est d'autres exemples de 
creations d'une abondance prodigieuse dans ^ la htterature 
anglaise et quelques autres, il en est peu qui aient atteint les 
dimensions vertigineuses de son oeuvre a partir de Wolf Solent. ^ 
Pendant des annees, Powys a souffert gravement de sa sante. 
Mais le rencontrer, c'est recevoir la force d'un geant spirituel, 
debordant de bien-etre, de bienveillance et de puissance. Car 
on ne trouve pas chez lui la moindre trace d'amertume, d'hosti- 
Ute personnelle, de dogmatisme, de snobisme litteraire, social 
ou spirituel, d' allusion a une quelconque superiorite — et de 
combien de ses contemporains celebres pourrait-on en dire 
autant ? 



18 



p ™, 



Puisant dans un langage aussi vaste qu'aucun de ses grands 
devanciers dans la litterature anglaise, il ne se laisse aller a aucun 
artifice de style, mais il ofFre la modulation grandiose de sa 
phrase et de sa syntaxe, emaillee par la touche la plus familiere, 
qui, parce que la grandeur n'est jamais chez lui une grandeur 
fausse et « litteraire », ne parait jamais deplacee. Powys ecrit 
avec simplicite, bonte, humour, avec humilite, et avec courtoisie. 
Malgre une imagination qui est presque sans precedent, il 
semble considerer le moindre de ses lecteurs comme son egal. 
Le comble de son art est peut-etre que malgre la profondeur de 
ses vues, il ne pretend jamais posseder toutes les reponses. II ne 
nous laisse jamais oublier qu'il existe des souffrances si affreuses 
qu'aucun systeme theologique, ni les techniques personnelles 
qu'il expose dans ses essais, ne peuvent nous les faire entierement 
accepter. 

Apres avoir lu un de ses chefs-d'oeuvre, nous sommes incom- 
mensurablement enrichis; nous observons en nous-memes un 
accomphssement createur, car bien Hre Powys, et cela veut dire 
lentement — car le hre vite est ne pas le hre du tout — c'est 
etendre a I'infini nos propres pouvoirs createurs. Mais Powys 
ne nous mene pas au contentement de soi-meme : le mystere 
de notre existence demeure un mystere; et il ne nous incite 
jamais a reclamer plus que n'y autorise le destin des mortels. 



G. WILSON KNIGHT 
traduit par Franfois Xavier Jaujard 



Ce texte est paru dans le Yorkshire Post le 6 octobre 1962 a I'occasion du quatre-vingt 
dl-deme anniversaire de John Cowper Powys. II a et^ repris dans le livre de G. Wilsor 
Knight, Neglected Powers (Londres, Routledge & Kegan Paul, 1971). 



19 



LE TITAN DE BLAENAU-FFESTINIOG 



John Cowper Powys etait un maitre de la langue anglaise, peut- 
etre le plus grand de notre temps. En presence de Wolf Solent 
ou de Glastonbury Romance, des Sables de la Mer ou de Porius, 
I'oeuvre de tons palit, sauf celle de Hardy, de D. H. Lawrence 
et de Joyce. La litterature anglaise pent opposer, pour le flam- 
boiement de la verite, V Autobiographie de Powys a Nietzsche et 
a Montaigne. A cote d^Owen Glendower, qui a une ampleur 
shakespearienne dans I'art de recapturer la vie, presque tous les 
romans historiques ont Fair d'un jeu. Notre temps a ete celui de 
I'inhumain, du moins qu'humain. Mais Powys I'a honore. 
Ges affirmations devraient etre des lieux communs. Mais a une 
epoque ou la critique et la glose universitaires fouillent de fond 
en comble la litterature contemporaine, ou les editions de poche 
ressuscitent de la tombe ce qui avait le plus de valeur, I'oeuvre 
de John Cowper Powys demeure en grande partie inconnue, 
comme Fun des rois mythiques ou des magiciens oublies de ses 
recits gallois. 

Pourquoi? Le grand genie embarrasse. Le marche litteraire 
est equipe pour faire commerce du talent; il vit facilement de 
ce qui est journalistique et professionnel. Nous nous targuons 
de croire que nous sommes aujourd'hui a I'abri des desastres 
de I'inadvertance — que si un Blake ou un Van Gogh etaient 
parmi nous, nous le saurions et agirions en consequence. Le peu 
d'attention prete a Powys est la preuve du contraire. 

Powys etait different — et difficile. D'abord, par son envergure : 
ses romans sont aussi longs que ceux de Rabelais ou de Tolstoi. 
Ce sont des fresques d'une force et d'une vision immenses qui 



20 



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exigent une intimite avec les racines de notre etre. On ne peut 
se contenter de les feuilleter. Le style de Powys est etrangement 
sensuel — dans une page de lui, nous entendons la feuille pousser, 
le renard se faufiler doucement dans le chaume d'hiver, et nous 
\'oyons scintiller les etoiles — mais il utilise un vocabulaire aussi 
riche et singulier que celui de Shakespeare. Et de plus, presque 
tout ce qui est materiel, allegre et robuste dans ses romans est 
encercle par la ligne d'ombre de I'occulte. Pour bien comprendre 
A Glastonbury Romance, Porius et Atlantis, nous devons nous 
abandonner avec une imagination absolument sincere a la 
possibilite que le monde materiel est entoure par des eclairs 
d'une force extrasensorielle, et que I'obscurite de la terre comme 
la fureur de la mer sont animees d'un pouvoir spirituel. II y a 
dans Porius un episode fabuleux ou Merlin (qui n'a pas encore 
revele qui il etait) passe a gue une riviere. Depuis le plus infime 
calice de mousse sur un rocher submerge jusqu'aux vents rebelles, 
reus les objets, toutes les manifestations de la realite, s'electrisent 
d'une vie cachee. Si nous devions nier cette proximite d'une 
autre presence, nous ne pourrions lire ni CEdipe a Colone ni 
Macbeth. Powys ne demande rien de plus. 

Comment aborder I'univers de Powys? Par Wolf Solent. Bien 
qu'on y trouve des implications magiques, le recit est d'une 
franchise superbe. Et I'etude de la passion que Wolf eprouve 
simultanement pour deux femmes met a nu certains secrets de 
la \erite sexuelle avec une intelligence et une pi tie sans egales 
meme chez D. H. Lawrence. — Ensuite, par A Glastonbury 
Romance, ce Moby Dick de la terre. On y trouve une abondance 
presque divine de vie pleinement vecue : une vision aigue du 
conflit entre les valeurs industrielles et rurales, un apergu du 
chaudron de sorciere qu'est I'esprit d'un enfant (chose rare dans 
notre litterature) , et une exploration du mystere du sadisme 
humain. Cette derniere est si courageuse et d'un detail si hardi 
qu'elle fait sonner faux le vacarme qui a entoure Lady Chatterley 
ou William Burroughs. — Puis par V Autobiographie et par Les 
Sables de la Mer, ce livre de I'ocean en furie, traverse par la montee 
et Todeur de la mer autant que Wolf Solent est terrien. 
Mais comme chez tout grand ecrivain, chacun des nombreux 
livres de Powys est lie au coeur de son message. Ses essais philo- 
sophiques et litteraires — Le sens de la culture, Les plaisirs de la 
i'.ttirature, Visions and Revisions, son Rabelais — forment un ensemble 
d'un charme profond et d'une grande puissance. lis nous remet- 
tent aussi en memoire une verite souvent oubliee a travers le 
ion aigre et le jargon d'une grande part de la critique actuelle : 
cue la meilleure critique ne commence pas par le jugement, 
mais par I'amour. 



21 



La somme des merveilles vues, de la vie recueillie, moissonnee, 
illumine son visage : ses traits et ses mains evoquent d'etonnantes 
rencontres. On songe aux Lapis Lazuli de Yeats : 

Les doigts souverains commencent a jouer. 
Les yeux parmi toutes les rides, les yeux, 
Les yeux tres vieux scintillent de gaiete. 



GEORGE STEINER 
traduit par Frangois Xavier Jaujard 



Ce texte est paru dans le Sunday Times du 23 juin 1963. 



22 



UN HOMME DE LA NATURE 



Les romans de Powys nous apparaissent souvent comme le roman 
de la terre, du monde noir de la terre, mais avec d'etranges 
eclats blancs. 

Les Sables de la Aler, traduit excellemment par Marie Cana- 
\ aggia, qui s'est devouee a cette ceuvre, c'est au contraire 
Tantique ocean tel qu'Homere — et Melville — put I'apercevoir. 
Bien plus, chacune des ames a son ocean dont la phrase de 
I'auteur, comme une vague, suit le flux et le reflux. Roman, 
on I'a dit, abrupt, profond, sauvage, oii le visible et I'invisible 
se melent. Le personnel se perd finalement dans un element 
impersonnel, I'anime dans I'inanime; peu a peu tout devient 
symbole, chiffre de ce qui est au-dela du langage. Des extases 
naissent dans les sentes, dans les ornieres, comme chez Rimbaud. 
Des chants d'enfants eclatent au milieu du drame, et nous nous 
sentons pres de Shakespeare. 

En meme temps (mais le temps ici a peu d'importance) il publiait 
Y Apologie des Sens [In Defence of Sensuality), qu'on pent mettre 
tout a cote de V Apocalypse de D. H. Lawrence, et Les plaisirs de 
la Litter ature. Nul roman n'est plus plein que ces oeuvres de ses 
secrets et de I'influence de ces grands revelateurs venus a I'huma- 
nite d'un arriere-fond sombre ou d'un arriere-plan lumineux, 
qui parfois est les deux a la fois. 

Pour le heros tel que le congoit Powys, pour le personnage qu'il 
est lui-meme, aimer la vie est comme un devoir ou plus exacte- 
ment un appel; et aimer la vie c'est combattre avec elle et lui 
arracher ce bonheur delicieux auquel nous avons droit. L'homme 
entre le sous-humain et le surhumain se met a regarder vers 
Teternel ichtyosaure, gisant puis se dressant au fond de I'univers, 
pour affronter le dieu qui le depasse. Plutot que vers Nietzsche, 
c'est vers Heraclite qu'il faut nous tourner, dans un sentiment 
non pas humain mais sous-humain et surhumain, dans une 
rencontre entre la vie et la mort, entre le jour et la nuit. Et c'est 



23 



seulement a partir des profondeurs d'une solitude absolue que 
rhomme peut se depouiller de tous les ideaux de la race, de 
toutes les idoles de 1' ambition humaine, et s'unir aux etoiles, 
aux plantes, au soleil, se sentir en le regardant comme une 
force magnetique en face d'une autre force magnetique. II y a, 
nous dit-il, une danse du moi-ichtyosaure dans toutes les choses, 
danse sexuelle, danse a manger, danse a boire, une danse de 
sommeil, une danse de promenade; telle est la grande danse 
solennelle de la vie, maladroite, gauche et tres serieuse. Nous 
avons a eveiller en nous ce qu'il appelle le grand oeil de la con- 
templation, parfois ceil morne, parfois oeil ou pourraient se lire 
toutes les joies, parfois et meme souvent regard d'un defi createur. 
A ce point nous pouvons parvenir plus encore par la passivit4 
que par I'activite. Rappelons-nous que VApologie des Sens est 
dediee a la memoire de Jean-Jacques Rousseau, et que parfois 
Novalis a dit des choses assez semblables. L'homme est comme 
une grande plante au milieu de I'eau. II n'a pas su jusqu'ici 
comment utiHser les moments oii le sommeil s'approche, la 
reverie (dont a si bien parle Bachelard), la fatigue meme; il n'a 
pas assez su comment utiliser certains groupements de sentiers, 
de murs et d'arbres, certains vols d'oiseaux sauvages, certaines 
bouffees de pluie et de vent, certaines senteurs de midi; I'ame, 
dit-il encore, se nourrit de reves comme un grand boeuf immortel 
se nourrit de la douceur de I'herbe, s'enrichit de sensations 
comme une grande hyacinthe pourpre de rosee, de pluie et de 
rayons de soleil diffus. 

II y a comme une nostalgic de ce qui est au-dessous de l'homme, 
que ce soit I'animal, le vegetal ou le mineral. 
Mais cet homme de la nature ne se sent pas un isole; il est pos- 
sesseur d'une grande culture; et c'est a la culture qu'il dedie 
son livre sur les plaisirs de la litterature. Les grands ecrivains 
dont il est le plus proche, pour commencer par les plus modernes, 
ce sont Proust, Lav^rence, Joyce. Mais nous pouvons remonter 
d'eux en passant par Melville, Poe et Whitman, puis par Dos- 
to'iewsky, puis par Wordsworth, jusqu'a Shakespeare, jusqu'a 
I'Evangile, aux grands tragiques grecs, a Homere. Les moments 
du souvenir profond chez Proust, les experiences sublimes chez 
Dostoiewsky, ont leur equivalent dans la recherche et dans les 
conquetes de Powys. 

En cet instant je me rappelle le jour ou j'allais a sa rencontre 
dans ce pays de Blaenau-Ffestiniog, domine par une coUine 
de charbon noir que je vis avec une sorte de terreur; mais la 
cascade etait la, dans I'encadrement de la fenetre, avec les 
fleurs. II ne quittait pas son Ht, s'exaltant a la vision des person- 
nages de son futur roman, des heros immenses dont tous les 
membres etaient immenses, ultime mythologie a laquelle il 



24 



etait parvenu. Et aujourd'hui meme j'apprends qu'au moment 
de sa mort il chanta quelques vers latins qu'il avait appris dans 
son ecole et qu'il aimait particulierement. Phyllis Playter, son 
amie, etait a cote de lui. Des fleurs sauvages furent apportees 
a John Cowper par sa soeur. « Wonderful » murmura-t-il. Ses 
cendres furent dispersees aupres des vagues sur les rochers 
humides. 



JEAN W^AHL 



Ce texte est paru dans Le Monde du 12 juillet 1963. 



25 



UN ESPACE SURHUMAIN 



Quoique John Cowper Powys fasse mainte fois allusion a ses 
tendances sadiques et a sa nympholepsie dans son Autobiographie, ce 
livre est beaucoup plus pudique et discret que ne le laisseraient 
croire ces apparentes vantardises : les Powys appartiennent a 
une tres vieille famille galloise dans laquelle le talent litteraire 
est tres repandu et ou I'inaagination joue un grand role. Les 
Powys sont des Celtes et, comme tels, dotes d'une rare faculte 
de communication avec Finvisible et d'un certain esprit de 
provocation que I'ecrivain exerce volontiers a I'egard de ses 
lecteurs de meme que I'homme dans ses relations avec ses sem- 
blables. Quoique le Celte place le reve de plain-pied avec les 
experiences vecues et attribue a I'un et aux autres la meme valeur 
de realite, V Autobiographie de Powys n'est pas le recit d'une vie 
revee; a peine le surnaturel affleure-t-il 9a et la et se trahit-il 
quand I'auteur avoue avoir arrache la racine d'un arbre con- 
sacre a un tres vieil autel paien de la deesse Freya; les romans 
de John Cowper Powys nous avaient habitues a considerer 
I'ecrivain comme un paien egare a notre epoque et y vivant 
sans trop de gene, pourvu qu'il ne fut pas trop tourmente par 
sa conscience ni malmene par la societe qu'un modus vivendi 
etrange inquiete toujours et scandalise parfois. 
Si Ton voulait comparer cette Autobiographie a quelques prece- 
dents illustres, on la trouverait a mi-chemin entre les Confessions 
de Rousseau et le Goethe de Poesie et Verite. II est evident que 
le romancier gallois jette un regard sur son passe pour rememorer 
avec un plaisir nuance d'ironie et, partant, d'amertume les 
longues annees qu'il laisse derriere lui, et, comme au moment 
ou il redige ce livre il est installe aux Etats-Unis, la distance 
dans I'espace et la distance dans le temps sont d'egale grandeur. 
Lucide a I'egard de ces moi periodiquement revetus et rejetes 



26 






comme les vieilles peaux du serpent qui mue, le biographe ne 
refuse pas une tendresse fort legitime a tous ces etres qu'il fut. 
II n'adopte pas, pour les juger, I'objectivite morose, et toujours 
un peu suspecte par la, de I'homme qui veut tout dire et ne dire que 
la verite. 

« Je demeure toujours pareil a moi-meme au sein de mes innom- 
brables metamorphoses », disait Goethe. Du Powys de Fenfance 
a celui de la maturite, du presbytere paternel aux salles de 
conferences americaines ou il se prodigue, c'est en effet toujours 
le meme homme, et quel homme ! Non pas litteralement asocial, 
mais hors des mesures de toute societe, et non pas tant amoral 
— ou immoral — que bouleverse par des instincts puissants 
et confus qui le troublent et le ravissent en meme temps. 
Ne nous y trompons pas : loin d' avoir honte de ses singularites 
physiques et morales, et tout en confessant qu'elles le genent 
dans son comportement a I'egard des autres, il n'est pas loin 
d'y voir le signe d'une evidente election. L'originalite intran- 
sigeante du Gallois, la susceptibilite aigue de son individualite 
que le Celte preserve, accentue et souligne dans toutes les circons- 
tances, donnent a cette Autobiographie une couleur extraordinaire. 
Powys apporte a se raconter et a decrire les etres qu'il rencontre 
sur sa route le meme genie d'invention et de representation que 
le romancier des Sables de la Mer depensait en faveur de ses 
personnages. Et c'est par la que ces confessions sont reellement 
uniques, debordant les limites que Goethe et Rousseau impo- 
saient a leurs imaginations. 

Le Cowper Powys qui se dessine a chaque page de ce livre fait 
eclater tous les cadres. On doit voir en lui une force de la nature, 
en ce sens, aussi, qu'il est toujours en total et parfait accord avec 
les elements. Le monde elementaire semble lui etre plus naturel, 
meme, que celui des hommes; il ecoute le chant aerien des 
oiseaux et les voix profondes de la terre, et il comprend leurs 
langages. II ne cueille pas des plantes pour les mettre dans un 
herbie'r : il les serre contre sa poitrine, il les regoit dans son coeur, 
il en nourrit ses reves, ses imaginations, et toute cette myste- 
rleuse vie des profondeurs qui, aux heures solaires, aux instants 
d'{piphanie, comme disait Joyce, remonte a la surface du visible, 
eblouissante, aveuglante, effagant ou transfigurant tout ce qui 
n'est pas sa propre lumiere. 

Je ne trahis pas John Cowper Powys en disant que son Auto- 
:i:graphie est un de ses plus beaux romans; je ne crois pas non 
plus que ce soit un paradoxe; le memorialiste qui est aussi un 
romancier se traite lui-meme, qu'il le veuille ou non, comme un 
p-ersonnage de roman; de meme qu'il ne pent empecher ses 
p-ersonnages d'etre, en quelque maniere et si peu que ce soit, 
Lii-meme. La fascination que ce livre exerce sur le lecteur vient 



27 



de la demesure meme que gardent ces confessions, de I'elan qui 
les pousse et les souleve comme les vagues de la haute mer. Son 
caractere unique tient d'abord, bien sur, au caractere unique 
du personnage central, Powys, et a ce fait que tons ses inter- 
locuteurs et jusqu'aux figurants silencieux de ses rencontres 
ont, eux aussi, des dimensions hors de toute mesure, hors de 
toute ressemblance ; quant a la maniere dont il est ecrit, comme 
un poeme qui s'efforcerait, modestement, de devenir prose, 
comme un chant qui tenterait — sans succes, heureusement — 
d'etouffer son lyrisme, cela aussi est sans equivalent dans la 
litterature d'aujourd'hui — et Ton pent dire aussi, sans se trom- 
per : d'hier. Par son aptitude a se metamorphoser et a rempli^-, 
sans quitter la forme humaine, un espace surhumain, John 
Cowper Powys ressemble a un de ces demi-dieux celtiques aux 
proportions colossales et qui changent de formes aussi vite que 
le faisait le vieux Protee des Grecs, berger des troupeaux marins. 



MARCEL BRION 

de I'Academie Frangaise 



Ce texte est paru dans Le Monde du 3 juillet 1965. 



28 



L'INEXPRIMABLE BONHEUR 



Qui fut Powys ? Un Gallois, grand, maigre, degingande, de noirs 
cheveux boucles, de profonds yeux clairs sous des sourcils noirs, 
-e \isage osseux et long avec un grand nez presque crochu, comme 
: n en voit a nos Bretons du pays de Leon — ce qu'on appelle en 
-\ngleterre un nez « romain ». Son nom aussi est romain, s'il faut 
'."en croire, car les Powys, qui furent rois au Pays de Galles, dit la 
legende, sont les descendants du centurion Porius, et d'une Goidel. 
On apprend cela dans un fabuleux roman de John Cowper Powys 
Gui se passe au temps du roi Arthur, et n'oubhe ni MerUn ni la 
:ee Mviane.) Plus proches dans le temps, J. C. P. compte parmi ses 
i^cendants maternels deux poetes : John Donne et William Cow- 
per. Le premier est I'un des plus grands poetes anglais, le second, 
p-:ete aussi, et non neghgeable, est mort fou; tous deux furent 
p-oetes « metaphysiciens », tous deux furent ravages par la hantise 
de la mort. Une chose est de se vouloir spirituellement I'heritier 
ce Merlin, une autre d' avoir en soi, bon gre mal gre, un peu du 
i^ing. un peu de Fame d'hommes a qui fut donne un tel majes- 
Tijeux pouvoir sur les mots — et qui selon toute apparence Font 
pi\e si cher. Lui aussi I'a paye cher. Car enfin, on ne voit pas 
p-ourquoi il eut tant de difficulte a se faire entendre. Dans le monde 
de- lettres, toutes les portes etaient ouvertes en principe a des 
eniants de la moyenne bourgeoisie, fils de pasteur comme lui. 
Deux de ses freres, Theodore et Llewelyn, sont parvenus tres vite 
a ia notoriete. Lui, a vecu bizarrement en donnant des confe- 
rences sur la Htterature, en Angleterre d'abord, puis en Ame- 
nque. Vingt-cinq ans d'Amerique, ou il tournait en rond d' Etat 
cr. Etat; modeste commis-voyageur des lettres : autant atteler un 
cr.e\ al de course a une noria! C'est au bout de ces vingt-cinq 
a^inees, quand il eut soixante ans, a la veille de rentrer en Angle- 
terre. qu'il ecrivit son Autobiographie. Les grands romans etaient 
derriere lui. Vinrent les romans historiques, et le restant des essais. 
Puis cette retraite dans les froides Galles du Nord, oil partout 
a-ireure I'ardoise noire, oil les nuages trainent sur les montagnes 
r: ndes, oil la mer proche qui bat le granit des cotes est verte, grise, 
blanche, glacee. II y composa, quelques annees avant de mourir, 
ur.c fantastique histoire de geants meles aux bergers et aux fiUes 
de ferme, oil les sources parlent, oil les brouillards prononcent des 
les, qu'il intitula, pour comble. Tout ou Rien (All or Nothing) . 



oracl 



29 



On ne peut que s'y egarer avec lui dans son dernier delire, mais 
on en retire Timpression d'une allegresse mysterieuse, d'une 
absolue liberie dans I'absurde, comme si I'age avait acheve de 
delivrer de toutes les contraintes logiques un des esprits les plus 
libres de notre temps. Libre, et cependant enchaine. Pendant de 
tres longues annees de sa longue vie, une chose I'a torture, qui 
n'etait pas la maladie (bien qu'il ait plus de trente annees durant 
souffert d'atroces ulceres a restomac), qui n'etait pas la medio- 
crite de son existence, et non plus la tristesse de n'etre pas reconnu 
a sa valeur : mais une extravagante obsession qu'il repoussait en 
vain de tout son pouvoir, une obsession sadique qui lui offrait 
sans relache, le comblant de joie et d'horreur, des images de viols, 
de supplices, de massacres. Le mal finit pour lui par s'y incarner, 
je veux dire dans cette seule imagination, dont il expliquait naive- 
ment qu'en elle-meme elle est meurtriere, et que ceux qui s'y 
abandonnent, fut-ce malgre eux, sont autant de criminels. Dans 
chacun de ses grands romans figure un de cCs criminels, coUec- 
tionneurs de livres interdits, erudits malefiques, reveurs honteux 
et martyrises par leurs reves. lis subsistent comme les temoins d'un 
esclavage revolu; un jour en effet, par effort ou par grace, John 
Cowper Powys s'est reveille hbere de ses fantasmes. Plus de rai- 
son de se maudire, et seule demeurait la joie, cette joie feroce et 
prodigieuse, qui rugit et ronfle a travers toute son oeuvre, comme 
les flammes d'un immense, d'un inextinguible incendie. 
Cette joie, voila I'alpha et I'omega de sa prophetic. Poete, philo- 
sophe, ou romancier, il est I'homme d'une seule annonce, le pro- 
phete d'une seule idee. C'est que Ton peut etre heureux. Et sans 
doute il n'est pas le premier, et sans doute il ne balaie pas d'un 
geste le probleme du mal. II se demande plus modestement com- 
ment le supporter, et s'y resoud par la notion d'un egoisme fatal 
et necessaire : chacun devant defendre sa vie et son ame, si bien 
que la pitie s'arrete pour ainsi dire a la legitime defense. Une fois 
consenti ce mal, et mise a part la souffrance physique personnelle, 
ou celle des etres qu'on aime, eclate pour chacun, s'il le veut bien, 
plus ou moins frequent, plus ou moins vif, plus ou moins sensible, 
I'inexpHcable, I'inexprimable bonheur qu'il y a a etre au monde. 
N'importe qui, n'importe quand, peut etre heureux, par la seule 
contemplation du del, de I'eau, des arbres, de la terre, et meme 
d'une touflfe de plantain, et d'un caillou, et meme des lumieres 
et des fumees dans les grandes villes. II ne le demontre pas, bien 
entendu, et d'ailleurs ne demontre rien. Jamais philosophe ne fut 
moins dogmatique. Faut-il meme appeler philosophe un homme 
qui ne propose aucune expUcation ou justification de I'univers, 
un homme dont I'enseignement repose moins sur le raisonnement 
que sur I'expose des fins et des moyens, c'est-a-dire au bout du 
compte sur I'exemple? Comment atteindre au bonheur? Etant 



30 



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donne ce qu'il entend par le bonheur, la fin est toute simple. Mais 
les moyens? C'est la ou John Cowper Powys melange avec une 
magnifique assurance le trivial et le sublime. Pour lui les moyens 
sont de deux ordres, ce qui lui fit ecrire deux sortes d'essais. Du 
premier ordre relevent les essais qui concernent I'art de vivre, 
VApologie des Sens et UArt de vieillir, par exemple. II sait 
tres bien qu'il n'est peut-etre pas si facile de s'asseoir a sa fenetre 
pour contempler le bleu du ciel, alors il propose des recettes, des 
trues, de petites ruses comme on en voit dans les journaux femi- 
nins, et qui sont a la portee de tout le monde; en meme temps, 
dans la meme page et presque dans la meme phrase, un souffle 
venu du plus lointain s'empare de lui, et le bref precepte qui 
n'avait Fair de rien prend une resonance presque mystique — 
c'est qu'il a senti, en arret devant le rouge reflet du soleil couchant 
sur une flaque d'eau au coin d'une haie, tous ceux d'avant lui, 
siecle apres siecle, qui se sont arretes comme lui, saisis par le 
rouge reflet dans I'eau noire, au coin d'une haie semblable, saisis 
par le meme soleil melancolique, immobilises par la meme paix 
qui eflface les jours. Et si I'on communique ainsi a la muette, a 
I'aveugle, avec ceux qui ont passe avant nous dans nos champs 
et dans nos chemins, que dire lorsque nous est rendu, avec leurs 
paroles, ou leurs traits, ou les vestiges de leurs maisons, ou I'image 
de leurs reves, quelque chose de leur ame, qui est la notre aussi 
bien ? Voila a quoi s'attachent les essais de la seconde sorte, comme 
Le sens de la culture, Les plaisirs de la litterature, et d'une fagon 
generale, toutes les etudes que John Cowper Powys consacre a ce 
qui est pour lui la religion universelle : la litterature. Entre I'emer- 
\ eillement par les sens et I'enivrement par 1' esprit, le bonheur est 
cache, il n'attend qu'un signe pour jaillir, bonheur qui est reve- 
lation de I'unite, flamme volante et brusque, apaisant eclair. 
Si tout cela, qui peut paraitre banal et meme naif, et meme sim- 
pliste, s'empare si violemment du lecteur, au point qu'il supporte 
sans ennui les truismes et les redites, c'est qu'intervient, par lon- 
gues et lentes vagues, par coups de vent, par bourrasques et victo- 
rieuses tempetes, le genie propre a John Cowper Powys. Mais qui 
\eut rencontrer ce genie a son plein du premier coup, il lui faut le 
chercher dans un des grands romans, Wolf Solent, ou Les Sables 
a-: la Mer ou bien Glastonbury. Apprivoise et dans une certaine 
mesure domestique dans les essais, il se montre dans les romans 
sans reserve pour ce qu'il est : don lyrique furieux et sauvage, 
presque fou, au service d'une sensibilite miraculeuse et d'une 
imagination assez puissante pour creer des saints et des monstres, 
des amoureuses et des fees. On se tromperait completement si Ton 
prejugeait par la serenite, par le detachement joyeux et grave, et 
quasi taoiste, ou veut mener ce qu'on peut appeler la morale de 
John Cowper Powys, si Ton prejugeait d'apres ses preceptes du 



31 



caractere de ses personnages. Filles ou gargons quel' amour ravage, 
hommes murs abandonnes a leurs vices, heros naifs prets a s'offrir 
en holocauste, tous, faibles ou violents, sont emportes, souleves 
comme des brins de paille dans la tornade de leur destinee. Et 
c'est au centre du tourbillon, sans avoir rien fait pour atteindre a 
rillumination ou a la delivrance, que quelque chose ou quelqu'un 
leur accorde une fulgurante remission, toujours differente, et 
toujours la meme : cette joie panique qui est parfois donnee a 
I'homme quand il se sent de la m6me race que les pierres, I'herbe, 
ou les etoiles. Ainsi, par exemple le heros de Glastonbury, fuyant 
dans une nuit froide d'automne ses amours coupables, et qui a 
trouve refuge contre le tronc d'un saule, dans les roseaux pres de 
la riviere. La lune glacee court dans un del de nuages, et lui, 
brulant et perdu, eprouve pen a peu qu'il fait corps avec la terre, 
et qu'il bondit avec elle dans une derive sans fin. On ne se lasse 
pas de ces pages-la. EUes reviennent constamment a la memoire : 
la lune blanche, I'eau noire, le clapotis du courant contre une 
vieille barque echouee, le chuchotis des roseaux sous le vent... Ou 
bien cette mansarde (dans le meme ouvrage) ou dorment les 
amants, 1' atmosphere immobile et moite, un rai de soleil sur le 
carrelage rouge, les vetements en desordre, et la petite pantoufle 
retournee... Ou bien — mais il faudrait tout dire, comme il faut 
tout lire, et pour tout hre franchir courageusement les espaces ou 
I'on avance dans une pesante confusion, ou Ton pietine, oii Ton 
croit se perdre. Mais on ne se perd jamais. Les longues phrases 
se succedent comme les laisses d'une antique poesie, faite pour 
un peuple fruste et lent, qui prend son temps et ne refuse pas sa 
peine, a condition de retrouver dans ce qu'on lui raconte son 
pays, sa race, son ocean vert et son pale soleil. Encore n'est-ce la 
expHquer ni I'art de John Cowper Powys ni la raison de son pou- 
voir. Lui-meme n'essaie pas. Au mieux, parlant d'un autre, qui 
se trouve etre Wordsworth, il est clair que sans y penser^il parle 
de lui : Tout comme les grands vents de la nuit et du jour font naitre, lors- 
qu'ils courbent les branches des sapins enracines dans les rockers ecossais, 
une plus majestueuse musique que lorsqu'ils murmur ent dans le feuillage 
despeupliers et des saules, de meme, lorsque l' Esprit s'empare decet homme 
et que sa lourde nature commence a vibrer, la beaute de I' inspiration depasse 
tout artifice et meme tout art; et ce sont les vents et les vagues et les ruisseaux 
qui repondent a ce qui en nous-memes leur ressemble. 



DOMINIQUE AURY 



Ce texte est paru dans la Nouvelle Revue Frangaise de septembre 1963 sous le titre John 
Cowper Powys. 



32 






SOUVENIRS 



A MONTACUTE 



Apres ma premiere visite a Montacute, ou le chef de la famille 
Powys etait pasteur, je pus mieux deceler I'importance de Fhere- 
dite chez John, Theodore et Llewelyn. Particulierement determi- 
nante etait I'influence du pere, le Reverend Charles Francis Powys, 
sur les enfants qu'il avait engendres. En verite « c'etait Lui qui les 
avait crees, et non pas eux-memes », lui qui avait ourdi, grace a 
sa puissance inconsciente de dieu prehistorique obscur, cette soli- 
darite des Powys dans laquelle se fondait I'identite de chacun de 
ses enfants, et qui avait meme forme cette identite de chacun 
d'entre eux, si definie, si nettement reconnaissable a toutes ses 
particularites. Je fus a la fois fascine, deconcerte et trouble par mes 
premieres experiences d'invite au presbytere de Montacute, seul 
etranger admis a la grande Table des Powys presidee par le Pere. 
Cette Table etait un phenomene impressionnant. Assis la, je me 
sentais singulierement seul, un intrus qui n' avait pas I'ombre d'une 
chance. J'avais I'impression d'appartenir a une race completement 
differente : si seulement j'avais pu metamorphoser la couleur de 
ma peau ou de mes cheveux en une teinte plus powysienne, je me 
serais senti plus a mon aise ! Mais je n'etais pas seulement inter- 
loque, j'etais irrite, car il me semblait que ce mur si epais et si haut 
dresse par la soHdarite des Powys centre celle de toute la race 
humaine avait quelque chose d'absurde, de scandaleux et de 
blasphematoire — quelque chose d'aussi asocial que la devise de la 
famille, Parta Tueri^. 

Un seul gigantesque etre Powys, a la fois innombrable et unique, 
mais I'unique plus reel que I'innombrable, c'est ainsi qu'ils, ou il, 
m'apparaissaient quand toute la famille etait reunie. Ma fille 
cadette, encore petite, avait I'habitude de parler d'eux sous une 

I. Ce guej'ai,je le garde. 



34 



forme collective : « Le Powys »^ disait-elle, et avec plus de raison 
qu'elle ne pouvait le savoir. On aurait pu ecrire a leur sujet une 
variation sur la doctrine d'Athanase^. II est essential de compren- 
dre qu'ils furent eleves comme les membres d'une grande famille 
etroitement unie, ce qui eut pour consequence de les emmurer 
loin du monde, et les poussa a tirer leurs ressources les uns des 
autres et presque jamais du monde exterieur. 



C'est John lui-meme, beaucoup plus que tout ce qu'il a ecrit, qui, 
depuis le premier jour ou je le rencontrai, il y a plus de cinquante 
ans, m'a toujours fascine. Je n'ai jamais trouve quelqu'un qui 
lui ressemblat le moins du monde : c'est a peine si je pouvais croire 
a sa realite. « Si j'etais vous », lui dit un de ses admirateurs de la 
premiere heure, « je me prendrais pour un dieu. » Un dieu dont 
les accents convaincants sonnaient clairs et hauts, un jeune dieu a 
cette epoque, dur, osseux, maigre et sans beaute, avec une bouche 
etrange et moUe, un front simiesque ou mousterien, dont il disait 
tantot qu'il etait « bas comme celui d'un bandit », tantot qu'il 
etait « semblable a celui d'une fiUe », un nez busque et des pom- 
mettes vives jusqu'a paraitre fardees, de vrai « Peau-Rouge ». Et 
pourtant il donnait une impression de beaute, notamment quand 
il faisait ses conferences, mais pas seulement alors, et cette 
beaute avait une force etonnante qui stupefiait tous ceux qui le 
\oyaient ou I'entendaient. II regorgeait, il regorge de vie, d'enthou- 
siasmes et d'ardeur a communiquer toutes ses richesses. Et je 
m'aper^us des notre premiere rencontre que c'etait la sa plus 
grande qualite. « Je suis venu pour vous donner la vie et pour 
\ous la donner toujours davantage. » Ce sont les paroles qui 
me venaient a 1' esprit quand je connus John Cowper au temps de 
sa jeunesse. 

II n' avait encore public que des conferences et deux minces volu- 
mes de vers qui n'avaient guere attire I'attention, et rien ecrit 
d' autre que le debut d'un roman et un livre sur Keats, dont aucun 
r.e fut public. II n'etait alors connu que comme conferencier. Son 
eloquence etait aussi stimulante et persuasive en prive qu'en 
public, et c'etait bien le conferencier le plus puissant que j'aie 
jamais entendu. Eloquence, imagination, vitalite, et une liberte 
: jtale a I'egard des precautions, des conventions, des servilites et 
des mesquineries habituelles, voila ce qui me frappa le plus chez 
John Cowper quand je le rencontrai pour la premiere fois. De 
plus, il etait, alors comme maintenant, doue de cette faculte si 



: "The Powys". 

:. Saint Athanase, Pere de I'eglise grecque, qui proclamait la consubstantialite du Pere 

-: iu Fils. 



35 



importante qui consiste a savoir mettre en valeur chez chaqueetre 
rencontre ses facultes intellectuelles et afFectives, meme si ces 
facultes demeuraient lettre morte pour ceux-la memes qui les 
detenaient. Si un etre possedait une qualite quelconque, Powys 
etait I'aimant qui savait I'attirer. « II vous donne I'impression 
que Ton a son importance » me dit un jour un de mes amis, timide 
et modeste, et il disait vrai, car Powys savait developper en chacun 
tout ce qui avait de la valeur ou pouvait en avoir. 
Sa conversation, son amitie, sa sympathie enrichissaient et stimu- 
laient; il communiquait de I'enthousiasme et de la volonte sans 
effort, grace a sa seule force naturelle. John avait son humour a 
lui, et il en avait beaucoup, s'il n' avait pas ce qu'on appelle de 
Vesprit. Aucun Powys, sauf Theodore parfois, n'a d' esprit. II serait 
impossible pour qui connait bien John de le decrire comme un 
brillant causeur : il serait tout a fait faux et errone de parler de lui 
en ces termes. Ce qu'il dit produit plutot I'effet d'une incantation, 
comme si Ton etait envoute par un sortilege. 



LOUIS MARLOW 
traduit par Diane de Margerie 



Ces pages sont extraites du livre Seven Friends que Louis Wilkinson publia sous son pseu- 
donyme, Louis Marlow (Londres, The Richards Press, 1953, pp. 67-69 et 116-117). 
Voir les lettres de John Cowper Powys a Louis Wilkinson, Granit, p. 336. 



36 



ON AVAIT L'IMPRESSION 
QU'ILALLAIT VIVRE TOUJOURS 



J'ai entendu John Cowper Powys pour la premiere fois vers 1920 
a New York lorsqu'il est venu faire des conferences a I'ecole ou 
j'etudiais, a la « Miss Spence's School » qui etait 20, 55th Street. 
Je I'ai entendu la plusieurs fois, et aussi Llewelyn Powys, qui est 
\enu peu apres son frere. Puis j'ai entendu a nouveau John Cow- 
per un peu plus tard, en 1923, dans une vraie salle de conferences, 
au Town Hall de New York. Et pendant plusieurs annees,je n'au- 
rais pas voulu manquer une de ses apparitions et je me precipitais 
des que son nom etait annonce. II etait alors bien plus celebre 
romme conferencier, malgre les livres qu'il avait deja publics, et 
que j'ai eu tout de suite le desir de lire. Vous en voyez encore 
:ci quelques-uns, rescapes des annees, dont je ne me suis jamais 
separee : le roman Ducdame, et des essais. The Religion of a Sceptic, 
T-:e Meaning of Culture... Et voila des dedicaces a I'americaine, une 
simple signature au travers de la page, mais quelle ecriture 
superbe ! A cette epoque done, il voyageait a travers toute 1' Ame- 
rique, faisant partout des conferences, et je me souviens qu'un 
jour, en arrivant vers 10 heures du matin — car c'etait le matin! 
— il nous dit : « Je debarque du train, j'arrive droit de Phila- 
celphie... » 

Physiquement, Powys etait un homme fascinant. Je le revois, tres 
grand, maigre, un peu voute, le masque un peu grec, les cheveux 
noises et deja grisonnants, le nez busque, un profil d'aigle... Je I'ai 
Tcujours vu habille d'une cape noire. Son aspect avait quelque 
chose de severe, qui alors m'intimidait ! Pendant la conference, 
ii me semble qu'il tenait un rosaire, ou si ce n'etait pas un rosaire, 
une espece de chapelet en bois qui y ressemblait, et qu'il manipu- 
iair et triturait sans cesse. II marchait de long en large tout en 
parlant d'une voix plutot basse mais qui s'animait tres vite, et si 
on ne songeait pas vraiment a un « acteur », son extraordinaire 
animation et son cote expansif donnaient a tout son etre quelque 
cLose de tres spectaculaire... 



37 



Pour nous, jeunes Americaines, il etait nettement Anglais, en par- 
tie a cause de son accent, et aussi de cette langue admirable de 
purete dont il usait. II nous parlait d'ailleurs souvent de Cam- 
bridge, qui avait compte pour lui, et des poetes anglais, qu'il 
connaissait a merveille. A cette epoque, il ne parlait pas du tout 
de lui, mais des livres d'autres ecrivains, surtout de romans. Pour 
ma part, je I'ai entendu parler de Tolstoi, de Proust, d'Anatole 
France... Et il m'a bien semble qu'il n'aimait pas tout chez ce 
dernier. II parlait aussi beaucoup de Joseph Conrad, dont il evo- 
quait souvent les grands livres. Chance, Lord Jim, The Arrow of 
Gold. Mais on avait 1' impression que ses lectures etaient univer- 
selles. 

II s'interessait surtout au caractere des personnages, car a cette 
epoque nous etions tons tres ferus de « psychologic »... Je me sou- 
viens de I'art avec lequel il analysait les rapports des hommes et 
des femmes — qui semblaient le passionner — dans Chance, ou la 
fagon dont il dissequait le caractere des personnages du Lys Rouge 
(car s'il faisait des reserves sur Anatole France, il en parlait lon- 
guement et fort bien!) ou ceux des grands romanciers russes, de 
Tolstoi a Tourgueniev. II nous a aussi un jour longuement parle 
de L' Idiot, dont le heros semblait le fasciner. 
S'il suivait un plan premedite, il s'en evadait pour des divagations 
tres libres, mais savait revenir a son sujet avec une rigueur magis- 
trale. On sentait qu'il aimait a la passion son art de conferencier. 
II donnait cette double impression de vouloir s'exprimer comme 
pour lui seul, et a la fois de s'adresser a chacun des assistants en 
particuher. II suscitait un reel enthousiasme a la fin des causeries, 
car le pubhc etait compose surtout de femmes, et elles avaient le 
sentiment qu'il les comprenait particuHerement bien. 
Je peux dire qu'il a eu une enorme influence sur moi, et sans doute 
bien d'autres de ma generation. II m'a initiee aux mysteres de la 
litterature qui cessaient brusquement d'etres obscurs lorsqu'il vous 
y guidait. Non seulement il m'a revele des univers oii je n'aurais 
pas penetre aussi facilement sans lui, mais il m'a ouvert les yeux 
en me forgant a reviser ma conception de bien des choses. Les 
idees qu'il exprimait etaient tres nouvelles pour nous, car il a ete 
un des premiers a faire une sorte de psychanalyse appliquee. 
A I'epoque, il n' etait surement pas croyant. II affichait son scepti- 
cisme. Surtout, on avait le sentiment d'un homme seul. Oui, Powys 
semblait un solitaire... II disait, je m'en souviens parce que cela 
m'avait alors beaucoup frappee, qu'il ne voulait rien heriter de 
ses parents. II voulait etre lui, et ne ressembler ou ne devoir rien a 
personne... 

J'etais loin de me douter alors du createur qu'il serait. Pour moi, 
il etait et il est reste pendant des annees dans mon souvenir le 
conferencier le plus extraordinaire que j'aie vu et entendu, que 



38 



9< •— .. 



nul n'a pu egaler. II avait presque cinquante ans, et on pouvait 
croire qu'il avait devant lui tout I'avenir... On sentait en lui une 
telle puissance, une telle vitalite que j'avoue que je me doutais 
qu'il devait vivre longtemps. Oui, on avait I'impression qu'il allait 
\ivre toujours, qu'un tel homme ne pouvait pas mourir... 



ARPINEE STEPAN 

Propos recueillis en Janvier 1973 



39 



DEUX VISITES A JOHN COWPER POWYS 



Le Pays de Galles... une petite ville aussi etonnante que son nom 
ou la pierre donne rimpression de regner partout a I'etat brut... 
mais sans rien de sec parce que baignant dans la tonique humi- 
dite de I'Atlantique. A un tournant un repli isole, secret, avec, 
a I'arriere-plan, fendant de haut en bas un roc eleve, I'eau vive, 
tres inattendue, d'une cascade, tandis qu'au premier plan, la 
porte de conte de fees d'une toute petite maison separe deux 
univers : celui d'un magicien dont on connait le grand oeuvre, 
de celui ou Ton va connaitre le magicien en personne. 
Apres avoir acheve sa premiere traduction d'un roman de John 
Cowper Powys voici que Ton va frapper a cette porte... C'est 
le moment de se rappeler la visite que, apres lui avoir envoye 
son premier livre, John Cowper Powys alia faire a Thomas 
Hardy... 

Le coup fatidique est frappe. Le magicien lui-meme ouvre la 
porte. Comme il se penche en un mouvement d'accueil, sa 
silhouette osseuse semble personnifier sa tendance toute puissante 
a errer le long des chemins etroits et pistes pour troupeaux, appuye sur 
Sacre, premier en date de ses batons de chene. Sous son nez en 
bee de faucon sa bouche d'idole azteque a Fair de dedaigner rire et 
sourire et c'est en ecartant les bras, puis rapprochant les mains, 
comme pour applaudir, que John Cowper Powys manifeste 
aux visiteuses son contentement. Au cours des conversations 
qu'il va animer de son souffle createur il refera, de temps a 
autre, en plus ou moins ample, ce meme geste pour marquer 
plaisir, approbation, affection, amusement — en somme pour 
sourire. 

La petite maison a un seul etage. Elle se divise en deux domi- 
ciles separes ayant chacun sa porte d' entree, une fenetre en bas, 
une fenetre en haut. La porte donnant acces chez John Cowper 
Powys s'etait a peine refermee sur nous qu'elle s'ouvrait du 
dehors : Phyllis Playter, qui etait en vain allee a nos devants, 
apparaissait a son tour en personne — en personne menue, 
nimbee d'une gentillesse qui evoquait toutes les quahtes de 
I'esprit et du coeur — et John Cowper Powys s'ecriait : Phyllis! 
They are here! 



40 



EUes sont la. C'etait bien le miracle ! Etre la ou etait le Grand 
Magicien et aussi Phyllis Playter. Etre temoin de 1' entente qui 
unissait John Cowper Powys et Phyllis Playter allait, en efFet, 
compter parmi les plaisirs incomparables qui attendaient les 
deux passantes. Sans se departir jamais d'une reserve souriante, 
Phyllis Playter s'exprimait toujours avec une originalite, une 
subtilite, une penetration qui donnaient le sentiment que cette 
compatriote de Henry James et son interlocuteur de haut vol 
etaient en quelque sorte au meme niveau. Ah ! ces rencontres 
qui rapprochent les grands hommes, leur entourage et leurs 
admirateurs ! Quel privilege d' entendre John Cowper Powys 
evoquer a leur sujet le plus irritant coup de malchance de sa vie qui 
fut de n'avoir pas, au temps ou il faisait une serie de conferences 
a Dresde, lu un seul mot de Dostoiewsky. Ainsi avait-il perdu I'occa- 
sion de se faire presenter a I'ambassadeur de Russie aupres de 
la cour de Saxe qui n'etait autre alors que le baron Vrangel, 
grand et fidele protecteur de I'auteur des Possedes (soit dit en 
passant, John Cowper Powys preferait, en fait de titre, Les 
Possedes aux Demons). 

Le chemin de Blaenau-Ffestiniog ayant, pour les visiteuses, 
passe par Dublin, James Joyce a tout naturellement ete de la 
partie. Ecartant d'un geste Ulysse, qui ne parle pas a son ima- 
s^ination, voila que, tout a son enthousiasme pour Finnegans 
Wake, John Cowper Powys saisit ce livre et se met a lire tout 
haut. 

A demi allonge sur le divan de la petite chambre du premier 
etage qui etait la sienne, en possede du verbe il entrainait au fil 
de ce texte hermetique ses deux auditrices possedees, elles, par 
cette manifestation sensationnelle du genie parle ! De temps a 
autre le ton changeait pour donner entre parentheses une indi- 
cation (c'est la riviere de Dublin... vous savez?), puis le flot 
des mots se remettait a tout emporter, irresistiblement, avec les 
flots de la riviere, avec les flots de la vie, pour aller se perdre en 
aootheose dans les flots de la mer. On etait cantive comme ceux 



(les miracles se suivent et ne se ressemblent pas tout en se res- 
semblant), le chemin de Blaenau-Ffestiniog ne passait pas par 
la ville de James Joyce, il passait par une autre ville sainte du 
royaume des Lettres... John Cowper Powys I'a consacree dans 
son Auto biograp hie : Weymouth! centre de la circonference toujours 
de ma vie mortelle! II en a fait le cadre — le cadre? c'est trop peu 
dire, il en a fait une presence multiple qui se manifeste dans 
I'eau, Fair, la terre et le feu des Sables de la Mer et sa traductrice 
venait d'y aller en pelerinage. Aussi Weymouth allait-il jouer 
le grand premier role au cours de cette rencontre. En sourdine 
y jouait aussi son role cette region reculee de V Etat de New York 
oil Weymouth, d'autant plus presente qu'elle etait plus lointaine, 
stimulait I'inspiration de I'auteur des Sables de la Mer, retire 
la-bas pour laisser venir a lui sa vocation d'ecrivain. Le ton de 
la conversation etait simple, familier meme, dans cette atmos- 
phere toute traversee d'effluves psychiques. John Cowper Powys 
trouvait tres amusant que notre logeuse a Weymouth s'appelat 
Mrs English et d'ailleurs, prompt a tout magnifier, il allait 
bientot faire d'elle Mrs England. II y a eu un rappel du petit 
salon de the de Weymouth ou Thomas Hardy, ainsi qu'il le 
conta, par la suite, a John Cowper Powys, vit un jour I'original 
de sa Tess d'Urberville longtemps apres en avoir imagine I'his- 
toire. Sous le nom de Budmouth, faisait remarquer Phyllis, c'est 
Weymouth qui est le centre des reveries d'Eustacia dans Le Retour 
au Pays Natal et, coincidence bienvenue. The Return of the Native 
se trouve avoir en lingua franca la meme interprete que Les Sables 
de la Mer... 



En commentant I'emerveillante visite que, sous I'egide de son 
premier livre, il fit a Thomas Hardy, John Cowper Powys est 
amene a dire : Tout ecrivain regoit, en retour de la lutte obstinee quHl 
mene contre Finjlexibilite des mots, telle ou telle recompense inattendue 
qui lui donne du caur pour le reste de ses jours. Ce privilege s'etendrait- 
il aux traducteurs? Quoi qu'il en soit, lorsque la traductrice de 
Jobber Skald a du, apres une emouvante accolade, mettre fin 
a sa seconde et derniere visite a John Cowper Powys, il lui 
etait donne d'emporter — recompense precieuse entre toutes — 
assez de coeur pour engager la lutte contre les mots de Auto- 
biography et de Maiden Castle. Mais quand Autobiographic et Camp 
Retranche ont ete publics a leur tour, le Grand Magicien n'etait 
plus la pour accueillir la servante de son oeuvre avec un sourire 
transpose en applaudissement. 



MARIE GANAVAGGIA 



42 



W "«— 



THRfiNE 



Dans les Galles du Nord, grises d'ardoise et mouillees de pluie, 
ou il s'etait retire depuis son retour des fitats-Unis en 1935, etendu 
sur un petit divan au rez-de-chaussee d'une chaumiere minus- 
cule, John Cowper Powys, lorsque j'allai le voir en septembre 
1962, cedait lentement au scandaleux vieillissement. 
Blaenau-Ffestiniog — nom farouche et rocailleux — autrefois 
petite ville prospere, n'est plus aujourd'hui qu'un bourg vivant 
de son ardoisiere : tout y etait gris, mais d'un gris propre et lui- 
sant sous le crachin, dans Fair froid deja, a quelques centaines de 
metres d'altitude. Tout, aussi, y differe de I'Angleterre d'ou I'on 
arrive, lasse des briques sales et des banlieues sans fin : la cordia- 
lite des habitants, leur accent et leur langue, rudes et rauques, le 
Daysage — enfin la presence, dans une petite communaute isolee 
i'hiver par la neige, de cet homme mi-venere mi-rejete, auquel 
une vieille femme me conduisit en m'avertissant : « He is strange, 
vou know — strange and very old. » 

John Cowper vivait dans un minuscule cottage de pierre et 
d'ardoise : une piece en bas, oti m'accueillit son amie de plus de 
quarante ans, une Americaine discrete, intelligente et devouee; 
une autre piece en haut, ou elle dormait au milieu des livres, des 
souvenirs et du journal de John Cowper : tout un rayon de gros 
cahiers rouges noircis de maniere inoubliable, en tous sens et en 
r ous caracteres, les evenements, familiaux et internationaux, cer- 
r.es d'un trait ou soulignes furieusement comme ce « Les Allies 
arteienent Reims » en lettres enormes que ie vols encore a cote 



questions : « Certains ont mal a une partie de leur corps; moi, j'ai 
mal a ma memoire qui s'en va. » 

L'impression que laissait ce couple tres simple et tres fier, saisi 
dans cet espace reduit au nid originel, mais que venait compenser 
la dimension d'un passe fascinant, evoquait imperieusement quel- 
que culte oublie, hero'ique, anachronique sans doute, dont John 
Cowper etait le pretre a la fagon des Druides et Miss Playter la 
Vestale elue, discrete et devouee. 

John Cowper nous fit, comme a tons les fideles qui lui rendaient 
visite, un accueil tres simple mais chaleureux dont je regus I'echo 
un an plus tard, peu de temps avant sa mort, sous la forme d'un 
message autographe accompagne d'une phrase rappelant notre 
entretien. 

Pendant les quelques heures que je passai avec lui, il eut quelques 
eclairs de souvenirs, emouvants parce qu'on sentait comme physi- 
quement le goufFre s'illuminer une seconde puis s'obscurcir a 
nouveau. II evoqua par exemple ses tournees de conferences aux 
fitats-Unis, restees celebres mais perdues a jamais parce qu'il les 
improvisait toutes : « Je me souviens de cet homme mysterieux 
qui vint me dire : je suis venu parler a des catholiques » ; et sa voix 
vibrait encore de I'indignation que lui inspirerent toujours les 
sectaires et les racistes de tous genres ; il sourit meme en evoquant 
le sobriquet qu'on lui avait donne alors : « nigger-lover ». 
Un autre apres-midi, il recita d'une voix extraordinaire, a la fois 
tres forte et nuancee, quelques poemes dont il cherchait, a la fois 
revoke et resigne, les vers manquants : c' etait du Poe (To Helen) , 
du Swinburne ou I'un de ses propres poemes, ecrit a neuf ans, 
intitule The Wind and the Rain. Enfin, il me parla longuement d'un 
objet qui surmontait la porte et qui avait la forme d'une croix 
d'Alexandrie : cadeau de son frere Llewelyn retour d'figypte, 
cet objet representait pour lui, stylises, les organes sexuels de 
I'homme et de la femme; il en admirait la beaute et ne se lassait 
pas de le contempler, s'exclamant parfois : « Fancy that! » 
C'est Phyllis Playter qui, naturellement, repondit le plus souvent 
a mes questions. Mais, lorsque je les quittai, elle tint a lui faire 
signer pour moi V Autobiographie : Powys y tra^a son nom d'une 
main tout juste hesitante, en caracteres enormes que la page 
contient a peine, tout comme les pages de son journal eclatent du 
foisonnement de ses notes; et j'y vis comme un symbole du mes- 
sage muet que me laissait son exemple : le meilleur de son oeuvre 
depasse a jamais les pages des livres et s'adresse, au-dela de 
I'espace, au Temps meme. 

MICHEL GRESSET 
Une premiere version de ce texte est parue dans le Mercure de France de juillet-aout 1963. 



44 



II 

SYMBOLES 



Ma nature a besoin de symboles 
palpables, fut-ce dans les domaines 
les plus desincarnes. 

Autobiographie, 582. 



I'aconit 



Non, non, ne va pas au bord du Lethe, n'arrache pas 
L'Aconit aux racines drues — son sue est veneneux. 



KEATS 



poemes traduits par 
Frangois Xavier Jaujard 



WOLF'S BANE 



THE EPIPHANY OF THE MAD 

I am the voice of the outcast things, 

The refuse and the drift. 

What the waves wash up and the rivers spurn 

And the Golgothas of the cities burn, 

For these my song I lift. 

I sing in dust; I sing in mire; 
I sing in slag and silt; 
I sing in the reek of the rubble-fire; 
I sing where sewers are spilt; 

I sing where the paupers have their grave; 
I sing where abortions lie; 
I sing where the mad-house nettles wave; 
I sing where the hearse goes by. 

And all my tune is taught by the Moon; 
For the Moon looks down on all; 
And the song I sing of each outcast thing 
Is a mad Moon-madrigal. 

But all my thoughts as I sing this tune 
Are about a little star 
That soon or late, that late or soon, 
The evilest things beneath the moon 
Approach and cleansed are. 



48 



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L'ACONIT 



L'EPIPHANIE DU FOU 

Je suis la voix des choses bannies, 

De I'epave et du rebut. 

Ce que rejettent les vagues et charrient les rivieres, 

Ce que brulent les Golgothas des villes, 

Je lui eleve mon chant. 

Je chante dans la poussiere, je chante dans la boue, 
Je chante dans la crasse et la vase, 
Je chante dans la puanteur du feu de moellons, 
Je chante la ou se deversent les egouts. 

Je chante la ou les pauvres ont leur tombe, 

Je chante la ou gisent les foetus, 

Je chante la ou ondoient les orties de I'asile, 

Je chante la ou passe le corbillard. 

Tout ce chant m'a ete appris par la lune, 
La lune qui voit tout sur terre, 
Et ce chant de toutes les choses bannies 
Est un hymne fou a la lune. 

Mais quand je chante, toutes mes pensees 
Tournent autour d'une petite etoile 
Dont tot ou tard, tard ou bientot, 
Les pires choses sous la lune 
S'approchent et se purifient. 



49 



THE LIVING AND THE DEAD 

The humming sea is full of dirges 

Rung and tolled. 

The drifting sea beneath its surges 

Doth enfold 

Bones and skulls that once made sleep 

Flee from hearts impassioned deep; 

Flee from eyes that could not weep. 

They have lost their former spell — 

Seaweeds cover them too well. 

And the lovers of these bones, 
Where they hear not the sea's dirges, 
Speak in quiet patient tones 
Of what lie beneath the surges — 
She no more, they say, will feel 
The harsh turning of life's wheel. 
She no more will feel, they say. 
The sharp pinching of life's play. 

But the poor bones, tossed and tangled. 
Hearing those sea-dirges jangled. 
Mutter sadly, in their moving 
Tomb, of what they've lost. 
Ah! they moan — that we again 
Might drive sleep away from men! 
Thus the tender thoughts of lovers 
Whom the warm sweet flesh still covers 
Differ from the thoughts of those 
Who have passed into repose! 



50 



LES VIVANTS ET LES MORTES 

La mer bourdonne de chants funebres, 

De tintements et de glas. 

La mer emporte a la derive 

Et enveloppe sous ses houles 

Des OS et des cranes qui jadis ont chasse 

Le sommeil des coeurs ardents 

Et des yeux qui ne pouvaient pleurer. 

lis ont perdu leur charme d'autrefois — 

Les algues les recouvrent trop bien. 

Et les amants de ces squelettes 

Quand ils n'entendent pas les chants funebres de la mer 

Parlent d'une voix calme et sereine 

De celles qui gisent sous les houles. 

Elles ne sentiront plus, disent-ils, le rude 

Mouvement de la roue de la vie. 

Elles ne sentiront plus, disent-ils, la dure 

Morsure du jeu de la vie. 

Mais les pauvres squelettes, secoues et meles. 
Qui entendent ces chants funebres discordants, 
Murmurent tristement, dans leur tombe 
Mouvante, evoquant ce qu'ils ont perdu. 
Ah! gemissent-elles, puissions-nous encore 
Arracher le sommeil aux hommes! 
Ainsi les tendres pensees des amants 
Que la chair douce et chaude couvre encore 
Ne ressemblent pas aux pensees des mortes 
Qui ont disparu dans le grand repos! 



51 



THE HOUR BEFORE DAWN 

When the people and horses have gone 

And silence has fallen, 

The lonely road wakes; 

And all night, 

Under Cassiopeia and the Pleiades 

It sighs for its lost travellers. 

But at the hour before dawn. 

When the stars are cold, 

It whispers the world-secret. 

When the ships have passed, 
And their tracks have melted. 
And the white horses have sunk. 
The lonely sea wakes; 
And all night. 

Under Aldebaran and Arcturus, 
It moans for its lost soul. 
But at the hour before dawn, 
When the stars are cold, 
It whispers the world-secret. 

When the camels have swept by. 
And the caravan has vanished. 
The lonely Desert wakes; 
And all night. 
Under Cygnus and Perseus, 
It wails for its dead kings. 
But at the hour before dawn. 
When the stars are cold, 
It whispers the world-secret. 



52 



L'HEURE D'AVANT L'AUBE 

Quand les cavaliers sont partis 

Et que le silence est tombe, 

La route solitaire veille. 

Et toute la nuit, 

Sous les Pleiades et Cassiopee, 

EUe soupire apres ses voyageurs perdus. 

Mais a I'heure d'avant I'aube, 

Qjaand les etoiles sont glacees, 

EUe murmure le secret du monde. 

Quand les navires ont disparu, 

Qjae leurs sillages se sont meles, ^ 

Et que les chevaux blancs de I'ecume ont sombre, 

La mer solitaire veille. 

Et toute la nuit, 

Sous Arcturus et Aldebaran, 

EUe gemit sur son ame perdue. 

Mais a I'heure d'avant I'aube, 

Quand les etoUes sont glacees, 

EUe murmure le secret du monde. 

Quand les chameaux sont passes, 

Et que la caravane s'est evanouie, 

Le desert soUtaire veille. 

Et toute la nuit, 

Sous le Cygne et Persee, 

II se lamente sur ses rois morts. 

Mais a I'heure d'avant I'aube, 

Quand les etoUes sont glacees, 

II murmure le secret du monde. 



53 



DUALITY 

I never pass a human house 

But another house is there, 

Too vague, too sad, for man or mouse. 

Its rafters made of air. 

Of night's black feathers are its doors. 
Its roof of woven mist. 
And in its shadowy corridors 
Strange phantoms keep their tryst. 

I never cross a lonely road 

But another road I see. 

Where no man travels with his load, 

Mo turnpike takes its fee, — 

With ancient floods its pools are brimmed; 
Old footprints mark its edge; 
But not a swallow ever skimmed 
Along its withered sedge. 

I never pass a holy place 
But another shrine is there. 
With sorrows written on its face 
Mo man or god may share; 

With sorrows graven on its stone, 
Washed by ten-thousand rains. 
And sealed urns whose ashes moan 
Old lost forgotten pains. 



I never pass a sleeper's head 

But another head I see; 

And Christ — or Christ's own Mother — dead 

Lies there in front of me. 

double life, double death. 
When will these spells confused 
Dissolve 'neath some tremendous breath 
Or be forever fused? 

When will the house, the road, the shrine. 
Mo more their secret keep. 
And the human face seem as divine 
Awake, as in its sleep? 



54 



iiiMiltiK 



DUALITE 

Je ne passe jamais devant une maison 

Sans qu'une autre maison surgisse, 

Trop vague, trop triste pour Fhomme ou les souris 

Car sa charpente est d'air. 

Ses portes sont faites des plumes noires de la nuit, 
Son toit est tisse de brume, 
Et dans ses couloirs d'ombre 
S'assemblent d'etranges spectres. 

Je ne traverse jamais une route solitaire 
Sans voir une autre route 
Oil nul ne chemine avec son fardeau 
Et ne s'arrete a aucun octroi. 

Dans ses mares stagnent des eaux anciennes, 
EUe est marquee de vieilles empreintes, 
Mais aucune hirondelle n'a jamais frole 
Son bord de joncs fletris. 

Je ne passe jamais pres d'un lieu sacre 
Sans qu'apparaisse un autre sanctuaire, 
Avec, inscrites a son fronton, des peines 
Qu'aucun homme, aucun dieu ne pent partager. 

Des peines gravees dans sa pierre, 

Lavees par dix mille pluies, 

Et des urnes scellees dont les cendres gemissent 

De vieilles douleurs perdues oubliees. 

Je ne passe jamais pres d'un dormeur 
Sans voir un autre visage : 
Celui du Christ — ou celui de sa Mere — 
Mort, devant moi. 

Double vie, 6 double mort, 

Quand ces troubles sortileges 

Seront-ils disperses par un souffle immense 

Ou se meleront-ils pour toujours ? 

Quand la maison, la route, le sanctuaire 
Cesseront-ils de garder leur secret, 
Quand le visage humain paraitra-t-il aussi divin 
Dans la veille et dans le sommeil ? 



55 



THE ESCAPE 

In the dreadful city's roar 
I have my clue to peace; 
And I carry it evermore, 
And it always brings release. 

' Tis a spot which I once found, 
Bordered by grasses tall, 
Where a garden touches a burying-ground. 
And elm-tree shadows fall. 

Here I can feel my bones 
Mouldering one by one. 
Far from the rattle of wheels on stones. 
While the slowly-mounting sun 

Gleams on the slope of the hill 
And shines on the stream beyond; 
And the village maidens bend and fill 
Their buckets at the pond. 

And the people little guess 
As they pass me in train and car, 
Why I stretch my legs, and press 
My hands together, and stare — 

They can see not the slope of the hill; 

They can see not the stream beyond; 

They can see not the elm-tree hushed and still, 

Nor the buckets at the pond — 

They know not how tender-sweet 

It is to feel one's bones 

With honest earth-mould mingle, and meet. 

In the dust, with delicate hands and feet. 

Far from these clattering stones. 



56 



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LA FUITE 

Dans le grondement afFreux de la ville, 

Je detiens la clef de la paix. 

EUe ne me quitte jamais 

Et m'apporte toujours la delivrance. 

C'est un lieu que j'ai decouvert jadis, 
Borde d'herbes hautes, 
La ou un jardin touche un cimetiere 
Sous les ombres d'un orme. 

La je peux sentir mes os 

Tomber un par un en poussiere, 

Loin du fracas des roues sur les paves, 

Tandis que le soldi qui monte lentement 

Luit sur la pente de la coUine 

Et brille au loin sur la riviere; 

Et les jeunes filles du village se penchent 

Pour remplir leur seau a la mare. 

Personne ne pent deviner 

De ceux qui passent en voiture ou en train 

Pourquoi j'etire mes jambes, 

Tords mes mains, et contemple... 

lis ne peuvent voir la pente de la coUine, 

lis ne peuvent voir au loin la riviere, 

lis ne peuvent voir I'orme immobile et silencieux, 

Ni les seaux pres de la mare... 

lis ne savent pas combien il est doux 

De sentir ses propres os 

Se meler a une bonne terre meuble, et de rejoindre, 

Loin de ces paves fracassants, 

Des mains et des pieds delicats, dans la poussiere. 



57 



OVER THE HILL 

Over the hill — 

Can you hear the sea? — 

A voice I know 

Is calling to me. 

From a quiet place, all railed around, 

Her voice is calling out of the ground. 

And along the path by the high cliff's edge 

Where the sea-gulls flap on the windy ledge. 

And across the hill, by the straight white road. 

Where the wagon creaks beneath its load. 

And down the hill by the little white bridge. 

And up again by the gorse-bush ridge. 

On unwearied feet I must seek her side 

Who all night long to me has cried; 

On unwearied feet I must find the place 

Where she lies with the earth upon her face. 

That spot, with white-washed posts railed round. 

Where she calls to me out of the heavy ground, 

I have seen it in a thousand dreams. 

Near the sea it always seems; 

And railed with white-washed posts it gleams. 

But when I cross over the little bridge 

And follow the yellow gorse-bush ridge 

Instead of the white-washed posts I find 

An old stone-breaker half-blind. 

Crouching upon a heap of stones 

And eating a meal of rabbit bones. 

Yet over the hill — 

Can you hear the sea ? — 

A voice I know 

Is calling to me. 

And every night as I lie in my bed 

The same strange vision comes into my head 

And I cross the little stony bridge 

And I follow the yellow gorse-bush ridge 

And the white-washed posts by the road-side gleam; 

Is she the dreamer; — am I the dream? 



58 



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DERRlfiRE LA COLLINE 

Derriere la coUine 

Entendez-vous la mer? 

Une voix que je connais 

M'appelle. 

D'un lieu paisible, d'un enclos, 

Sa voix m'appelle du sol. 

Et sur le sender le long de la haute falaise, 

La oil les goelands s'ebattent au vent du recif, 

Et sur la colline, dans I'etroit chemin blanc 

Ou la charrette craque sous sa charge, 

Et au has de la colline, pres du petit pont blanc, 

Et de nouveau la-haut sur la crete d'ajoncs, 

D'un pas inlassable je dois chercher ce coeur 

Qui a crie vers moi toute la nuit. 

D'un pas inlassable je dois trouver le lieu 

Ou elle git, la terre sur son visage. 

Ce lieu, cet enclos aux poteaux blanchis, 

Oil elle m'appelle du sol lourd, 

Je I'ai vu dans mille reves. 

II semble toujours proche de la mer, 

Et il brille, enclos de poteaux blanchis. 

Mais quand je traverse le petit pont 

Pour suivre la crete jaune d'ajoncs, 

Au lieu des poteaux blanchis je trouve 

Un vieux casseur de pierres a demi aveugle, 

Accroupi sur un tas de cailloux, 

Et qui ronge des os de lapin. 

Mais derriere la colline 

Entendez-vous la mer? 

Une voix que je connais 

M'appelle. 

Et chaque nuit dans mon sommeil 

La meme vision etrange me revient 

Et je traverse le petit pont de pierre, 

Je suis la crete jaune d'ajoncs 

Et au bord de la route brillent les poteaux blanchis. 

Est-ce elle qui reve? Et suis-je son reve? 



59 



MAMDRAGORA 



TO MARIAN POWrS 

Oh lace-maker, what joys, what fears 
Do you weave into your thread? 
What sorcery from the far-off years 
Hovers above your head? 
Tour flickering fingers are dipped deep 
In the magic-flowing stream. 
Is there a sleep beneath this sleep 
And a dream beyond this dream ? 



INVOCATION 

Who will waken the wind for me? 
Who will waken the wind? 
The night is loaded with misery; 
And like one stricken with leprosy 
The moon has sunk in the sea. 
The earth is heavy as if it had sinned; 
Like a ghost stands every tree. 
Who will waken the wind for me? 
Who will waken the wind? 



60 



LA MANDRAGORE 



A MARIAN POWYS 

O dentelliere, quelles joies, quelles peurs 

Entrelaces-tu a ton fil ? 

Quel sortilege d' autrefois 

Plane autour de ta tete ? 

Tes doigts scintillants plongent au fond 

Du fleuve au flux magique. 

Sous ce sommeil, y a-t-il un sommeil 

Et au-dela de ce reve, un reve ? 



INVOCATION 

Qui eveillera le vent pour moi? 

Qui eveillera le vent? 

La nuit est chargee de misere, 

Et frappee de lepre 

La lune a sombre dans la mer. 

La terre est lourde comme si elle avait peche. 

Chaque arbre ressemble a un spectre. 

Qui eveillera le vent pour moi? 

Qui eveillera le vent? 



6i 



THE VISITOR 

Forget? I had forgotten — 
Little the use! 

A feather in the doorway — 
The flood is loose. 

Forget? I had forgotten. 
No candle burns. 
A leaf within the doorway — 
The dead returns. 

Forget? I had forgotten. 
Nail up the door! 
Ton should nail up my heart 
If she's to come no more. 



62 



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LA VISITEUSE 

Oublier? J'avais oublie... 
Savoir ne sert a rien. 
Une plume vole dans 1' embrasure 
Et le flot m'envahit. 

Oublier? J'avais oublie. 
Aucune bougie ne brule. 
Une feuille vole dans I'embrasure 
Et la morte revient. 

Oublier? J'avais oublie. 
Clouez la porte! 
II faudrait clouer mon coeur 
Si elle ne doit plus revenir. 



63 



OBSESSION 

Oh, take away those haunting eyes 
That come with the moonlight still, 
When the heavy clouds forsake the skies 
And the rain goes over the hill. 

Oh, take away what that lovely hand 
On the wild sea-margin writ. 
Let the wind hide it in the sand 
And the sea roll over it! 

Oh, lost one, lost one, of whom I dreamed! 
On the long white road 'twas you 
Who always before me wavered and gleamed. 
Who always towards me turned and seemed 
The heart's desire come true. 

By lonely bridges where ancient floods 
Flowed towards lands unknown, 
' Twas you, child of a thousand moods. 
Who waited for me alone! 

But now, oh now that you've touched me and fed 
The long white roads grow cold; 
And the water at every bridge's head 
Flows darker than of old. 

Oh, take away those haunting eyes 
That come with the moonlight still. 
Let the heavy clouds cover the skies 
And the rain cover the hill! 



64 



OBSESSION 

Emporte au loin ce regard qui me hante, 
Apparu de nouveau avec le clair de lune 
Lorsque les nuages lourds abandonnent le del 
Et que la pluie couvre la colline. 

Emporte au loin ce que ta belle main 
A ecrit dans la marge de la mer en furie. 
Laisse le vent I'enfouir dans le sable 
Et la mer le recouvrir! 

Disparue, disparue, toi de qui je revais ! 
Sur la longue route blanche c'etait toi 
Qui toujours devant moi flottais et miroitais, 
Qui toujours vers moi te tournais et semblais 
Le desir du cceur devenu reel. 

Pres des ponts solitaires ou des flots sans age 
Coulaient vers des terres inconnues, 
C'etait toi, enfant aux mille humeurs, 
Qui m'attendais, moi seul! 

Mais depuis que tu m'as touchee, 6 disparue, 
Les longues routes blanches se glacent, 
Et I'eau sous tous les ponts 
Coule plus sombre qu' autrefois. 

Emporte au loin ce regard qui me hante, 
Apparu de nouveau avec le clair de lune, 
Laisse les nuages lourds envahir le ciel 
Et la pluie couvrir la colline! 



65 



WHITENESS 

White roses set in ivory urns. 
White violets wreathed in silver cups; 
White marble founts whose moss and ferns. 
The shadow of the moon drink up. 

Since I have known you and your ways, 
Things such as these are my delights. 
Awhiteness glimmers on my days, 
Awhiteness hovers o'er my nights. 

White dews, white crescent moons, white dawns. 
White flickering feet, white-gleaming hands. 
White limbs that dream on twilight lawns. 
White limbs that dance on shimmering sands. 

child, maiden-acolyte. 
Whose censer breathes such silvery breath. 
Pour wine white as the flesh of Christ 
Upon the altar of white death! 

Then all red things shall fade away — 
Red flame, red roses, and red blood. 
And we shall voyage night and day 
The white sea of the tears of God. 



66 



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BLANCHEUR 

Roses blanches dressees dans des urnes d'ivoire, 
Violettes blanches melees dans des coupes d'argent, 
Fontaines de marbre blanc dont la mousse et les fougeres 
Sont bues par I'ombre de la lune. 

Depuis que j'ai connu tes graces, 
Ce sont la mes enchantements. 
Une blancheur miroite sur mes jours, 
Une blancheur plane sur mes nuits. 

Rosees blanches, blancs croissants de lune, blanches aubes, 
Pieds blancs qui scintillent, mains aux reflets blancs, 
Formes blanches qui revent sur I'herbe au crepuscule. 
Formes blanches qui dansent sur les sables brillants. 

Enfant, 6 jeune compagne, 
Dont I'encensoir exhale un souffle d'argent, 
Verse un vin pale comme la chair du Christ 
Sur I'autel de la mort blanche! 

Car tout ce qui est rouge s'eteindra, 
Flamme rouge, roses rouges, sang rouge, 
Et nous naviguerons nuit et jour 
Sur la mer blanche des larmes de Dieu. 



67 



EUTHANASIA 

Out of a world of pain, 
In a trance that may well be death, 
I drift on a barge thro' the fields again 
Wherein I first drew breath. 
And the river cools my face 
And the river-scented flowers. 
Water-mint and tall loose-strife 
Bring me memories deep as life 
From all my vanished hours, 
And a white wraith-figure of you — 
White arms, white hands, white breast- 
Drifts by my side, and alone we two 
Drink of the river of rest. 
And the wind sighs in the reeds — 
Gently — a little wind— 
And lightly and sadly the gossamer-seeds 
Float away o'er the river-meads, 
Blown by that little wind. 
And cool airs touch our faces 
And your wraith-like hollow eyes 
Grow soft with the leafy places. 
And the low-breathed reedy sighs; 
And on and on we drift. 
Where the cattle stand in ranks. 
And the swallows flit and skim 
Over green and mossy banks; 
Till the willows droop like ghosts 
And the twilight fills the plain 
And the rooks in solemn hosts 
Gather and drift like rain. 
Then at last I feel and know 
That all my memories 

As they wavered and flickered in endless flow 
Were premonitions sent long ago 
Of nothing else than this! 
Than that I with you by my side. 
Wraith-like but lovely still. 
Should follow the river and drift and glide, 
Past forest and forest — past hill and hill; 
Till the river we follow grows one with the sea. 
Ah, the pain again — it will never be! 



68 



imp 



EUTHANASIE 

Loin d'un monde de douleur, 

Dans une extase qui est peut-etre la mort, 

Une peniche de nouveau m'emporte 

Au milieu des champs oii je suis ne. 

La riviere refroidit mon visage 

Et les senteurs de ses fleurs, 

La men the d'eau et la grande salicaire, 

Me rapportent de toutes mes heures enfuies 

Des souvenirs profonds comme la vie. 

Ton apparition blanche, spectrale, 

Bras blancs, mains blanches, seins blancs, 

Flotte a mon cote : seuls, ensemble. 

Nous buvons a la riviere de I'oubli. 

Le vent soupire dans les roseaux, 

Un vent doux et leger; 

Joyeuses et tristes, les graines de filandre 

Volent au-dessus des prairies, 

Entrainees par ce vent leger. 

Des souffles froids effleurent notre visage 

Et tes yeux creux de spectre 

S'animent en passant sous les feuillages, 

Pres des faibles soupirs des roseaux. 

Longeant ainsi les files de betail, 

Plus loin toujours nous sommes emportes. 

Les hirondelles vont et viennent 

Au-dessus des berges moussues et vertes, 

Jusqu'a ce que se penchent les saules fantomatiques 

Et que le crepuscule envahisse la plaine, 

Quand passent les corbeaux severes 

Aux troupes serrees comme la pluie. 

Alors enfin je sens, je sais 

Que tons mes souvenirs 

Dont le flux vacillait et fremissait sans fin 

Etaient les premonitions lointaines 

De cette seule image : 

Qu'avec toi a mon c6te, 

Spectrale, toujours belle. 

Nous puissions glisser sur cette riviere, 

Emportes plus loin que monts et forets, 

Jusqu'a ce que la riviere se m€le a la mer... 

Mais ma douleur revient : ce ne sera jamais ! 



69 



SAMPHIRE 



THE MALICE-DANCE 

An intolerable singing 

From an ancient haunted lawn 

Where the ghost-moths whitely winging 

Cross a moon-dial forlorn, 

Drew me from you as you trifled 

With the jasmin in your hair, 

Dreaming that your beauty rifled 

All my sense and held me there; 

But I left you; and, escaping 

With a lost tune in my head, 

Set my memory reshaping 

The old dances of the dead. 

And the intolerable singing 

Heard across that haunted lawn, 

Drew me to the ghost-moths winging. 

Round that moon-dial forlorn. 

Over me the clouds were running 

Races with the naked stars. 

And dark Tews were making cunning 

Love to whispering Deodars. 

And the ghost-moths drugged my reason. 

And I danced to that old tune 

Malice dances full of treason 

Round that dial of the moon! 



70 



■PMIMIJ 



LA SALICORNE 



LA DANSE MALIGNE 

Un chant intolerable 

Venu d'une pelouse depuis toujours hantee 

Ou les phalenes, fantomes au vol blanc, 

Traversent un cadran lunaire abandonne, 

M'a enleve a toi qui jouais 

Avec ce jasmin dans ta chevelure, 

Moi qui revais que ta beaute 

Captait mon esprit et me retenait. 

Mais je t'ai quittee, j'ai fui 

Avec un air perdu en tete, 

Pour retrouver dans ma memoire 

Les vieilles danses des morts. 

Et le chant intolerable 

Entendu sur cette pelouse hantee 

M'entraina vers le vol des phalenes fantomes 

Autour de ce cadran lunaire abandonne. 

Au-dessus de moi les nuages 

Distan9aient les etoiles nues, 

Et furtivement les ifs noirs 

Enla§aient les cedres plaintifs. 

Les phalenes fantomes ont soule ma raison 

Et j'ai danse sur ce vieil air 

Des danses malignes et menteuses 

Autour du cadran de la lune. 



71 



THE '^DISASTER" 

Without rudder, without sail 
Drifts my soul, the brig Disaster, 
And the madness of the gale 
Takes the place of mate or master ! 

Covered is its ghostly keel 
With sea-slime, sea-weed, sea-crust; 
And its bulkheads groan and reel ; 
And its bolts are caked with rust. 

Storm-tossed sea-gulls phantom-white 
On the spars of the Disaster 
Scream while the great winds of night 
Drive the derelict still faster. 

And the drowned men floating deep 
Leagues beneath that churning sea. 
Mutter in their careless sleep, 
"The brig Disaster goes merrily!" 

And the brig Disaster drives right on, 
Without captain, without mate. 
Top-sails, bowsprit, compass gone, 
Lost — exultant, desolate ! 



72 



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LE « DESASTRE » 

Sans voile, sans gouvernail 
Derive mon ame, le Desastre, 
Et la folic de la tempete 
Prend la place du capitaine! 

Sa quille fantome est couverte 
De limon, d'ivraic ct de lie de mer. 
Sa cloison gemit et chancellc, 
Ses boulons sont colics de rouillc. 

Les goelands d'une blanchcur spectrale 
Projetes par Forage sur les espars du Desastre 
Poussent des cris pergants, et les grands vents de la nuit 
Menent encore plus vite le navire a la derive. 

Et les noyes qui flottent au fond, 
Des lieues au-dessous de cette mer battue, 
Murmurent dans leur sommeil insouciant : 
« Le Desastre avance gaiement ! » 

Et le Desastre fonce droit devant, 
Sans second, sans capitaine. 
Voiles, compas, beaupre perdus, 
Egare, triomphant, desert! 



73 



THE OLD PIER-POST 

I am the sea-ward-looking one, 
Covered with weed and slime — 
"Fresh fish for sale!''' — of a row of posts. 
That rotted by centuries nod like ghosts 
To the ebb and flow of time. 
Sea-tangle and sea-scum 
Will the Christ never come? 

Two lovers that met at this ocean-mart. 
With kissings and clingings pale 
Breaking the shell of a human heart 
And tearing its bleeding core apart, — 
— "Fresh fish, fresh fish for sale!'" — 

Left a tress of shining hair on me; 
And two sea-gulls that once were mates 
But were wrenched away by the blinding spray 
And the unrelenting fates. 

Left a feather on me, a shining feather. 

With sea-scum covered and scales 

Of the mackerel bright they had caught together, 

— "Fresh fish for sale!" — in the wild storm-weather 

And the fury of the gales. 

And the terrible ultimate thought of one 
Who had scooped at the shingle of things 
Till he'd taken the light from the kindly sun — ■ 
— "Fresh fish for sale!" — and to death had done 
The light that the sweet moon brings. 

Graved itself on the grey sea-mark 

Wherewith with eyeless stare 

I frown at the twilight and face the dark — ■ 

— "Fresh fish for sale!" — and with forehead stark 

Confront a world's despair. 

A shining tress, a feather, a thought — 

With these I create a soul, 

A soul that is not to be sold or bought; 

Tes; I who am nought and less than nought — 

— "Fresh fish for sale!" — have something caught 

From the waters as they roll! 



74 



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LA VIEILLE BALISE DU MOLE 

Je suis celle qui monte la garde face a la mer, 

Couverte d'herbes et de vase — 

« Poisson frais a vendre! » — dans une rangee de balises 

Pourries par les siecles, et qui oscillent, fantomatiques, 

Au flux et au reflux du temps. 

Algues de mer, ecume de mer, 

Le Christ ne viendra-t-il jamais? 

Deux amants qui se voyaient au marche de la mer 

Et se livraient a de pales etreintes, 

Ont brise la coquille d'un coeur humain 

Et arrache ce occur sanglant — 

« Poisson firais, poisson frais a vendre! » — 

Laissant sur moi une boucle de cheveux brillants. 
Et deux mouettes, autrefois compagnes 
Mais que separerent les embruns aveuglants 
Et le sort impitoyable, 

Ont perdu sur moi une plume, une plume brillante, 

Couverte d'ecume et d'ecailles 

Du maquereau luisant qu'elles avaient peche — 

« Poisson frais a vendre! » — dans la tempete houleuse 

Et la furie du vent. 

Et I'ultime pensee, terrible, 
De celui qui a scrute le coeur des ohoses 
Jusqu'a effacer la lumiere du soleil amical — ■ 
« Poisson frais a vendre ! » — et vouer a la mort 
La lumiere qu'apporte la douce lune, 

Cette pensee s'est gravee sur moi, la balise grise 

Qui, d'un regard sans yeux. 

Fixe le crepuscule, afFronte les tenebres — 

« Poisson frais a vendre! » — et d'un front obstine 

Fais face a oe desespoir. 

Une boucle brillante, une plume, une pensee — 

Avec elles je cree une ame, 

Une ame que Ton ne pent ni acheter ni vendre. 

Oui, moi qui ne suis rien, qui suis moins que rien — 

« Poisson frais a vendre! » — j'ai fait une trouvaille 

Dans la mer grondante! 



75 



Tes; I, the sea-ward-looking one, 

Covered with weed and slime, 

Have gathered a soul to rest upon 

As I rock to the rhythm of time. 

Bright hair, bright feather, brain-disease 

Blotting the sun and moon — 

If an old sea-pier steals a soul from these, 

Christ must he coming soon! 



76 



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Oui, moi, celle qui monte la garde face a la mer, 

Couverte d'herbes et de vase, 

J'ai recueilli une ame sur qui me reposer 

Tout en me bergant au rythme du temps. 

Cheveux brillants, plume brillante, folie de 1' esprit 

Qui efface le soleil et la lune — 

Si une vieille balise du mole peut leur voler une ame, 

Le Christ doit bientot revenir! 



77 



THE TWILIGHT OF THE GODS 

In a long sad row the old gods come; 
They come and bow to me. 
Like candle-flames in a raftered room. 
Like trees in an avenue of doom, 
They bend in unity. 

And a sound comes from them, a terrible sound. 
Like the wind in a tamarisk grove. 
Or a howl from some treacherous marshy ground 
Where the swamp-demons move. 

And in that moan is the cracking of sticks 
Where Behemoth stalks thro' the trees; 
And in that moan is the flame that licks 
The knees of Rameses: 

And in that moan rocks Nineveh 
With her golden roofs and floors! 
And in that moan quakes Babylon 
With her columned corridors! 

From my little green seat of piled-up sods 
Like a dwarf on a churchyard mound 
I watch that row of bowing Gods 
And I hear terrible sound. 

They nod and mutter; they sway and bend 
Like monoliths of stone. 
Like huge gaunt birds on a branches' end. 
And as they bend they moan. 

They shiver like monstrous skeleton leaves; 
They rattle like gibbets stark; 
They reel like ruined autumn sheaves 
In the stubble of the dark. 

Their eye-sockets are hollow and deep; 
Their foreheads are cliffs of doom; 
And they bleat at me like gigantic sheep 
That are herded in a tomb. 

And very slowly I lift my head— 
And slowly I lift my hand 
— And a row of horny beetles dead 
Lie scattered in the sand! 



78 



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LE CREPUSCULE DES DIEUX 

En une longue file triste les anciens dieux 

S'approchent et me saluent. 

Comme des flammes de bougies dans une mansarde, 

Comme les arbres d'une allee funeste, 

lis se courbent ensemble. 

Un bruit vient d'eux, un bruit terrible, 
Comme le vent dans un bois de tamaris 
Ou un cri qui sort du marais perfide 
Ou remuent les demons de la vase. 

Dans ce grondement craque la foret 

Ou Behemoth chasse entre les arbres. 

Dans ce grondement gemit la flamme qui leche 

Les genoux de Ramses. 

Dans ce grondement tangue Ninive 
Aux toits et aux planchers d'or! 
Dans ce grondement tremble Babylone 
De toutes les colonnes de ses corridors! 

Sur mon tabouret d'herbes entassees, 
Nain juche sur un tertre mortuaire, 
Je contemple cette file de dieux qui saluent 
Et j'entends leur bruit terrible. 

lis s'inclinent, marmonnent, oscillent et se penchent 
Comme des monolithes de pierre, 

Comme de grands oiseaux lugubres sur une branche. 
lis grondent et se lamentent. 

lis firemissent comme de monstrueux squelettes de feuilles 

lis grincent comme des gibets rigides, 

lis s'effondrent comme des gerbes de ble pourries 

Sur le chaume de la nuit. 

Leurs yeux sont caverneux, 
Leur fi'ont est une falaise maudite. 
lis belent comme des moutons geants 
Parques dans un tombeau. 

Lentement je releve la tete, 
Lentement je releve la main : 
Rien que des scarabees morts 
Epars dans le sable! 



79 



THE FACE 

In the hollow spaces I see a face 
As I go whistling to my Dear, 
And in those lineaments I trace 
The ultimate Fear. 

Throned on the dark that face I see, 
As I go whistling to my Doll; 
Of human terror the apogee — 
Fol-de-roU 

The wreckage of the whole damned race, 
As I go whistling to my white bird. 
Is in that wavering ghastly face 
That speaks no word! 

Is that face moulded by treachery 
As I go whistling to my Poll, 
And carved by lust out of lechery? 
Fol-lol-de-rol! 

Has it woven itself out of ancient sorrows 

As I go whistling to my maid. 

Out of all the To-days that to all the Tomorrows 

Shriek — "betrayed!" 

I like not to see that face in the night, 
As I go whistling to my own: 
A terrible face for the sweet moonlight 
To shine upon! 

But as long as those lips utter no sound. 
As I go whistling to my Troll, 
All is yet well above the ground, 
Fol-lol-de-rol! 

Oh white, white lips that hang so mute. 
As I go whistling to my Love, 
That ultimate Fear would be absolute 
If you should move! 



80 



LE VISAGE 

Dans les espaces caverneux je vois un visage 
Lorsqu'en sifflant je marche vers mon amie, 
Et dans ses traits je dessine 
L'ultime effroi! 

Je vois ce visage regner dans la nuit 
Lorsqu'en sifflant je marche vers ma poupee 
Et de I'epouvante il est I'apogee, 
Fol-de-rol ! 

Toute la lie du peuple des damnes, 
Lorsqu'en sifflant je marche vers ma colombe, 
Marque cet horrible visage mouvant 
Qui ne parle pas! 

Est-il petri par I'infamie 
Lorsqu'en sifflant je marche vers ma pie, 
Ets-il sculpte par la luxure? 
Fol-lol-de-rol ! 

Est-il tisse d'anciens chagrins 
Lorsqu'en sifflant je marche vers ma belle, 
De tous les aujourd'huis qui aux lendemains 
Orient : « Tu m'as trahi! » 

J'ai peur de voir ce visage la nuit 
Lorsqu'en sifflant je marche vers ma mie, 
Ce visage atroce au doux clair de lune 
Qui brille sur lui! 

Mais tant que ces levres seront muettes 
Lorsqu'en sifflant je marche vers mon elfe. 
Tout ira bien sur la planete, 
Fol-lol-de-rol ! 

Blanches, blanches levres qui n'avez rien dit, 
Lorsqu'en sifflant je marche vers mon amour, 
Cet ultime effroi serait infini 
Si vous parliez! 



8i 



THE CASTLE OF GATHORE 



There is a place none knows but I — 
The Castle of Gathore! 
Black murky pools about it lie. 
And the trees are sick with its mystery; 
And dead things are its floor. 

Each tree with twisted root entwines 
The bones of older trees. 
Moon after moon above them shines — 
Beyond the moon — the ^odiac signs/ 
Beyond them — the Immensities! 

None would think that ever such pools could be! 
Black morgues of leafy doom. 
Where century after century 
Old forests find their tomb. 

Oh terrible steps of leaf-mould sod 
Such as man never saw 
That mount up — holy Mother of God!- — 
To the Castle of Gathore! 

And I alone — yes only I — 

Under Algol and Altair — 

When a new-born moon was in the sky 

Climbed up that mossy stair. 

Old Cypress-roots of long decay 
Troubled my noiseless tread; 
Old Yews made midnight of the day 
As they met above my head. 

Out of the trees, tier above tier. 
Mossed stone above mossed stone. 
Buttress on buttress, it towered there, 
A Nightmare image, a thing of fear. 
Revealed to me alone! 

My home! My home! To my heart I said — 
My home! To my soul 1 cried — 
From here have been wafted those airs of the dead 
That have driven my true love from my bed. 
And my true love from my side! 



82 



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LE CHATEAU DE GATHORE 



II est un lieu que je suis seul a connaitre, 

Le Chateau de Gathore! 

Tout autour s'etendent de sombres mares boueuses, 

Les arbres sont infestes par son mystere, 

Et rhumus est petri de choses mortes. 

Les racines tordues de chaque arbre enserrent 
Les ossements des arbres plus anciens. 
Au-dessus d'eux brille chaque lune. 
Et plus loin que la lune, les signes du Zodiaque, 
Et plus loin encore, les Immensites! 

Qui aurait imagine pareils cloaques? 
Des morgues noires d'ombre funeste 
Oil siecle apres siecle de vieilles forets 
Trouvent leur tombe. 

Horribles marches de terreau gorge de feuilles, 
Telles qu'aucun homme n'en a jamais vues. 
Qui montent, Sainte Mere de Dieu, 
Vers le Chateau de Gathore! 

Et moi seul, oui, moi seul, 
Sous Algol et Altair, 
Lorsque paraissait la nouvelle lune 
Je gravissais cet escalier moussu. 

Les vieilles racines de cypres qui pourrissent 
Genaient mes pas silencieux, 
Les vieux ifs croises au-dessus de ma tete 
Metamorphosaient le jour en minuit. 

Surgie des arbres, au sommet des marches, 
Des pierres entassees recouvertes de mousse 
Et des contreforts, se dressait, efFrayante, 
Une image de cauchemar, 
Connue de moi seul! 

Ma demeure, ma demeure! Je I'ai dit a mon coeur. 

Ma demeure! Je I'ai crie a mon ame. 

D'ici sont venus ces souffles des morts 

Qui de mon lit ont chasse mon seul amour 

Et de ma vie mon seul ami! 



83 



This is what divides me from him and her 
And the blessed light of the sun; 
Till the eyes of Algol and of Altair 
Are my only benison! 

This is what they guessed when in dumb surprise 

They turned and let me pass — 

This is what they saw behind my eyes 

Like a phantom in a glass! 

They saw those towers; they saw those trees; 
And I am alone once more — 
Alone with the Immensities 
And the Castle of Gathore! 



84 



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C'est ce qui m'eloigne et de lui et d'elle 
Et de la lumiere sacree du soleil 
Au point que seuls me benissent 
Les yeux d' Algol et d'Altair! 

lis Font devine, muets de surprise, 
lis se sont detournes et m'ont laisse passer, 
lis Font vu derriere mon regard 
Comme dans une glace un fantome. 

lis ont vu ces tours, ils ont vu ces arbres, 
Et une fois de plus je me retrouve seul, 
Seul avec les Immensites 
Et le Chateau de Gathore! 



85 



DEMOGORGON 

I am the Devil of Notre Dame. 

Salaam! 

I dance my dance and I work my charm. 

Salaam! 

I cling to terror by the hair of her head, 

I have taken Medusa to my bed. 

I hug the Nightmare until she is dead. 

Salaam! 

Hush! By the Lord's side I have stood — 

Touch wood! 

Before Orion rose out of the sky 

Rose I! 

Before the Hunter hunted the Ram 

I am! 

I am the Demon of Socrates, 

On your knees! 

The oldest of the Eumenides — 

The she-ape of Mephistopheles — 

The deadly wind in Dodona's trees — 

The poisonous smoke 'twixt the Pythia's knees- 

I am more terrible than these! 

In Jotunheim, Loki I'm called — 

Scald! 

I am Asmodeus in Babylon. 

In Egypt I am Osiris' son, 

I am many and I am One. 

At the beginning I stood by the Lord 

God! 

At the last I shall be the Worm of the Pit 

Uncurled 

Who swallows Him and who swallows It— 

His World! 



86 



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DEMOGORGON 

Je suis le Demon de Notre Dame, 

Salam' ! 

Je sarabande et sortilege, 

Salamalec ! 

J'agrippe ma peur a ses cheveux 

En trainant Meduse jusqu'a mon lit! 

J'etreins le Cauchemar jusqu'a ce qu'elle passe 

A trepas! 

Chut... Je me tenait a cote du Seigneur, 

Parole ! 

Avant qu'Orion se leve au ciel 

J'y etais! 

Avant que le Chasseur ait tue le Belier 

Je vivais! 

Je suis le Demon de Socrate 

Sur-vos-genoux ! 

La plus vieille des Eumenides, 

La guenon de Lucifer, 

Le vent mortel dans les arbres de Dodone, 

La fumee pestilentielle sous le trepied de la Pythie, 

Je suis encore-plus-horrible ! 

A Jotunheim on m'appelle Loki, 

Sapristi ! 

A Babylone je suis Asmodee, 

En Egypte le fils d' Osiris. 

Je suis nombreux et je suis Un. 

Au commencement je me tenais pres du Tres 

Haut! 

A la fin je serai le Ver de I'Enfer 

Delove 

Qui Le devore et qui devore 

Son Univers! 



87 



TEIRESIAS 

This wind has blown the sun out of his place! 

I look towards the West and lo! a vast 

Lost-battle-broken bastion covers up 

The natural sky! To what rain-ramparted 

Region of huge disaster do these hills 

Toppling above each other, ridge on ridge 

Of trees that in the night are heaped like moss, 

Of trees that darken into tapestries, 

Of vapourous moss, of roads that travelling 

Thro' terraces of twilight lose themselves 

In green black tumuli of mystery 

In piled-up mounds of moss and mystery, 

Lead my soul thro' the silence? Not a stone 

But talks in muffled tongue to other stones! 

It's a conspiracy to lead me on! 

There's not a wild, wet-beaked, night-flying bird 

That does not scream upon this tossing wind 

To other, darker birds, its baleful sign. 

Its madness-wrought Eumenidian sign, 

Of rumours and of runes of prophecy! 

Of rain-whirled, storm-wrack rolls of prophecy! 

And I, Teiresias, riding on these hills. 

And on this twilight, and on these heaped mounds 

Of mystery, and on these wild birds' wings. 

Death-runes, death-rumours, ruins and rains of death. 

Am now myself this wind, this wind, this wind, 

This wind that's blown the sun out of his place! 



88 



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TIRfiSIAS 

Ce vent a chasse le soleil! 

Je regarde vers 1' Quest et void qu'un immense 
Bastion brise par une bataille perdue recouvre 
Le ciel! Vers quelle contree de grand desastre, 
Entouree d'un rempart de pluie, ces collines 
Dont s'ecroulent Tune sur I'autre les cretes, 
Arbres dans la nuit serres comme la mousse, 
Arbres, tapisseries qui s'assombrissent, 
Mousse vaporeuse, routes qui serpentent 
Parmi les terrasses du crepuscule et se perdent 
En des tertres verts et noirs de mystere, 
En des monceaux de mousse et de mystere — 
Ou ces collines menent-elles mon ame a travers le silence? 

Pas une pierre 
Qui ne parle d'une voix etouffee aux autres pierres! 
C'est une conspiration qui m'entraine! 
Pas un oiseau sauvage au bee humide ne vole la nuit 
Sans crier dans ce vent de tempete 
A d' autres oiseaux plus sombres son signal funeste, 
Son signal d'Eumenide, forge par la folie, 
De rumeurs et de runes de prophetic! 
De roulements de prophetic qui tournoient dans la pluie 

et naufragent dans Forage ! 
Et moi, Tiresias, qui chevauche ces collines 
Et ce crepuscule, et ces tertres charges 
De mystere, et les ailes de ces oiseaux sauvages, 
Runes de mort, rumeurs de mort, ruines et ouragan de mort, 
Je suis maintenant moi-meme ce vent, ce vent, ce vent, 
Ce vent qui a chasse le soleil! 



89 



BLANCHEUR 



a Francis Powys 



Des son premier essai autobiographique, Confessions de deux 
freres, John Cowper Powys insiste sur sa quete du neutre et de 
I'informe. II y a dans ce texte comme la nostalgic d'une fusion 
avec un impersonnel d'ou serait absente toute soufFrance donnee 
ou regue : La pensee des grandes etendues litres du desert, que ce soil 
par ses midis brulants ou sous ses etoiles scintillantes, me fait comprendre 
ce que je demande au paysage. Je demande une fuite. Je demande une 
fuite de toutes les chases qui derangent et distraient — des choses et des 
gens. Je veux etre libere de tout ce qui « depasse », de tout ce qui sollicite 
r attention par sa couleur, sa forme, sa provocation ^. A cette absence 
de couleur correspond le desir d'etre enveloppe, protege, love 
a I'interieur d'un etat zero que Powys symbolise par le desir d'etre 
une meduse : Pour moi ['existence ideale, en dehors des limites humaines, 
serait celle d'une meduse heureuse, irisee, epanouissant son corps ensoleille 
par une tiedeur placide aufond d'un bassin de pierre, ne blessant personne 
et n'etant blessee par rien — et vivant entierement pour la sensation ^. 
Ce mouvement de fuite vers le non-etre, qui pour Powys n'est 
au debut que repli et peur de rivaliser, mais deviendra au cours 
de I'oeuvre principe d'identification et de creation, s'accompagne 
d'une serie de variations sur le theme du blanc. 
Rodmoor, qui parait en meme temps que les Confessions, est envahi 
d'une lumiere blanche cruelle et aveuglante; les poemes pre- 
sentent une veritable symphonic de blancheur ; Givre et Sang 
dont le heros est hante par la culpabilite et le refus puritain des 
metamorphoses terrcstrcs et charneUes, est voue aux froideurs 
de la lune, a I'etouffement de la neige, aux brumes cimme- 
riennes. 

U Autobiographic elle-meme montre combien est developpe 
chez Powys I'imaginaire du froid : il parle de ses pensees lourdes 
comme le gel ^, de ses amours de saurien, de son coeur boreal; il 
est un ours polaire, un ichtyosaure. Pourquoi blancheur et froi- 
deur traversent-elles si souvent I'oeuvre powysienne? 

1. Confessions de deux freres (Confessions of two brothers), 1916, p. 87-88. 

2. id., p. 66-67. 

3. Autobiographie, p. 241. 



90 



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LE BLANC, COULEUR DE LA FIDELITE AUX MORTES 

En 1893, la sceur preferee de John Gowper Powys, la petite 
Nelly, meurt des suites d'une crise d'appendicite. Une grande 
affinite liait I'un a I'autre ces deux etres malgre les quelques annees 
qui les separaient : John Gowper a vingt-et-un ans lorsque sa 
sosur, agee de quatorze, disparait de fagon si dramatique. Ge 
que John Gowper aimait en elle, c'etait son detachement, la 
scission qu'elle operait au sein de ses vies differentes : Elle 
et moi nous etions parfaitement semblables dans notre vie mentale, 
esthetique et artistique, dans notre vie affective, notre vie imaginaire et 
notre vie erotique. Nous allions de I'une a I'autre de ces vies que nous 
maintenions separees^. Ge detachement tant aime chez Nelly n'est a 
son tour que I'echo d'un autre detachement, qui le precede, propre 
a la nature imaginative et morbide de Mary Gowper, la mere 
de I'ecrivain. Dans une autre lettre a sa soeur Philippa, Powys 
ecrit : // est certain que ton frere aine — et cela peut etre heureux pour 
lui ou peut-etre pas! — est un melange parfait de notre mere et de notre 
pere en ce qui concerne la mart — le detachement de Mere et I'obsti- 
nation de Pere... ^ Or ces deux femmes qui ont tant compte 
pour John Gowper disparaissent avant meme qu'il ait commence 
d'ecrire, Eleanor Powys en 1893, Mary Powys en 19 14. A ce 
detachement qui les evoque, a I'absence de couleurs signifi- 
cative du desir de ne point souffrir, a la volonte de reintegrer 
un etat de non-etre qui se confond avec la mort, s'ajoutera 
desormais la froide blancheur d'une douleur devastatrice et 
pure qui tue tout ce qui n'est pas elle, qui elimine pour long- 
temps la possibilite d'aimer tout nouveau visage vivant sans que 
reviennent, troublantes et inspiratrices de culpabilite, les voix 
et les figures du passe. 



L AMOUR SORORAL 

A travers les poemes, I'obsession du blanc envahit les images. 
Ainsi dans Blancheur^, le mot blanc ne surgit pas moins de seize 
fois dans les cinq strophes qui le composent; tout ce qui s'y trouve 
nomme rappelle la couleur a la fois virginale et mortelle : le 
marbre, la lune, le sable, I'argent, et exclut le rouge evocateur 
du sang. 

Car tout ce qui est rouge s'eteindra, 
Flamme rouge, roses rouges, sang rouge ^. 
D'autres poemes ne comportent que des sites, des animaux ou 
des objets participant a la blancheur ou a I'argente : visage 

1. Lettre inedite a Philippa Powys du 8 mars 1950. Granit, p. 327. 

2. Lettre inedite a Philippa Powys du 9 decembre 1939. 

3. La Mandragore ( Mandragora) , 1917. Selected Poems, 1964, p. 178. Granit, pp. 66-67. 



91 



obsedant lie a la paleur lunaire et a la mort, blancheur evoca- 
trice de la virginite et de I'etat d'enfance {Obsession^ ), bras 
blancs qui appellent au-dela de la mort {Piete ^), presence de 
la lune qui ravive la passion pour une morte {Le Livre ^), fan- 
tome blanc avec lequel I'esprit voyage le long d'une riviere 
jusqu'a se fondre avec la mer {Euthanasie *), cris de cygnes sau- 
vages, soupirs echanges entre nenuphars et herbes qui masquent 
d'autres plaintes, humaines celles-la, les plaintes d'une disparue 
{Le Cri ^), visage bleme qui surgit a la fenetre au-dessus d'un 
corps ethere, nebuleux, spectral (Dieu »). Parfois le poeme va 
jusqu'a exprimer le desir d'etre reuni a une ombre avant meme 
la mort du poete, ou I'ineluctable obligation de refuser la vie 
afin de danser la danse des morts en une ronde fantomatique 
de phalenes {La Danse Maligne ') sous peine d'eprouver ce senti- 
ment de trahison que Ton a connu depuis longtemps a faire 
semblant d'aimer et de vivre {Le Traitre *). 

Ce que tons ces poemes ont en commun, c'est la nostalgic d'un 
amour brutalement tronque par la mort, amour qui s'adresse 
a une femme quasi enfant, innocente, virginale : 

Ton apparition blanche, spectrale, 

Bras blancs, mains blanches, seins blancs, 

Flotte a mon cote : seuls, ensemble, 

Nous buvons a la riviere de I'oubli *. 
Le vers d^ Obsession 

Disparue, disparue, toi de qui je revais 
trouve un echo exact dans 

Disparue, disparue, morte depuis longtemps, 

Quand Vamour donna tout et mourut en donnant! 

visage renverse! bras etendus! 

passion plus forte que la tombe! 
cri pathetique de regret qui perce dans Le Livre ^. 
Ce dernier titre — ainsi que les ultimes vers du poeme, 

lis n'ont pas su qu'un livre paten 

Avait fait de moi un moine pour toujours 
est peut-etre une allusion au recueil de poemes donnes a John 
Cowper par Nelly : Une petite file qui gisait depuis peu sous une pierre 
froide ne m'avait-elle pas donne les wuvres poetiques de John Keats? " 



1. La Mandragore. Selected Poems, p. 176. Granit, pp. 64-65. 

2. id., p. 170. 

3. id., p. 170. 

4. id., p. 172. Granit, pp. 68-69. 

5. id., p. 162. 

6. id., p. 139. 

7. La Salicorne (Samphire), 1922. Selected Poems, p. 183. Granit, pp. 70-71. 

8. La Mandragore, p. 137. 

9. Autobiographie, p. 206. 



92 



L IMAGE UNIQUE 

Le monde de ces poemes annonce deja celui des angoissantes 
visions qui dans Rodmoor et dans Wolf Solent {le visage de la gare 
de Waterloo) bouleversent le heros de remords. Rien d'etonnant 
si tous ces vers, dont Kenneth Hopkins dans sa preface "■ 
laisse entendre qu'ils comblent dans une certaine niesure les 
lacunes de VAutobiographie, ressuscitent sans cesse a travers 
I'apparition et la plainte le souvenir de la soeur et de la mere 
mortes, et penetrent le lecteur d'une impression de fidelite tor- 
turee a ce qui fut. 

Fidelite qui evoque I'univers d' amour et de mort propre a 1' Ula- 
lume d'Edgar Poe, que I'un des poemes de Powys, Le Chateau de 
Gathore ^, rappelle par sa sonorite et son rythme. Le chateau de 
Gathore, la citadelle de la mort, ne connait qu'un seul pelerin, 
celui de I'enfance et de la demeure natale d'ou des senteurs 
mortelles s'exhalent, chassant tout amour vivant. On voit pour- 
quoi I'essai que Powys a consacre a Poe est d'une telle intui- 
tion, quand on salt la profondeur de leurs affinites : Ici, ce 
It est plus la tradition humaine, trop humaine, oil chaque homme « tue 
Pobjet qu'il aime ». Ici, nous sommes dans un monde oil V element humain 
de la passion a entierement disparu, et laisse autre chose a sa place, qui 
-:stvraiment, aproprement parler, « d'une immoralite inhumaine». D'abord 
die est denuee de toute emotion physique. Elk est sterile, immaterielle, 
surnaturelle, froide comme la glace. Ensuite, elk est egocentrique, dans 
■m sens horrible. Elle se nourrit d'elle-meme. Elle soumet tout a elle- 
meme. Enfin, disons-le, elle est habitee par une folic pour la Corruption. 
UOssuaire est sa couche nuptiale, et les etoiles de minuit se confient en 
murmurant sa perversite. II n'est pas besoin pour elle de « tuer Vobjet 
Qu'elle aime », car elle n'aime que ce qui est deja mort ^ 
L "absence d'amours vivantes est partout celebree dans les pre- 
miers romans de Powys : comme Poe, il connait cette faim de la 
Mort, notre desir eternel defaire que ce qui a ete soit encore, et encore, 
tour toujours! * Get amour du passe, cette petrification volontaire de 
\otre dme humaine *, ce detachement glacial *, cette perpetuelle 
exigence de retrouver, de reconnaitre, de faire revivre, est la 
clef meme de I'osuvre powysienne. La main de glace qui gele 
ies amours de Poe est celle qui dans Camp retranche oUigera. Dud 
a sacrifier son amour humain pour I'ecuyere Wizzie au fan- 
rasme de Dor-Marth, la tete de bois symbolique de sa mere 
morte. Powys remarque meme que le gel n'exclut pas la sexualite 
pour Poe, dans I'oeuvre de qui les levres mortes n'en sont pas 
moins des levres de femmes. De la viennent I'impossibilite d' aimer, 



1. Selected Poems, p. i6. 

2. La Salicorne, p. 190. Granit, pp. 82-85. 

:. « Edgar Allan Poe», in Visions and Revisions, 19 15. Macdonald, 

4- id., p. 202. 



1955' P- 199- 



93 



les craintes justifiees de Psyche devant I'Astarte d'Ulalume, et 
le mepris pour ces Faustina et Juliette que Powys, apres Poe, 
dedaigne pour se tourner vers cette longue lignee de figures 
exsangues, qui sent les incarnations d'une Figure unique, cette 
Figure plus rare, plus froide, plus virginale, Elk qui est nee et qui est 
morte tant de fois, Elle qui a ete Ligeia, Ulalume, HeVene et Lenore 
— car toutes ne sont-elles pas une seule? — Elle que nous avons aimee 
en vain et aimer ons en vain jusqu'a la fin — Elle qui est revetue, meme 
dans la gloire de son Immortalite, du linceul enveloppant et richement 
parfume des Morts! ^ 

Cette fidelite de Poe a une Figure unique, dont Marie Bonaparte 
a montre qu'elle est la Mere si tot disparue du poete ^, nous la 
retro uvons aussi dans Toeuvre powysienne, qu'elle soit eprouvee 
de fagon lancinante pour la mere ou qu'elle s'adresse a son double 
rajeuni, la virginale figure de I'ame-soeur, morte au moment 
meme oii elle avait appris, et peut-etre grace a John Cowper, 
a murir dans la tendresse d'un lien fi-aternel. 



BLANCHEUR ET AUTODESTRUCTION DANS RODMOOR 

Cette nostalgique blancheur des poemes devient lumiere aveu- 
glante dans le roman Rodmoor ^. Le blanc se durcit ici en auto- 
destruction violente a travers la figure maternelle de Mrs. Rens- 
haw. Cette femme masochiste mais forte se jette dans la souflFrance 
pour faire corps avec eUe; elle va au-dela de toute souflTrance, 
puisqu'elle devient la souflTrance : J^ous sommes faites pour sup- 
porter, endurer, nous soumettre et souffrir *. Les paroles de Sorio, 
decrivant son livre consacre a la destruction, reprennent ces 
propos sombres pour les exalter dans une eblouissante lumiere 
blanche : Ce que je vise dans mon livre est de reveler combien V essence 
de la vie reside dans V instinct de detruire. ... Cest seulement a partir de la 
destruction — a partir de la dechirure, de la rupture de quelque chose — 
d'une chose qui fait obstacle — qu'une vie nouvelle pent naitre. La des- 
truction pure est une flamme qui brule et qui devore. C'est une orgie folk 
et splendide d'une blancheur aveuglante comme celk qui nous blesse en 
ce moment les yeux. Je vais montrer dans mon livre comment V essence 
ultime de la vie, telle que nous la trouvons epuree a rextreme dans les 
extases des saints, n'est rien d' autre que la folic de la destruction. Voild 
ce qui se cache derriere tout ascetisme et tout renoncement : c'est Vinstinct 
de detruire, de detruire ce qui nous est le plus proche, et ici, bien sur, son 
propre corps et sa concupiscence. Les ascetes croient detruire pour le salut 
de leur dme, telle est leur illusion. En fait, ils le font par amour de la 

1 . « Edgar Allan Poe », id., p. 208. 

2. Marie Bonaparte, Edgar Poe, sa vie, son auvre. P.U.F., 1958. 

3. Rodmoor, New York, G. Arnold Shaw, 1916. A paraitre aux Editions du Seuil. 

4. id., p. 252. 



94 



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destruction et pour en eprouver Vextase. Ce que recherchent les saints 
et les mystiques est la destruction de tout ce qui est a portee de la main, 
de tout ce qui depasse et fait obstacle. . . ^ 

On voit que pour Sorio la destruction implique I'absence, 
exprimee pareillement, de cette forme deja blessante et refusee 
dans les Confessions de deux freres {quelque chose qui depasse). La 
destruction implique la mort du sexe, I'abolition de son proprt 
corps et sa concupiscence, tout comme pour Mrs. Renshaw il faut 
endurer et soufTrir au mepris de sa propre enveloppe charnelle. 
Et I'image utilisee par Sorio [la dechirure, la rupture) repond a la 
terrible image evocatrice de viol que Mrs. Rensham imagine 
{un grand instrument de fer au tranchant nu et acere ^). 



ANGELISME DU FILS 

De meme que dans Givre et Sang Rook Ashover et sa mere ont 
en commun une froideur lunaire, Sorio et Mrs. Renshaw refusent 
tous deux la vie du corps dans une communion de devastatrice 
et puritaine blancheur. Si la lumiere se fait aveuglante dans 
Rodmoor, c'est peut-etre parce que les verites y sont insoute- 
nables : mer et blancheur a la fois masquent et revelent les 
desirs homicides, I'homosexualite, et les amours incestueuses 
— tentations que les personnages finissent par fuir dans la 
demence ou le suicide. II n'y a pas moins de trois suicides dans 
Rodmoor, et cette folic d'autodestruction rappelle I'hecatombe 
d'un autre livre « angeliste », V Andre Walter de Gide. En fait 
ces holocaustes permettent a la sexualite secrete des personnages 
de rester voluptueusement figee dans le passe sans avoir a s'enga- 
ger dans des voies nouvelles. De passif dans les Corifssions, le 
desir d' annihilation s'est fait recherche active : ce n'est plus la 
quete d'un degre zero qui est en jeu, mais celle de I'extase. 
L'extase, cette orgie folk et splendide d'une blancheur aveuglante ^, 
est une fagon pour Sorio de parvenir au stade supreme oii la 
destruction devient creatrice : dans l'extase seule peuvent coexis- 
ter la sensualite exacerbee parvenue a son faite et la mort de 
I'homme sensuel. 



1. Rodmoor, pp. 111-112. 

2. id., p. 428. 



95 



FROIDEUR ET MORT DANS GIVRE ET SANG 

Tout Givre et Sang ^, celebrant le refus de la procreation, est 
place sous le signe d'une communication intense avec la blan- 
cheur lunaire et avec la mort. La premiere phrase du livre nous 
met aussitot dans un climat irreel, fantomatique : Certaines des 
rencontres les plus determinantes en ce monde adviennent entre deux etres 
dont I'un est plonge dans le sommeil ou dans la mort ^. Cette reflexion 
est faite par Rook Ashover au chevet de Netta, sa compagne, 
mais a force de scruter ce visage de femme endormie, Rook se 
perd dans le paysage exterieur baigne de lune. II choisit le 
paysage contre le visage. II choisit une tendresse froide, lointaine, 
indifferente ^, un detachement inhumain ''', contre I'amour. S'il n'y 
a aucune reciprocite entre le corps endormi et Rook, il y a 
rencontre et fusion entre I'homme et I'univers metamorphose 
par la lune : Comme si, derriere toute cette chimie etheree, quelque chose 
de reel existait qui correspondait a la vieille idee platonicienne d'un 
univers compose de matiere spirituelle, de formes spirituelles, plus rares 
et plus belles que le monde visible ^. Ainsi, comme Wolf Solent se 
detache de Gerda enveloppee de sommeil sur la coUine de Poll's 
Camp *, Rook s'eloigne de la dormeuse pour entrer en 
communication avec les reflets de son univers psychique dans 
le monde alentour : avec I'eau profonde du Trou aux perches 
oil un poisson se mit a onduler rapidement, en proie a 
Vextase lunaire ^; avec les tombes des aieux, groupe de pierres 
blanches miroitantes, mieux accordees a la clarte de la lune qu'a toute 
autre chose au monde ^; avec la lune ensorcelante enfin qui I'appelle 
au-dehors, pour lui reveler, a lui seul parmi tous les humains, un 
des secrets de V univers •*. Rook subit alors une telle petrification 
qu'MW oiseau nocturne deployant son vol concentrique au-dessus de lui 
aurait confondu son visage avec une parcelle inanimee de blancheur **. 
Dans cet univers renverse oii une etrange correspondance s'etablit 
entre la lune et Rook, entre le visage bleme qui regardait la terre et 
le visage bleme qui regardait le del ', le monde visible du bas est 
progressivement happe vers le monde invisible du haut, et deja 
Ton prevoit combien dans cette montee, climat spirituel d'une 
ame hantee, la femme endormie sera — comme les vierges 
de Poe — sacrifice. 



1. Ducdame, 1925; Givre et Sang, Editions du Seuil, 1973. 

2. id., p. 23. 

3. id., p. 24. 

4. Wolf Solent, p. 331. 

5. Givre et Sang, p. 25. 

6. id., p. 27. 

7. id., p. 28. 



96 







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Le Presbytere de Shirley, maison natale de John Cowper Powys. 




Les parents de John Cowper Powys. 
Le pasteur Charles Francis Powys et sa femme, nee Mary Cowper. 



LE POUVOIR DE LA LUNE 

Des le debut du roman il etait flagrant que le pouvoir vampi- 
rique de la lune est hostile a rhumain; si Rook ne subit que trop 
son magnetisme, son frere Lexie, etre solaire epris de la vie, 
dira de la lune : Elk rCest pas vraiment favorable aux humains \ 
Get ensemble de themes inquietants (la lune qui eloigne de la 
femme, la mort du desir, le detachement, le fantomatique) 
exprime une interdiction interieure flee a I'image maternelle, 
et sans doute n'est-ce pas une simple coincidence si, aussitot 
apres la description de la lune malefique, Powys insiste sur la 
soUtude de Netta que Mrs. Ashover s'obstine a ignorer. Sous le 
regard de la mere de Rook, sa maitresse se sent dissoute, trans- 
percee, reniee, et Ton soupgonne des lors qu' existent des corres- 
pondances, cruelles et cachees, entre la lune ennemie, la mere 
ecrasante et le fils domine, puisque Rook pas plus que sa mere 
n'arrete son regard sur la femme delaissee. De secretes affinites se 
devinent entre la mere et le fils, lies dans la froide blancheur d'une 
sexuahte detruite. Aussi la lune parait-elle un lac qui aspire, et son 
pouvoir magnetique evoquant la mere-gouffre provoque-t-il la 
chute dans le circulaire si souvent symbolique chez Powys de 
mort sexuelle : la lune devint un lac circulaire et lumineux qui I'attirait 
vers lui, qui I'attirait en lui. Le del bleu-noir autour de la lune devint^ 
un rivage a la pente glissante, sans aucune saillie, aucune lezarde a 
laquelle Rook put s'agripper : rien qui arretdt sa chute rapide, fatale, 
totale, dans ce gouffre magnetique! ^ 



LES EAUX DU SILENCE 

II y a des le debut de Givre et Sang une occultation de verites 
insoutenables du seul fait que le reel est nie et que nous sommes 
plonges dans I'univers du sommeil, du fantasme et du reve. 
L'eau qui prime dans I'imaginaire de ce roman n'est pas une 
eau sur laquelle regne le soleil aveuglant de la lucidite meurtriere, 
mais au contraire une eau lunaire envoutante ou bien l'eau amortis- 
sante de la neige, cette eau du silence et de FetouflTement des pas- 
sions charnelles, comme elle Test chez d'autres romanciers^ L'eau 
de la neige est d'aiUeurs proche de la fluidite lunaire. Devant 
ses flocons, Rook songe que cette blancheur mysterieuse est une 
intrusion miraculeuse, comme si Vorbite mystique d'une lune inconnue 
au trajet de meteore, pure et virginale, avait heurte notre terre aux couleurs 



I. Givre et Sang, p. 35. 

3! Par exem'ple Edith Wharton dans Ethan Frame (Mercure de France, 1969) et Heather 
Ross Miller dans A I' autre bout du monde (Gallimard, 1970). 



97 



melees et entachee de peches \ Si les eaux et les lumieres de Rodmoor 
etaient^ celles d'une autodestruction violente necessitee par la 
revelation de vices et de passions, I'eau lustrale de la neige, les 
flocons, la lumiere de la lune sont plutot des symboles' de 
refoulement dans la chastete et I'angelisme. 
Mais un autre element liquide preside a I'imaginaire de Givre 
et Sang qui etait absent de Rodmoor : la pluie qui plus que tout 
an monde, ramene la pensee aux premiers souvenirs ^. En cela, elle est 
en harmonie avec la neige dont la chute feutree est I'expression 
d'un silence immense, anterieur a toute vie. La pluie introduit 
un adoucissement, une euphemisation du blanc destructeur 
grace a sa couleur dissimulatrice : le gris. Neanmoins elle evoque 
aussi des visages qui inspirent inquietude et pitie : Un grand visage 
aveugle et fluide s'krasait contre la vitre — rinforme visage gris de la 
plme. On eut dit qu'un bras fantomatique, ondoyant et obscur, glace comme 
celui d'un cadavre, tdtonnait pour s'agripper a ces deux silhouettes ruis- 
selantes,^ comme si, transpercees par I'eau, elks n' appartenaient pas a la 
chaucle intimite humaine mais aux champs noyes du dehors ". Elle est 
aussi I'element qui dissout et permet I'involution au sein de la 
terre maternelle. En cela, elle est force feminine qui permet 
a^ la terre de s'abimer dans ses profondeurs, loin du contact 
viril du soleil; car la terre trempee de pluie possede son propre 
mode, feminin et souterrain, de germination, de generation. 
Et la pluie, qui prefigure une nouvelle naissance au sein de la 
terre, fait songer a la mort par I'odeur de decomposition des 
feuilles qu'elle a dissoutes : Avec la senteur des bois et des pres, 
entrait aussi cette saveur acre et penetrante propre a la sueur de la mort, 
car des millions et des millions de feuilles mortes se desagregeaierit 
dans leur retour a la chair de la Grande Mere endormie *. 

LE FEU DU GIVRE 

Gependant, des que la pluie pent faire croire a trop de fecondite, 
des que la terre se feminise au point de suggerer la gestation 
(et bientot ce sera le lot de I'epouse de Rook que d'attendre son 
enfant), la haine de la germination et de la procreation eclate 
sous forme d'un violent desir de gel et de givre : Rook cut donne 
n'lmporte quoi pour qu'un gel dm et mordant s'empardt de ces prairies 
brumeuses et transformdt cette gluante terre de chair en un roc de givre! 
II detestait I'argile nolle et detrempee, a I'odeur fetide d'encens et de mort 
insidieuse. II eprouvait un desir aigu defuir tout cela dans une atmosphere 
pure et dpre; il ressentait la nostalgic prof onde de la mer salee et sterile^. 

1. Givre et Sang, p. 102. 

2. id., p. 37. 

3. td., pp. 45-46. 

4. id., p. 79. 

5. id., p. 84. 



98 



On voit la progression de la neige au givre. Le givre n'est pas 
flocon qui recouvre, il est deja cristal. Et ces cristaux deviendront 
plus tard dans I'oeuvre ces etoiles, ces astres maternels que le 
fils rejoint grace a ses seules forces psychiques ^. Una surface 
givree evoque aussitot un espace stellaire. La neige ainsi durcie, 
^blouissante, evoque le theme du virginal ou d'une conception 
immaculee ^ Image pure nettement opposee a la gestation qui 
aura lieu, contre le gre de Rook et son desir profond de sterilite 
exprime par sa nostalgic d'une mer infeconde. 
Le givre est comme le feu qui purifie et calcine, il devore cou- 
leurs et odeurs, il est le symbole meme de I'anti-sensualite : Le 
puritanisme inherent a la nature de Rook repondait en exultant a cette 
saison morne et fixe^. Au sein de I'hiver le temps est annule, et 
Rook pent voir les matins brefs, sombres, petrifies, devenir^ soudain 
des soirs obscurs, glacis, battus par le vent, et les heures de midi chassees 
du cadran du jour ». II se sent investi du pouvoir magique de sus- 
pendre son destin de mari et de pere, de le petrifier comme lui- 
meme avait ete petrifie par la lune : Rook semblait^ capable^ de 
s'opposer au cours des evenements et de suspendre le destin lui-meme, 
devenu inoffensif comme les stalactites qui pendaient vers Veau sous le 
pont de la Frome =*. Ainsi la transformation de la terre par la 
blancheur du gel est-elle comme le prelude d'une mort, mais 
aussi d'une renaissance, et les cristaux du givre prefi- 
gurent-ils le cristal de la Boule Cimmerienne oil Rook se verra 
a la fois cadavre et germe. 



LE CRISTAL CIMMERIEN 

A I'irrealite dispensee par la lune, a I'etouffement des flocons, 
a I'involution facilitee par la pluie, a la purification operee 
grace au givre, vient s'ajouter le vague estompant de la brume. 
Sa nebulosite accentue le renversement et I'irrealite : une brume 
blanche paraissait monter du sol, comme si la terre etait devenue la lune ». 
Car la brume annonce le theme des regions cimmeriennes, ces 
regions couvertes de brouillards, que le soleil ne parvient pas a 
troubler, ou regnent eternellement le sommeil et la nuit. Dans 
la Pierre Cimmerienne, cette boule de cristal ou la voyante 
Betsy Cooper lit I'avenir, Rook aper^oit sa forme morte et eteri- 
due. Submerge par une vague de quietude et dejoie inalterables^, il se voit 
dans ce ventre pur, car c'est bien d'un retour au ventre maternel 

1. Bachelard remarque dans L'Air et les Songes que « dans le regne de I'imagination 
tout ce qui brille est regard ». Ainsi I'etoile serait regard et communion. 

2. cf. Gilbert Durand, Psychanalyse de la neige, Mercure de France, aout 1953, p. 625. 

3. Givre et Sang, p. 90. 

4. id., p. 225. 

5. id., p. 214. 



99 



qu'il s'agit, puisque Betsy Cooper dit du mysterieux Pays Cim- 
merien que les gens y vivent comme des enfants qui ne sont pas encore 
nes 1. Limbes prenatals dont tout a coup Rook per^oit qu'ils 
sont le pays dont il avait taut de fois reve le long de routes solitaires 
an crepuscule ^ quand dans le surgissement de I'ombre il entendait 
le son cristallin des Fontaines cachees. Cette BuUe d'Eternite 
semble venir d'une maree souterraine et se projeter hors d'atteinte, 
loin de la nostalgie, de la luxure et de la haine, loin de tout ce que les 
humains out dote d'un mm ^. 

Cette interiorisation dans la Boule Cimnaerienne prepare deja 
la mythologie de Wolf Solent; elle exprime la mort inconsciem- 
ment souhaitee de Rook, desireux de rejoindre ce pays au-dela 
de Thumain ou les attaches terrestres sont abolies. Le cristal 
permet cette reimplication au sein d'une mere insensible, que 
les elements dans Givre et Sang favorisent — lune, eau, neige, 
brume qui voile. Tout le livre est place sous le signe angeliste 
d'un amour chaste, interieur, spirituel, que rien ne pent briser, 
et que symbolise ce cygne blanc qui semblait flotter sur un myste- 
rieux lac interieur qui etait comme Videe platonique, Vessence du lac 
reel ». Et cet amour evoque celui que chante le poeme de 
Shakespeare Le Phenix et la Colombe, qui revient par deux fois 
dans Givre et Sang et traversait deja Rodmoor : I'amour sterile, 
qui dure au-dela de la mort. 



BLANGHEUR ET INTERDIT DANS WOLF SOLENT 

On voit combien, des Poemes a Rodmoor et de Rodmoor a Givre 
et Sang, le blanc court comme un pur fil d'Ariane de fidelite au 
passe, a la mere, a la mort. Si deja, dans le poeme Blancheur, 
le rouge de la soufFrance etait refase, dans les deux romans sont 
honnis et nies le rouge du sang inseparable de la nature feminine, 
de la defloration, de la procreation. 

Mais la couleur autodestructrice qui regnait sur le coeur cou- 
pable et puritain des premiers heros de Powys cede le plus sou- 
vent la place dans Wolf Solent * au vert glauque d'une lueur 
sous-marine et prenatale, lueur de coquille, de fougere et de 
mousse, douce lumiere qui emane de la lampe de Christie. 
Pourtant, si Wolf Solent est le roman de I'immersion dans 
le vert originel, le blanc y dresse encore parfois son absence de 
couleur, destructrice et ambivalente. Car il signifie toujours, 
a travers I'identification a la mere, la chastete forcee d'un ange- 
hsme adopte par fideHte a I'aimee. On pourrait croire, tout au 

1. Givre et Sang, p. 214. 

2. id., p. 215. 

3. id., p. 266. 

4. Wolf Solent, 1929. Traduit par Suzanne Netillard, Gallimard, 1967. 



100 



debut du roman, le blanc capable d'exprimer un espoir de 
renouveau : ainsi ce fantasme erotique grace auquel Wolf serait 
tente de sortir de lui-meme lorsque, dans le train qui I'emmene 
loin de Londres et de sa naere, il reve a une fille qui le laissera 
r aimer, blanche comme, sous Vecorce, une baguette de sank... ^ Mais 
cette vision est aussitot fracassee par le cri d'un jeune porteur 
entrechoquant des bidons de lait : ... ces syllabes particulieres, 
« Longborne Port.' », melees au fracas des bidons de lait, pourraient 
resonner dans le crane de quelque humain depuis longtemps defunt... 
Quels sombres crepuscules de novembre, quels midis d'aout engourdis 
de chaleur, quels jaillissements de lait blanc dans les seaux luisants ces 
syllabes rustiques n'evoqueraient-elles pas? ^ Ainsi cette blancheur 
revee de jeune fille est-elle tout de suite chassee par des blan- 
cheurs plus anciennes : celle du lait, ou d'un crane qui rap- 
pelle celui du pere mort, William Solent. Tout se fige dans un 
sombre novembre ou dans un mois d'aout engourdi. La force 
castratrice du blanc commence a operer. Plus tard, on retrouvera 
quelques traces encore de cette seduisante figure feminine, mais 
ce ne sont plus que pales vestiges annules dans le refus. Le fan- 
tasme de la jeune fille a ete sacrifie au passe, refoule dans un 
geste de defense qui suggere le repli de 1' erotique sous I'auto- 




ses deux mains osseuses sur ses jambes, juste au-dessus des genoux, comme 
s'il se defendait devant quelque menace inconnue dirigee contre son vice 
cheri. Puis, dans une sorte de regroupement protecteur de ses souvenirs, 
comme si V erection de solides fortifications mentales devait lui permettre 
de detourner toute attaque contre son secret, il se mit en devoir d'evoquer 
certains jalons notoires parmi ses experiences passees 2. 



MERE ET MIROIR 

Le blanc a ete utilise contre le blanc; les erections des fortifications 
mentales ne sont la que pour eviter des erections plus precises. 
Aussi bien, la prochaine fois que Wolf reviendra a la gare, le 
blanc va-t-il faire son apparition dans toute la force d'une image 
devorante. A peine parvenu au train qui ramene sa mere Ann 
Haggard, Wolf pressent la faillite de ses amours avec Gerda. 
L'idee des retrouvailles avec sa mere provoque cette pensee : 
Cest exactement comme le souffle d'une grande baleine blanche qui jaillit 
alors que personne ne pensait aux baleines... que tout le monde pensait 



1. Wolf Solent, p. 19. 

2. id., p. 35. 



lOI 



a la route du navire... ^. A nouveau, le blanc filial devore Terotisme 
possible. Si, avec la baleine, le blanc separe Wolf de Gerda, il 
dressera egalement son interdit entre Wolf et Christie alors que 
triomphait le vert de la mythologie. La baleine est aussi ventre, 
et r atmosphere verdatre ou baignent Wolf et Christie evoque 
celle de I'aquarium : si ces deux milieux clos uterins s'accom- 
pagnent d'un rappel du blanc, c'est que le heros a commis la 
fohe de vouloir en sortir. Le blanc surgit aussitot comme une 
autopunition, qui eloigne Wolf de Gerda et Christie quand 
celles-ci se veulent femmes et amantes. Le blanc est I'envers du 
vert que le heros a trahi. 

Cette opposition est frappante au cours de 1' admirable scene 
ou dans le miroir, ce n'est plus Christie que voit Wolf, mais 
I'etang de Lenty et ses eaux lourdes d'un inconscient charge. 
Aussitot surgit le blanc. Devant Christie, Wolf est a present 
dans m monde de blancheur. Spectral etait le chatoiement de sa courte- 
pointe blanche... Spectrale la blancheur de son profil centre la masse 
soyeuse de ses cheveux denoues. II y avail egalement des reflets blancs dans 
le miroir! ^ Le theme du miroir rappelle triplement la mere : 
d'abord il ne reflete plus Christie, mais I'eau de I'inconscient; 
ensuite, il a ete donne a Christie par sa mere; enfin, au bout de 
la perspective qu'il reflete apparait le visage lamentable de I'escalier de 
Waterloo \ charge de toutes les oppressions, souffrangr^ et injus- 
tices. Le vert vire au blanc, devient abime gris, chaos glace ^ ; 
Wolf se sent trempe comme s'il avait subi une averse de pluie 
glaciale. Le blanc, le froid, le glace, le fige, le spectral ont triom- 
phe de I'erotisme et de la vie. Le blanc a fait entendre son mul- 
tiple appel au passe lorsque Christie se veut femme : a I'incons- 
cient (I'etang de Lenty), a la culpabiUte (le visage), a la mere 
(le miroir), a la mort (le spectral). Toute la scene exprinre 
r autopunition de Wolf qui, plonge dans le vert, a cru pouvoir 
un moment aimer une image substitutive et vivante, mais dont 
la volonte intime se conjugue avec 1' interdiction : pour que Wolf 
reste fidele a sa mythologie, il faut que Christie reste interdite, 
virginale, et que le blanc rappelle qu'elle est une Eurydice perdue ^ 



DE l'iNTERDIT a LA CREATION 



Mais I'interdiction a sa raison d'etre, et I'apparente regression 
de certains personnages dans lesquels Powys s'est projete n'est 
peut-etre que le retour en arriere indispensable par ou passe 
le chemin de la creation. II y a dans Wolf Solent un poeme qui 



1. Wolf Solent, p. 137. 

2. id., p. 474. 

3. id., p. 475. 



102 



allie de fa^on significative le blanc du passe et le blanc du futur : 
c'est le poeme Algues blanches, compose par Jason. Jason est 
poete et reflete done Powys lui-meme. D'autres traits en font 
un double de Powys, car il forme avec Darnley le couple fra- 
ternel deja rencontre dans Bois et Pierre, dans Givre et Sang, de 
John Cowper et de Llewelyn. Le poeme montre les corps des 

noyes qui flottent 

Blancs comme Vecume au sillage d'une baleine 
Qui souffle et s'ebat sur des milliers de lieues ^ 
et cette image rappelle 1' autre baleine, celle qui surgissait, 
blanche et inquietante, a I'esprit de Wolf quand, allant chercher 
sa mere a la gare, il pressentait I'echec de ses amours avec la 
terrestre Gerda. Mais dans Algues blanches, ou les noyes flottent 
sur la houle, guettes par les poissons et les bees voraces des 
goelands, la mer leur procure une tombe ou ils peuvent dormir 
d'un sommeil inviole. Le blanc est la couleur preservee des 
etres vierges dont la chastete est prolongee par la mer qui les 
a engloutis. La mer ecumeuse est elle-meme aussi pure que les 
noyes, soUtaire, sans mat ni voile, deserte. Et des corps noyes 
Poussent des algues qui sont deuces comme la soie, 
Blanches comme la lune, 
Comme de la mousse, comme des fougeres, 
Blanches comme le lait, 

Les doigts de Marie ne sont pas plus blancs! ^ 
Ces algues pures, ces doigts de Marie (qui rappellent le nom de 
la mere de i:ecrivain) abolissent les perverses pensees qui saisissent 
toujours les'heros powysiens, et Powys lui-meme, sur les plages : 
Rejetez au loin vos mauvaises pensees! 
Dechaussez-vous! Purifiez vos mains! 
ordonne Jason a ceux qui contemplent les algues. . ,, , . 

Veritable hymne a la blancheur et a la purete des corps a 1 abri 
dans le tombeau de I'element marin (ou Powys lui-meme choisira 
de faire disperser ses cendres), le poeme celebre avec les algues 
la communion du noye et d'une mer enveloppante et chaste 
comme le serait une mere. Le blanc cesse d'etre pure anni- 
hilation comme dans Rodmoor ou pouvoir purement vampirique 
comme dans Givre et Sang : il ouvre a Jason le champ de la 
creation. A travers lui, Powys pent allier le corps noye au theme 
maternel de I'eau et ainsi chanter la trilogie qu' exalte sa creation 
entiere, celle du fils, de la mere, et de I'oeuvre ecrite qui, au-dela 
de la mort, les unit. 



DIANE DE MARGERIE 



1. Wolf Solent, p. 387. 

2. id., p. 388. 



103 



de I'algue a la vague 



PETIT ALPHABET DE LA NATURE 



A 



LGUE 



En realite, je n'aime pas les cours d'eau a leur embouchure. 
A mes yeux ils ont toujours quelque chose d'un peu sinistre; ils 
ressemblent, avec leur etrange nature amphibie, au rejeton 
monstrueux d'un accouplement hors nature ! Les poissons de 
mer se melaient aux poissons de riviere dans I'Arun, mais ce 
phenomene me faisait seulement regretter les vandoises qui 
etincelaient dans les eaux pures de la Wissey. J'etais surtout 
choque de voir de vieux bouts d'algues Hotter a la derive, a 
jamais entraines en avant, en arriere, en avant, en arriere, par 
la maree montante ou descendante. Je trouvais quelque chose 
d'infiniment triste dans ce flux et reflux incessant. Ces mouve- 
ments irreversibles de la maree prenaient a mes yeux Failure 
d'un Eternel Retour effroyable et un singulier sentiment de 
desolation finit par se degager pour moi de ces bouts d'algues 
condamnes sans appel. 



/\RBRE 

Le long d'un ruisseau qui coule pres de ma maison, il y a un 
sentier sur lequel pousse un saule enorme et extremement vieux. 
Je lui ai donne un nom mystique, je I'appelle « I'Arbre Sauveur » 
et, a tons ceux qui pourront trouver dans leur voisinage un arbre 
du meme genre — il n'est pas absolument necessaire que ce soit 
un saule — , je recommande I'usage que je fais du mien. Mon 
arbre a ceci de particulier qu'il suffit de toucher son tronc lie 
a la terre pour que s'opere un transfert des miseres du nevrose. 
L'arbre les accepte toutes, les absorbe toutes dans sa vie magne- 
tique, et elles perdent le pouvoir de tourmenter. Bien sur, nous 
n'arrivons a vivre, tous autant que nous sommes, que grace 
a notre pouvoir d'oublier. C'est la le don supreme de la Nature. 
« Vivre selon la Nature », c'est posseder le pouvoir d'oublier. 



Autobiographie. Traduit par Marie Canavaggia. Gallimard, 1965, p. 296. 
Autobiographic. Traduit par Marie Canavaggia. Gallimard, 1965, p. 587. 



105 



A 



UBE 



I.es vapeurs de I'aube qui montaient du marais se divisaient en 
troupes de fantomes et, chassees au-dessus de la mer, se dissol- 
vaient en nuees de plus en plus immaterielles pour se dissiper, 
enfin, et n'etre plus rien du tout. Dans son saisissement, Larry 
croyait contempler un suicide spirituel — comme si un Jesus 
fantome suivi de tous ses disciples avait decide de perir dans les 
vagues. Mais a peine ces fantomes vaporeux s'evanouissaient- 
ils, qu'une raie etroite, cramoisie, telle une cicatrice sanglante 
sur un front gris de cendre, apparaissait juste au-dessus de la 
ligne d'horizon. En meme temps que cette raie sanglante, evo- 
catrice pour Larry de I'anguille decapitee, le long cou de saurien 
de la Tete de Saint Biscop, comme celui d'un serpent de mer 
antediluvien, se profilait au loin. Puis cette raie au ras de I'hori- 
zon, cette trainee de sang caille qui s'empourprait lentement, 
comme si de I'autre cote de I'univers le soleil la faisait fondre, 
changea soudain. EUe devint ecarlate et tout un monde de petits 
nuages, restes jusqu'alors inapergus, prit feu a cette splendeur 
rayonnante et deversa sur la mer une cascade de gigantesques 
petales de roses. Impossible de discerner la seconde fuyante 
pendant laquelle eut lieu le changement suivant. Voici que tout 
d'un coup, sans qu'il ait vu la Nature executer son tour de pc|sse- 
passe, Larry constatait que tout le ciel, a I'Orient, avait perdu 
sa couleur rouge pour prendre les tons resplendissants de I'or. 



Les Sables de la Mer. Traduit par Marie Canavaggia. Plon, 1958. Le Livre de Poche, 
pp. 161-162. 



106 



Boutons-d'or 

II se mit a arpenter le champ de long en large d'un pas plus 
ferme. II marchait dans un sens puis dans I'autre, et le soleil, 
presque a I'horizon, donnait a la surface du champ une appa- 
rence surnaturelle. Des petales de boutons-d'or s'accrochaient 
a ses jambes, a sa canne; leur pollen couvrait ses souHers. Cette 
opulence doree qui I'entourait envahit son esprit d'etranges et 
lointaines associations d'idees. Les ornements d'or, tissu sur 
tissu, feuille sur feuille, qui recouvraient les morts dans le tom- 
beau d'Agamemnon, les pilastres d'or des palais d'Alcinoiis, la 
pluie d'or qui ravit Danae, la Toison d'or qui perdit Jason, le 
nuage d'or dans lequel I'infortune Titan etreignit Hera, la 
flamme d'or dans laquelle Zeus enlaga Semele, les pommes d'or 
des Hesperides, les sables d'or des lies benies, toutes ces choses, 
non sous leurs apparences concretes mais dans leur essence 
platonique, faisaient chanceler son esprit. Cela devenait un 
symbole, un mysterc, une initiation. C'etait comme cette figure 
de I'Absolu dans I'Apocalypse. Cela devenait une « super- 
substance », de la lumiere solaire precipitee et petrifiee, le coeur 
magnetique du monde rendu visible. 



Wolf Solent. Traduit par Suzanne Netillard. Gallimard, 1967, p. 650. 



107 



Cardamine des pres 

Oui, depuis que le sentiment de la nature s'est fait jour en moi, 
je les vois, les cardamines des pres, comme des fleurs ephemeres 
et fantaisistes qui ne se montrent que timidement et pour se 
faner bien trop vite, alors que les herbes, les mousses, les crosses 
des fougeres sont encore pleines de seve fraiche, mais qui poussent 
toujours, tant qu'elles durent, aux endroits ou il y a le plus de 
rosee et ou debordent les cours d'eau. Ecloses dans les aubes 
glacees, en des lieux sauvages et humides, les cardamines des 
pres sont les plus pales, les plus froides, les moins lascives, les 
plus hyperboreennes, les plus romantiques, les plus evocatrices 
d'Ophelie de toutes les fleurs de notre ile. 



II revint sur ses pas avant d'avoir atteint le pont et nota avec 
satisfaction, sur le chemin du retour, que les cardamines des 
pres etaient en fleurs le long des fosses. « Ce sont elles, se dit-il, 
et nuUe autre fleur, qui sont les symboles de Durnovaria ! En 
elles sourd la magie du plus timide, du plus pur secret de la 
Nature! Elles sont impregnees du froid, des transparences et 
des brumes ondoyantes de I'aube; et le mauve pale de l^urs 
petales veloutes ressemble plus aux effluves enchantes des sou- 
venirs d'enfance qu'a une vraie couleur ! Elles ont toujours Fair 
d'etre vues a travers la bruine, a travers la pluie, a travers I'eau. 
Si j'etais mort depuis longtemps et revenais soudain a moi dans 
I'Hades pour decrire les enchantements de la vie sur la terre, 
ce serait les cardamines des pres qui les premieres s'elanceraient 
vers mon esprit ! Elles ont toute I'herbe des prairies pour feuillage 
et toute la rosee des matins pour fraicheur. Elles me font penser 
aux coquillages de la mer... » 



Autobiographic. Traduit par Marie Canavaggia. Gallimard, 1965, pp. 37-38. 
Camp retranche. Traduit par Marie Canavaggia. Grasset, 1967, pp. 194-195. 



108 



Chelidoine 

Comme ils traversaient la prairie, les deux hommes etaient 
suivis par les notes hardies, aigues, du chant d'un oiseau perche 
dans les jardins du chateau de Frome — d'une grive tres certaine- 
ment. Mais Dud, en ecoutant chanter cet artiste intrepid e, 
pensait que la chehdoine qu'il venait de voir dans le fosse perce- 
vait un secret qui la rapprochait de ce jour nebuleux de la Chan- 
deleur et qu'ignorait le chant plein d' entrain de la grive oil 
eclataient des accents de bravade — de bravade astucieuse 
meme — ou chaque note faisait si deliberement I'eloge de la vie, 
exprimait un stoicisme si conscient, que Dud le trouvait en 
disaccord avec un jour qui hesitait entre I'hiver et le printemps 
comme une ame entre deux mondes. Le frileux bouton de fleur 
vert-jaune qui, a travers I'obscurite, poussait vers I'eclosion une 
pointe si fremissante et si pale, avait bien plus d'affinite avec le 
mystere de ce jour que le defi musical lance a voix claire. L'oiseau 
bravait un hiver qui ne s'en etait pas alle encore, il triomphait 
en un printemps qui n' etait pas encore venu; mais pour les sens 
exigeants de Dud, quelque chose manquait a ces sons courageux 
files a plein gosier. Pour lui, ce jour recelait un element qui, de 
fagon poignante, le vouait a I'echec, aux epanouissements man- 
ques, aux petites mesures, aux Usieres etroites, aux signes effaces 
aussitot qu'entrevus, aux inassouvissements et aux frustrations. 
Rie|r, sauf le bouton pointu, d'un jaune maladif, de la cheli- 
doine n'aurait pu rendre sa frele image tandis qu'il se refletait, 
ce jour seulement a moitie ne, dans Fair et dans la brume. Quel- 
que chose dans la precocite aux pales couleurs du bouton de 
chelidoine evoquait des limbes peuples par tous les_ vegetaux 
dont la naissance en ces Heux avait ete enrayee et qui renouve- 
laient leur appel a la vie par de tendres supplications exemptes 
de reproches. 



Camp retranche. Traduit par Marie Canavaggia. Grasset, 1967, pp. 136-137. 



109 



CoRBEAU 

Les corbeaux solitaires attardes croassaient en suivant leurs 
compagnons qui volaient des champs laboures de la vallee jus- 
qu'aux arbres du Grand Tertre d'Antiger, et la voix des freux 
devint la voix de la nuit elle-meme, cette grande entite primor- 
diale et ailee, chargee de douleurs et pourtant invincible, dolente 
et pourtant consolatrice, pleine de chuchotements et de murmures, 
de premonitions et de souvenirs, en laquelle le commencement 
des choses avance vers leur fin et la fin des choses revient vers 
leur commencement. 



\ 



EsCARGOT 

Son ceil surprit un gros escargot gris qui, les cornes tendues, 
montait le long des planches goudronnees du hangar. II venait 
de quitter une pale feuille de bardane qui s'etalait contre la 
batisse et a laquelle sa bave adherait encore. La pensee de Wolf 
bondit vers les milliers de milliers de coins tranquilles, derriere 
des dependances, des appentis, de vieilles meules de foin, des 
granges, des hangars, ou d'autres escargots gris vivaient et 
mouraient en paix, couvrant les bardanes, les orties et les poten- 
tilles de leur bave habituelle ! Combien de fois avait-il passe 
rapidement devant ce genre d'endroits en les regardant a peine ! 
Et pourtant leurs souvenirs conjugues le reconciliaient mieux 
avec la vie que tous les parterres fleuris... 



Givre et Sang. Traduit par Diane de Margerie et Franjois Xavier Jaujard. Le Seuil, 

1973, P- 55- . 

Wolf Solent. Traduit par Suzanne Netillard. Gallimard, 1967, p. 654. 



110 



G 



'EL 



Le srand £?el que Rook avait tant desire finit par survenir^Et le 
matin de la veiUe de Noel, il figea tous les abords de la Frome 
dans une rigidite nue, captive de I'acier. La longue dissolution 
des feuiUes touchait a sa fin. Sauf quelques houx sur la route de 
Tollminster et la rangee de sapins sur la Crete du Heron on 
aurait pu croire que le regne vegetal si prodigue d ombre 
n' avait jamais existe sur la terre. Bruns et gris, gris et bruns, les 
buissons depouiUes, les branches squelettiques jaiUissaient du 
sol desert mordu par le gel. Dans les trous, les crevasses, les 
terriers, sous les racines, au fond des etangs, dans les tunnels 
infimes des vers, certains petits riens informes qm avaient vibre 
iadis sous le soleil, la lune et les vents, demeuraient caches, oubhes, 
aneantis. Chez tous ceux qui preferaient la forme des objets a 
leur couleur, cette metamorphose provoquait une veritab e 
extase; il en etait ainsi de Rook, qui goutait un plaisir mdicible 
de chaque heure au cours de ces journees comme prises dans du 
fer Le puritanisme inherent a sa nature repondait en exultant 
a cette saison morne et fixe. Tout son etre eprouvait un apaise- 
ment silencieux et magique a voir la silhouette opaque du monde 
se profiler dans le gris, les matins brefs, sombres, petrifies, devenir 
soudain des soirs obscurs, glaces, battus par le vent, et les heures 
de rf^i chassees du cadran du jour. 



Giire et Sang. Traduit par Diane de Margerie et Fran9ois Xavier Jaujard. Le Seuil, 

:973.' P- 9°- 



III 



GiVRE 

Avant la fin du jour, quelque chose changea visiblement dans 
la texture terne et decoloree du temps. Les flaques des chemins 
se transformerent peu a peu en glace pourrie. Une mince couche 
de givre se figea sur les mares et les fosses des prairies. Des dessins 
pareils a des hieroglyphes apparurent dans la boue des sentiers 
ecartes. Au sommet des taupinieres fraiches, se croisaient des 
empreintes plissees qui trahissaient des passages plus impal- 
pables encore que des pattes de souris ou d'oiseaux, des trainees 
d'escargots ou de vers de terre. Les feuilles mortes qui s'etaient 
moUement amassees a 1' entree des vieux terriers moussus, ou 
sous les champignons a I'oree des bois, etaient maintenant 
soudees par un mince filigrane d'une substance blanche et 
cassante comme un metal qui tinte. Les filaments de brume 
suspendus aux roseaux jaunes au fond des fosses se durcissaient 
en freles glagons. Et les oiseaux chetifs gonflaient leurs 
plumes, sautillant ici et la en quete d'un abri pour la nuit. Un 
peu partout, se faisaient entendre des fremissements, des resser- 
rements et des craquements legers, tandis que la croute de la 
planete s'abandonnait a la contraction immobile, crissante et 
cristalline du gel. 



\ 



Givre et Sang. Traduit par Diane de Margerie et Francois Xavier Jaujard. Le Seuil, 1973, 
p. 124. 



112 




John Cowper Powys vers 1915, a I'epoqiie oii il ecrit Rodmoor. 



'■'■■■■ '■ rf'^""%' 




John Covvper Powys vers 1925, a I'epoque ou il ecrit Givre el Sang. 



Heron 

Ensemble ils se pencherent pour voir derriere la hutte de 
roseaux. Et Perdita fut frappee d'un tel emerveillement qu'a 
son tour elle pressa centre elle la main de son compagnon. 
Leur tournant le dos, la, sur une touffe d'herbe, une patte repliee 
sous son aile, son bee immense en suspens au-dessus d'une flaque 
d'eau miroitante, immobile, se dressait un grand heron gris. 
Perdita se sentit penetree d'un plaisir indicible. Elle n'avait de 
sa vie rien vu de pareil ! Le charme qu'elle subissait etait com- 
plete par la melancolie, la desolation de ces terres marecageuses 
et sombres qui faisaient toile de fond, par la joue pale, les cheveux 
roux ardent du profil au-dela duquel elle contemplait le grand 
oiseau, par ces doigts qu'elle pressait contra elle. Pour exprimer 
avec des mots ce qu'elle ressentait en ce moment elle aurait 
ete bien embarrassee; mais lorsque le heron, au bruit, eut-on 
presque pu croire, des battements de ces deux jeunes coeurs, 
deploya toutes grandes ses ailes immenses et prit son vol pour 
disparaitre au-dessus des fosses, Perdita sentit monter en elle, 
en meme temps qu'un tremblement delicieux et terrible, un 
sentiment qui parfois lui venait lorsqu'elle songeait a la mort — 
ce point final, cette delivrance, cette grande evasion. 

\ 



Les Sables de la Mer. Traduit par Marie Canavaggia. Plon, 1958. Le Livre de Poche, 
pp. 197-198. 



113 



JACINTHE 

Les yeux de Wolf plongerent une fois de plus dans les profondeurs 
aux ombres vertes du bouquet de la mi-ete. Ses primeveres pales 
semblaient se balancer dans le vent au-dessus de leurs feuilles 
gaufrees, comme a I'endroit ou elle les avait cueillies, parmi les 
pierres du sous-bois et la vegetation spongieuse de leur habitat 
naturel. Les tiges grasses des jacinthes, si gonflees d'une seve 
verte sous leurs lourdes corolles, semblaient I'entrainer en esprit 
vers I'ombre des noisetiers ou elle les avait trouvees. Elles aussi 
etaient une part de I'embarras de la jeune fille; elles aussi, avec 
la verdure fraiche des lychnis rustiques, etaient I'essence meme 
du secret, cet « instant suivant » qui flottait maintenant dans 
I'air autour d'eux avec les grains de poussiere, narquois, inviole 
et virginal. 



\ 



Wolf Solent. Traduit par Suzanne Netillard. Gallimard, 1967, p. 252. 



114 



Lag 

Le del etait couvert, mais d'une masse si magnifique de « vapeurs 
assemblees » que Wolf ne I'eut pas souhaite autrement. Des 
nuages translucides y couraient, qui semblaient voguer comme 
les plumes eparpillees d'enormes albatros sur une mer d'un blanc 
de perle, et derriere ces vagabonds legers s'etendait I'ocean de 
lait sur lequel ils flottaient. Mais cela meme n'etait pas tout, 
car, ca et la, des depressions, des golfes etheres semblaient 
s'ouvrir dans la blancheur floconneuse de cet ocean, et on y 
apercevait une brume d'un jaune pale, comme si Fair tout entier 
refletait des millions de jeunes primeveres ! Et cette vaporeuse 
luminosite n'etait pas encore I'ultime revelation de ces cieux 
voiles. Semblable a I'entree de quelque voie triomphale de 
I'ether, dont les dalles aeriennes n'etaient pas couleur de pous- 
siere mais de turquoise, en un seul point au-dessus de I'horizon 
on voyait le del bleu. Dominant a la fois la blancheur transpa- 
rente et le jaune vaporeux, planant au-dessus des marais de 
Sedgemoor, ce celeste seuil de I'lnfini semblait a Wolf, qui 
s'avangait vers lui, etre I'entree de quelque dimension inconnue 
ou il n'etait pas impossible de penetrer ! Bien qu'elle fut en realite 
I'arriere-plan de tous les nuages d'alentour, cette incroyable 
flaque bleue semblait mysterieusement plus proche qu'eux. On 
eut dit une rade ou les eaux de la Lunt pourraient se jeter. Wolf 
avait I'impression qu'il lui serait possible d'y plonger les mains 
et de les en sortir pleines a deborder de 1' essence meme du bon- 
heur. Entre Wolf et cette tache bleue s'allongeait maintenant le 
tronc d'un gros saule penche, couvert, comme par une brume 



115 



d'un vert liquide, de ses innombrables rameaux charges de 
bourgeons. II semblait attire par les eaux de la Lunt, et les eaux 
de la Lunt semblaient se gonfler un peu dans une attraction 
identique. Et, a travers les bourgeons verts de ce tronc couche, 
la tache bleue semblait plus proche que jamais. Ce n'etait pas 
I'oree d'une grande route, de quelque voie etheree, comme il 
I'avait imagine tout d'abord. C'etait en realite un lac d'une 
insondable eau bleue; un lac dans I'espace ! Tandis qu'il regar- 
dait, les bourgeons verts devinrent autour de ses rives bleues 
comme une mousse vivante, et un grand fragment de ciel qui se 
penchait vers elles devint un centavire au poil fauve qui, sa tete 
humaine inclinee sur son corps de bete, se desalterait de cette 
eau pure. Wolf s'immobilisa brusquement et contempla ce qu'il 
voyait, tandis que peu a peu ce qu'il voyait devenait ce qu'il 
imaginait. C'etait cela qu'il voulait! C'etait cela qu'il recher- 
chait ! La terre brune etait le centaure fauve, et si le monde 
autour de lui etait si vert, c'etait que toutes les ames vivantes, 
celles des brins d'herbe, des racines d'arbres, des roseaux sur la 
riviere, buvaient elles aussi I'immensite bleue par cette grande 
bouche d'argile. 



Wolf Solent. Traduit par Suzanne N6tillard. Gallimard, 1967, pp. 152-154. 



116 



L 



UNE 



Les etranges hieroglyphes inscrits sur la face de la lune semblaient 
sur le point de lui reveler, a lui seul parmi tous les humains, 
un des secrets de I'univers. Alors qu'il le contemplait, 
I'immense disque d'argent se fit plus proche, plus grand, plus 
brillant. Cessant d'etre un satellite de la terre, le simple 
miroir d'un soleil invisible, il devint un lac circulaire et lumineux 
qui I'attirait vers lui, qui I'attirait en lui. Le ciel bleu-noir autour 
de la lune devint un rivage a la pente glissante, sans aucune 
saiUie, aucune lezarde a laquelle Rook put s'agripper : rien qui 
arretat sa chute rapide, fatale, totale, dans ce gouffre magne- 
tique! II eut mal a force de renverser la tete, mais ses doigts 
ne lacherent pas le parapet. Un oiseau nocturne deployant son 
vol concentrique au-dessus de lui aurait confondu son visage 
avec une parcelle inanimee de blancheur, dressee la comme un 
gne dans la nuit. Rook demeurait immobile, ensorcele. Et 



SI 



une etrange correspondance s'etablit entre le visage bleme qui 
regardait la terre et le visage bleme qui regardait le ciel. 



M, 



ARE CAGE 



Les marecages etendaient leur desolation ininterrompue (qui 
sur Perdita exergait un grand charme), couverts, au ras du sol, 
par des plantes aux feuilles glauques, aux tiges rouges, avec, 
ga et la, des espaces depourvus ou presque de vegetation. Le long 
du fosse noir qui separait la Tourbiere de la grand-route pous- 
saient, par plaques, de minuscules plantes amphibies, sortes 
d'algues enracinees, aux tiges limoneuses, salees, poisseuses, 
ofFrant un contraste tres perceptible avec une vegetation de 
sable plus seche, plus haute, avec des silenes et des oeillets de 
mer qui, en depit de la saison, grace a quelques petales fletris 
et a des tiges restees droites, bravaient encore « des cieux les 
emportements ». 



Givre et Sang. Traduit par Diane de Margerie et Franjois Xavier Jaujard. Le Seuil, 
1973, pp. 27-28. 

Les Sables de la Mer. Traduit par Marie Canavaggia. Plon, 1958. Le Livre dePoche, 
p. igi. 



117 



Maree 

« La maree montante, la nuit, c'est quelque chose ! » songea-t-il 
et il se mit a imaginer les eaux en train d'entrainer jusque dans 
le port toutes sortes de gros poissons qui ne quittaient jamais 
les profondeurs, sauf quand la mer battait son plein la nuit, et 
toutes sortes d'algues — des algues rouges du rouge de ces feux 
de bord dont les reflets miroitaient dans les eaux noires, rouge 
sang comme cette meche d'elfe sur le front de Larry (ch'andelle 
a la lueur de laquelle Perdita s'etait mise au lit), rouge sang 
comme le crane du Bouledogue fendu par le gros galet ! Quels 
gros poissons devaient nager en ce moment! Se laisser porter, 
bien tranquilles, avec de mols mouvements de nageoires et des 
tortillements de queue, sous ces eaux noires oti miroitaient des 
taches couleur de sang! Comme elles miroitaient, miroitaient, 
ces taches! La maree montante la nuit! Ah! que de soirees 
humides il avait passees a la regarder tourbillonner, deferler, se 
gonfler, battre son plein contre le limon vert, ghssant, de cette 
pierre du quai ! Toujours elle 1' avait remue au plus profond de 
lui-meme. Ces entrelacs d'ecume — d'un blanc si livide dans 
cette obscurite tachee de lueurs — il les imaginait dans les loin- 
tarns du grand large, fendus par les proues des vaisseaux a la 
derive, projetes contre les flancs des baleines qui « a coup 
d'epaules se fraient un chemin dans la mer », moussant au-dessus 
du hoquet d'agonie des noyes, se reformant sur le naufrage de 
tresors inestimables a I'instant engloutis ! La maree montante 
la nuit ! 



jVIeduse 

Je suppose que pour moi 1' existence ideale, en dehors des hmites 
humames, serait celle d'une meduse heureuse, irisee, epanouis- 
sant son corps ensoleille par une tiedeur placide au fond d'un 
bassm de pierre, ne blessant personne et n'etant blessee par rien 
— et vivant entierement pour la sensation. A part I'existence de 
la meduse, j'envie celle du Bison des Prairies. Les lezards du 
desert me paraissent aussi enviables; et il y a beaucoup a dire, 
a mon sens, du role innocent joue dans la confusion de la vie 
par le lichen sur un pommier, ou par la mousse sur les racines 
d'un orme. 

Les Sables de la Mer. Traduit par Marie Canavaggia. Plon, 1958. Le Livre de Poche, 
Confessions de deux freres, pp. 66-67. Traduit par Diane de Margerie. 



118 



M 



ER 



Parvenus a rextremite de cette plate-forme, le Caboteur et 
Perdita se trouverent sur un sol qui ressemblait, tant il etait uni, 
au plancher d'une salle de bal pour ondines ou a la pierre tom- 
bale de quelque dieu marin. II etait brun fonce, piquete de 
lichens tirant sur le jaune, rendu rugueux en certains endroits 
par des mollusques vivants qui s'y incrustaient solidement et 
par des coquilles fossiles minuscules dont les occupants avaient 
peri des millions d'annees auparavant. Au pied du promontoire 
les eaux vert sombre se chevauchaient, ecumaient, gargouillaient 
et au-dela de la Barre (la mer, a la Pointe, subissait des influences 
autres que celles de la temperature du jour) elles s'enchevetraient 
sans cesse en courants, tourbillons, maelstroms. C'etait un de ces 
endroits ou la nature pousse si loin un eflfet de contraste qu'elle 
laisse supposer une intention sublime, car a I'immobilite absolue 
qui regnait sur cette etendue rocheuse, de six metres sur trois 
environ, correspondait I'absolu du mouvement perpetuel 
dechaine par les flots. Debout sur cette plate-forme, I'homme 
se sentait rive par la loi de la gravitation aux soubassements 
memes de la planete, pendant que les remous impetueux des 
eaux lui revelaient 1' existence de trous beants par ou le chaos 
originel continuait ses eruptions. 



Les Sables de la Mer. Traduit par Marie Canavaggia. Plon, 1958. Le Livre de Poche, 
pp. 406-407. 



119 



Mousse 

II y a dans la nature de la mousse quelque reticence religieuse. 
EUe ne se glorifie pas de sa beaute, de la variete infinie de ses 
formes; on ne les remarque qu'en les observant avec soin. Le 
velours de sa verdure, vegetation des tout commencements, 
ecume sombre exsudee par les pores de I'epiderme de la terre 
mere, couvre de son tissu fantome toutes les pierres, tous les 
rochers ou rocailles, tous les toits des masures ou ruisselle la 
pluie, ou scintille la rosee. La magique douceur de sa presence 
afflue en marge de tous les reves humains qui ont pour decor les 
paysages de 1' Quest. Les souvenirs d'enfance en sont remplis; 
les vieux villageois du Somerset s'en font un vague et sombre 
vetement contre le froid de la tombe; et lorsque ceux qui sont 
clones au lit revent miserablement de la vie qui s'ecoule au 
dehors, c'est la profonde mousse humide, detrempee de pluie, 
parsemee de champignons rouges, de feuilles mortes et de fils 
de la Vierge, qui nourrit la nostalgic de leurs songes. 



A Glastonbury Romance. Traduit par Dominique Aury et Genevieve de la Gorce. N.R.F., 
f6vrier 1968. 



120 



Neige 

Netta avait si rarement vu la neige sur la campagne qu'elle 
eprouva comme un efFroi sacre tandis que ses pas defloraient 
la blancheur plumeuse qui recouvrait tout. Seule une charrette 
avait franchi le portail depuis que s'etait abattue la tempete de 
neige. Mais sauf cette trace, tout etait demeure virginal et sans 
tache. La purete de la neige nouvellement tombee revelait la 
souillure de toutes les diverses choses infimes qui se devoilaient 
dans leurs bruns ou leurs jaunes impudiques et paraissaient 
etrangement dechues, comme si la nature les avait rejetees dans 
un acces de degout. 



NoiSETIER 

Juste au-dessous de Court House, a la lisiere du Weald, il y avait 
un merveilleux bois de chenes, de noisetiers, d'ormes et de hetres. 
II s'appelait (ce nom aurait plu a Walter de la Mare) le Bois de 
\Varingore. Je m'y rendais presque tous les jours. Je penetrais 
jusqu'a son centre ou je trouvais un etroit sentier moussu, jonche 
de graviers, de brindilles, de vieilles feuilles mortes, piquete en 
automne de fausses oronges ecarlates et au printemps de violettes 
blanches. Peut-etre la promenade quotidienne ideale serait-elle 
pour moi celle qui se deroulerait pendant 3 ou 4 miles, en terrain 
absolument plat, dans le sentier etroit d'un bois de noisetiers. 
Je me souviens tres nettement de m'etre dit, en suivant le sentier 
du Bois de Waringore, que, quels que soient les evenements de 
ma vie, pouvoir contempler cette mousse verte, ces brindilles 
dessechees, ces champignons tachetes de sang offrait une com- 
pensation suffisante au fait d'etre ne sur cette planete devastee 
par le souffle de la cruaute. 



Givre et Sang. Traduit par Diane de Margerie et Frangois Xavier Jaujard. Le Seuil, 

1973, p. 103. 

Autobiographie, Traduit par Marie Canavaggia. Gallimard, 1965, p. 264. 



121 



o 



OLITHE 



Ses vieux murs et ses vieux toits gris apparaissant plan apres 
plan, rile a Dos d'Ecaille avait Fair de tirer sur sa longe dans la 
lumiere vaporeuse et limpide de I'apres-midi, de tendre de plus 
en plus I'amarre gigantesque de pierres transparentes, d'agate 
et de cornaline, qui la liait a la cote. Dans cette lumiere d'enchan- 
tement Fenorme bloc calcaire n'avait pas Fair d'etre implante 
dans la terre ferme. II avait Fair de voguer comme les navires 
de guerre du port sur des abimes d'eau opalescente. Le Gaboteur 
avait Fimpression que cette masse prodigieuse d'oolithe flottait 
bel et bien, ce jour-la, dans ce calme translucide, et meme qu'elle 
ne se contentait pas de flotter, qu'elle avait envie de mettre a la 
voile, de prendre le large, de partir naviguer sur cette mer 
tranquille. 



OISSON 



Get aquarium me procurait un plaisir intense et sans rival. II 
devait, je crois, satisfaire en moi le profond desir d'etre Dieu, ou 
tout au moins un dieu; et il est bien vrai qu'a suivre des yeux 
ces etres qui justement vont et viennent parmi les pierres et les 
herbes avec lesquelles on a cree leur univers, on eprouve un myste- 
rieux sentiment d'exaltation. G'est comme si I'on « possedait », 
de la meme fa^on que la Cause Premiere doit, j 'imagine, pos- 
seder son aquarium, ces ebauches vives et argentees de nos 
organismes humains. Ma satisfaction provenait surtout de I'idee 
que j 'avals compose pour ces poissons un monde de collines, de 
forets, de clairieres et de defiles qui devait leur paraitre immense, 
infini, tandis qu'il me paraissait si petit a moi qui en avals choisi 
avec tant de soin chaque herbe et chaque caillou. 



Les Sables de la Mer. Traduit par Marie Canavaggia. Plon, 1958. Le Livre de Poche, 

P- 397- 

Autobiographie. Traduit par Marie Canavaggia. Gallimard, 1965, p. 62. 



122 



Riviere 

C'est en longeant la rive d'un petit affluent, couverte de soucis 
d'eau, qu'ils etaient arrives a la riviere. Gerda etait si impatiente 
d'entendre le plongeon d'un rat d'eau qu'elle ne faisait pas 
attention aux grandes corolles jaunes, dressees dans un fouillis 
de tiges epaisses, humides et boueuses, et de feuilles lustrees. 
Mais Wolf vit surgir de ce fosse, comme un troupeau invisible 
et impetueux de chevaux aeriens aux crinieres flottantes, une 
ruee d'anciens souvenirs. C'etait indescriptible ! Indescriptible ! 
II revoyait des courses foUes sous la pluie, sous des bancs de 
nuages noirs, des randonnees le long de vieilles lagunes et d'es- 
tuaires abandonnes, sur les sentiers trempes et solitaires de la 
lande, ou encore pres des roselieres pleines de soupirs, des mares 
melancoliques des carrieres et des fondrieres aux mousses livides. 
Indescriptible ! Mais ces souvenirs-la, il le savait depuis long- 
temps, etaient I'essence meme de sa vie. Aucun evenement n'y 
tenait autant de place qu'eux. Aucun etre ne lui etait plus sacre. 
lis etaient ses amis, ses dieux, sa religion secrete. Comme un 
botaniste dement, un chasseur de papillons fou, il recherchait 
ces vegetations impalpables, ces vagabonds farouches, et les 
conservait en memoire. Dans quel but? Sans le moindre but. 
Et pourtant ces choses etaient liees d'une fa^on mysterieuse a la 
fatalite mythique qui le poussait toujours en avant. 



Wolf Solent. Traduit par Suzanne Netillard. Gallimard, 1967, pp. 107-108. 



123 



OABLE 

Les grandes delices des mois passes a Weymouth, delices qui 
devaient se renouveler a chacun de nos retours dans cette ville, 
consistaient a creuser avec une pelle de bois des trous dans le 
sable humide du bord de la mer. O quel plaisir profond, quel 
tremblant, quel fremissant plaisir c'etait dc suivre des yeux le 
flot d'eau salee qui se deversait dans un estuaire que vous lui 
aviez vous-meme prepare! Quel conamentaire sur le sort des 
mortels, le fait qu'une activite proverbialement aussi vaine que 
celle qui consiste a creuser dans le sable marin — exemple 
irrefutable de I'effort inutile — s'accompagne de pareils trans- 
ports de bonheur alors que c'est a peine si nous pouvons sup- 
porter la vue des travaux utiles et durables peniblement executes 
par nos mains ! La sensation eprouvee quand la mer fait a la fin 
bel et bien irruption entre nos rives de sable qui, sous le flux de 
longues vaguelettes, blanchissent, cedent, s'enfoncent, s'apla- 
tissent, sont invinciblement deformees, arrondies, reduites a 
I'etat de limon... et le sable que nous avons amoncele se met a 
glisser de plus en plus, de plus en plus, jusqu'a ce qu'il ne reste 
rien que la surface lisse ofFerte par le sol a la mer depuis des 
milliers d'annees... 



Autobiographie. Traduit par Marie Canavaggia. Gallimard, 1965, p. 57. 



124 



T 



ERRE 



Avec la senteur des bois et des pres entrait aussi cette saveur acre 
et penetrante que degage la sueur de la mort, car des millions 
et des millions de feuilles mortes se desagregeaient dans leur 
retour a la chair de la Grande Mere endormie. C'etait une de 
ces journees qui agissent particulierement sur les nerfs des femmes, 
peut-etre parce que la passivite et I'inertie de la terre, en ces jours 
de jachere, oii elle git, gravide, moribonde mais magnetique, 
figee mais fertile, repondent a une de leurs humeurs les plus 
secretes. La terre inculte et immobile avait sombre, s'etait comme 
refugiee en ellc-meme, a des profondeurs interieures ou, inacces- 
sible a la chaleur generatrice du soleil, elle possedait pourtant 
une vie mysterieuse. A peine consciente de la systole et de la 
diastole de son faible souffle, du battement souterrain de ses 
pulsations etouffees, la vaste campagne gorgee de pluie parais- 
sait, au cours de ce calme solstice d'hiver, gouter mysterieusement 
I'extase de sa propre langueur virginale, de sa paix profonde, 
comme « I'epouse encore inviolee du Silence ». 



V. 



AGUE 



La mer ne laissait pas entamer son individualite : de toute 
I'enorme masse visible de ses eaux elle restait la mer, entite 
triomphale, gouffre insatiable en depit de la fougue que met- 
taient les vagues a imposer leur caractere individuel. Chaque 
vague etait, en somme, toute la mer en raccourci tandis qu'elle 
courait a I'assaut des pentes de la plage comme pour repousser 
la frange des galets ; chaque vague clamait dans toute son ampleur 
le mysterieux acharnement de I'antique ennemie de la terre. 



Givre et Sang. Traduit par Diane de Margerie et Frangois Xavier Jaujard. Le Seuil, 
i973> P- 79- 

Les Sables de la Mer. Traduit par Marie Canavaggia. Plon, 1958. Le Livre de Poche, 
p. 19. 



125 



Bit. 



L'AMBIGUITE DES PIERRES 



a Jean-Jacques Mayoux 



La pierre est un des elements dont le symbolisme est le plus 
revelateur et le plus complexe de I'oeuvre powysienne : on pour- 
rait croire que, dans un univers si adonne au fluide et au desir 
de se couler subrepticement ailleurs, elle aurait pour seule 
signification la durete dominatrice de la haine ou de la revoke, 
mais il n'en est rien. Ce symbole est toujours ambivalent, a la 
fois arme et blessure, comme I'eau est a la fois celle qui noie et 
le noye lui-meme. 



LE GR£S de la PITIE DANS BOIS ET PIERRE 

Dans le premier roman de Powys, Bois et Pierre {Wood and Stone), 
la pierre parait indissolublement liee a la silhouette napoleo- 
nienne, massive et dominatrice, de Mortimer Romer, le pro- 
prietaire de carrieres aux instincts sadiques et pervers. Le livre 
s'ouvre sur la description de Leo's Hill, la coUine du Lion, qui 
contient suffisamment de pierre pour rebdtir Babylone i; de fagon 
insistante la coUine est comparee a un fauve couche dans le 
desert, guettant sa proie, et sa pierre, le gres, est la plus dure, la 
plus durable qui soit, puisque sa resistance depasse meme celle 
du granit. C'est une pierre qui a bu le soleil, cet astre si angois- 
sant dans les premiers romans de Powys, qu'il soit ceil a la pau- 
piere sanguinolente, ou doigt de sang. L'adjectif que Powys 
lui decerne le plus volontiers a quelque chose de violent et de 
predateur, c'est le mot tawny qui evoque la cruelle couleur de 
la criniere du lion. En face de ce gres, s'etend la terre d'argile 
jaune anthropophage a la vegetation rouille de hchen orange. 
Ce n'est pas cette terre qui saurait sauver ou consoler puisque 
sa nature est d'etre douee de trattrise, mouvante, profonde, 

1. Bois et Pierre (Wood and Stone), 19 15, p. 2. 



126 



inquietante et morbide. Des ce premier roman, cette terre- 
tombe, bouche et porte de la mort, prefigure le fantasme de 
Dor-Marth si destructeur de vie dans Camp retranche. L'idee 
qu'apres la mort cette argile recueille le corps ne procure aucun 
apaisement mais suscite au contraire l'idee d'une destruction 
active et continue. Ce n'est pas tant d'etre porte en terre que le fait 
d'etre aspire, englouti, devore, digere ^ qui procure de I'angoisse aux 
habitants de Nevilton. Les tombes, dans Bois et Pierre n'ont pas 
la blancheur diaphane qui rassure le heros powysien; elles n'ont 
pas cet eclat ethere qui est moins la couleur de la mort que celle 
de I'immortalite, grace a I'eternelle fidelite qui relie les vivants 
a leurs disparus. Bien au contraire, Terre-Mere et pierre leonine 
contribuent toutes deux a la manducation de leurs proies : 
il ny a pas de salut pour les victimes humaines de ces deux complices 2. 
Ainsi, des I'abord, si Ton associe la ferocite leonine du gres a la 
virilite d'une figure paternelle ^ (qui s'incarne ici dans le person- 
nage de Mr. Romer le proprietaire), et si Ton est tente de voir 
en I'argile devenue tombe le souvenir tout puissant de la mere 
morte, on est fi:-appe de voir combien ces deux figures parentales, 
qui animent pour ainsi dire le paysage, s'entendent pour associer 
leurs pouvoirs destructeurs. II n'y a pas d'un cote la pierre dure 
et mechante, et de I'autre une argile maternelle et salvatrice, 
mais bien deux puissances egalement redoutables. Et la pierre, 
loin d'etre uniquement liee a la force virile, est done a la fois 
arme et blessure. 



LA DOUBLE MUTILATION 

Tout le roman est domine par deux forces qui, a premiere vue, 
paraissent contradictoires : d'une part cette puissance sadique 
et perverse de Romer, de I'autre la mythologie du sacrifice qui est 
celle des parias, celle, par exemple, de cette jeune fiUe opprimee 
par les Romer, au nom significatif et douloureux : Lacrima 
Traffio. Mais si ces forces s'opposent entre elles, il arrive qu'elles 
se conjuguent pour conspirer a la perte du heros, comme le gres 
s'aUie a I'argile : face au proprietaire Romer, se dresse le couple 
de freres si cher a John Cowper Powys", les tailleurs de pierre 
Luke et James Andersen, deux fils sur qui pese une double here- 
dite de culpabilite et de souffrance, puisque leur mere a peri 
des mauvais traitements infliges par un epoux cruel. La double 
signification du symbolisme de la pierre (douleur infligee mais 

1. Wood and Stone, p. 6. 

2. id., p. 7. 

3. Dans sa correspondance Powys applique souvent le mot leonin au pasteur, son pere. 

4. On le retrouvera dans Givre et Sang, avec Rook et Lexie Ashover; dans Wolf Solent, 
avec Jason et Darnley Otter. 



127 



douleur subie jusqu'a la petrification de I'etre) est suggeree 
dans une scene qui a pour theatre une carriere, un de ces espaces 
circonscrits et clos si souvent choisis par Powys comme lieu ou 
I'impuissance de la femme se trouve aux prises avec la violence 
des hommes. (Dans Camp retranche, c'est au centre d'une arene 
a Dorchester que sera brulee Mary Channing, martyrisee parce 
qu'elle fut accusee d'adultere). Ici, dans Bois et Pierre, la jeune 
Lacrima est menacee de viol au fond de la carriere de Cesar 
par le brutal fermier Goring ^, beau-frere de Romer. Profonde 
comme un puits, cruelle comme une arene, la carriere ou I'in- 
nocente Lacrima est, comme une victime, plaquee contre les 
parois Usses, annonce les paroles sinistres que prononcera 
Mrs Renshaw, dans Rodmoor : Ce que nous endurotis m'apparait 
comme le poids d'un grand instrument de fer au tranchant nu et acere 
— comme un belier qui nous forcerait contre une montagne obscure ^. 
Mais la jeune Lacrima, aimee de James Andersen, n'est pas 
moins reliee au theme maternel que le personnage de Mrs Rens- 
haw, meme si elle n'est qu'une vierge menacee. Si Lacrima n'est 
pas encore une femme qui va, comme Mrs Renshaw, au devant 
de la souffrance, elle est essentiellement masochiste et blessee. 
Lacrima est Italienne; or, la mere de James Andersen aimait 
I'ltalie, lisait et relisait Dante. Tout comme cette mere doulou- 
reuse tuee par la cruaute masculine, Lacrima est destinee a 
I'immolation, au viol, au sacrifice. Au moment oix Goring 
s'apprete a la surprendre, la jeune fiUe songe a un autre paria, 
son amant de cam, son alter ego, I'excentrique Quincunx, et dirige 
vers lui le faisceau de pensees, empreintes d'un attachement mater- 
nel, qui etablit cette communion secrete et intemporelle entre 
le fils et sa mere, si frequente dans I'oeuvre de John Cowper. Du 
haut de la carriere ou il epie la scene, James Andersen devine le 
sombre dessein de Goring. L'angoisse qu'il ressent a deviner le 
viol imminent est telle que son ame bascule dans la folie (rejoi- 
gnant par la meme celle de sa mere morte foUe de douleur), 
et que son corps s'aflfaisse dans le vide. Ses cris dechirants, au 
moment de cette chute salvatrice pour Lacrima, fatale pour 
lui-meme, resonnent a travers ce puits tragique et toute cette 
scene suggere par allusions successives combien, aux yeux de 
James, qui n'a jamais pu oublier le drame de sa mere, Lacrima 
n'est qu'une deuxieme incarnation de la Mater dolorosa. La 
brutalite dont James n'a pu empecher qu'elle soit exercee par 
son pere, il evitera du moins que Goring s'en rende coupable 



1 . Le nom de Goring vient de gore : sang coagule, blessure. To gore decrit Taction du 
taureau qui transperce, decoud le ventre de sa victime. Dans Givre et Sang, celle que le 
heros se resoud a 6pouser pour assumer une paternite que tout en lui refusait, s'appelle 
Ann Gore. 

2. Rodmoor, p. 428. 



128 



envers la jeune fiUe qu'il aime, meme s'il doit par la perdre sa 
vie. 

On devine des lors I'autre aspect de la pierre : celui d'une petri- 
fication par la souffrance si totale qu'elle entraine la mort. La 
compassion et I'identification aux souffrances feminines ont tue 
James Andersen. La pitie, tout autant que le sadisme, se revele 
une force fatale puisqu'elle precipite sa victime dans le neant 
d'une mort ou I'argile I'attend. 

Que James Andersen soit, avec Quincunx, le premier double 
dans lequel I'ecrivain s'est projete, ne fait aucun doute; Powys 
lui a donne jusqu'a ses traits : de haute taille, de teint basane, 
d'aspect sinistre, il evoque I'image d'une tenebreuse idole sculptee 
sur le mur d'un temple Assyrien, I'autre moi de Powys etant person- 
nifie par le paria egocentrique et detache qu'est Quincunx. 
Par ce dedoublement, Powys suggere admirablement les deux 
voies qui s'ouvrent a celui qui se trouve a la merci des etres qui 
peuvent le mutiler par la force ou par la pitie qu'ils provoquent. 
II lui faut, ou bien se detacher et progresser de fagon souterraine 
a I'insu de tous, comme la racine qui contourne I'obstacle; ou 
bien, annihile par le mal et la souffrance, renoncer a toute vie 
sexuelle et meme a exister. 

Tous les romans de Powys ne sont qu'une variation sur ce theme 
central. lis ne cessent de depeindre des protagonistes qui cher- 
chent a durer malgre leur perception aigue de la douleur uni- 
verselle ou qui, tels Dud No-Man, choisissent de se mutiler afin 
de prevenir I'agression qu'ils redoutent. C'est precisement ce 
dilemme qui parait a I'origine du titre Bois et Pierre et dont le 
personnage de James livre I'explication tandis qu'il songe a 
Quincunx, son « rival » aupres de Lacrima : // est une racine, 
une racine opinidtre, murmura-t-il. C'est pourquoi elle Va choisi. Rien 
au monde ne pent saper la puissance de la Pierre si ce re est la racine... 
Les arbres ont ce pouvoir... Trop longtemps fai travaille la pierre, trop 
longtempsfai ete proche de la pierre. Voila pourquoi elle a choisi Quin- 
cunx. Elle et moi, nous sommes sous le charme de la Pierre, nous ne 
pouvons y resister, pas plus que ne le peut la Terre. Mais les racines des 
frenes peuvent tout saper... ^ 

On remarquera comment, dans une lettre inedite^ a sa soeur 
Philippa, Powys parlait de I'obstination de son pere a resister 
comme la racine terreuse d'unfrene ou d'un chene, si bien que la racine, 
malgre sa furtive et fluide apparence, parait reliee au theme de 
la virilite, tandis que la pierre, a cause de la souffrance ou le 
moi fige se replie, serait plutot evocatrice du terrible visage 
maternel, synonyme de detresse, dont 1' apparition obsession- 
nelle suspend Taction et I'amour. 

1. Bois et Pierre. (Wood and Stone), p. 463. 

2. Lettre a Philippa Powys du 9 d^cembre 1939. 



129 



LE GALET HOMICIDE DES SABLES DE LA MER 

Mais entre Bois et Pierre, compose en 1914-15 (annee de la mort 
de la mere de Powys) et Les Sables de la Mer qui parait en 1934, 
retentissent des echos qui rapprochent le symbolisme ambi- 
valent de la pierre des carrieres de celui du galet que conserve 
Skald. Le galett est, de toute evidence, lourd de la revoke de 
Skald, le caboteur, contre Cattistock, le capitaliste surnomme 
le Bouledogue. S'il choisit de ne'plus jamais s'en dessaisir et 
de le porter dans sa poche, c'est par solidarite avec les opprimes 
contre I'injustice des oppresseurs. Ici, comme dans Bois et Pierre, 
Cattistock est un proprietaire intraitable ; le caboteur le salt 
bien qui se dit : // a mine mon pere... et les camarades de mon pere. 
Et maintenant il vafernier ces carrieres qui sont ouvertes depuis un millier 
d 'annees! Mais le voild devenu pire que I 'Ennemi des gens! II est devenu 
I 'Ennemi de la pierre^. 

U Ennemi de la Pierre : cela signifie que le riche et sensuel Cattis- 
tock est a la fois 1' ennemi des hommes demunis qui ont travaille 
pour la pierre, et 1' ennemi de ceux qui ont soufFert avec elle / 
comme ces « parias » de Bois et Pierre paralyses par le malheur' 
subi. C'est pourquoi, par une de ces demarches si powysiennes 
qui exigent que Ton fasse retour pour repartir, et que Ton aflfronte 
r ennemi avec exactement les memes armes sur le meme terrain, 
pour triompher de lui jusque dans la similitude, le Caboteur 
choisira une pierre comme symbole de sa lutte contre Cattis- 
tock. C'est une des particularites de la lutte qui dresse toujours 
deux hommes I'un contre I'autre dans cet univers, que le plus 
faible en apparence jouisse de qualites occultes et magiques : 
la pierre du Caboteur lui confere des forces occultes qui pre- 
vaudront contre la pierre des carrieres. Mais dans le conflit 
qui oppose les deux ennemis, et dont le galet homicide est le 
signe, ce que Powys souligne chez le Bouledogue, c'est moins la 
richesse du capitaliste que ses qualites de pere et d'amant. L'abus 
de la puissance paternelle chez Cattistock, Powys I'exprime a 
travers I'horreur que Magnus Muir eprouve de lui en tant que 
pere du petit gargon Benny. Tous les soins de Benny vont a son 
chien Jaune, et son plus grand souci est de soustraire la malheu- 
reuse bete a son pere et a son ami, le vivisecteur Brush. La revoke 
du petit Benny contre son pere Cattistock rejoint ainsi la repu- 
gnance que Magnus eprouve pour le monde des hommes qui 
mutilent et qui chatrent, univers auquel le proprietaire et le 
medecin appartiennent. Par une cruaute du sort qui fait ressortir 
combien Magnus se trouve parmi les victimes (tout comme les 
« parias » de Bois et Pierre) sa fiancee, la belle Curley, va lui 
preferer Cattistock si riche et si viril. 

I. Les Sables de la Mer, 1934. Traduit par Marie Canavaggia. Plon, 1958; Le Livre de 
Poche, 1972, p. 228. 



130 



Cette puissance erotique du riche proprietaire, c'est a travers 
Skald que nous la percevrons surtout, qui ne supporte pas 
I'attrait que Cattistock exercc sur les femmes. C'est sur ce plan 
de rivalite sexuelle que le caboteur se place, hors de lui a I'idee 
que le Bouledogue se naarie et plante ses crocs dans de la chair 
blanche. Mais que le Caboteur, du jour ou il a appris I'arret de 
travail dans la plus grande carriere de I'lle, ait glisse dans sa 
poche ce galet au contact haineux, voila qui va mettre en ques- 
tion la possibilite de I'amour. Le galet signifiant I'assassinat 
parait incompatible avec sa passion pour Perdita. Si le Skald 
devient homicide, il perd du meme coup le droit a I'amour et 
a la vie. Mais la pierre ne separe pas seulement a cause du crime 
possible. Elle possede d'autres significations encore plus secretes 
et tout aussi meurtrieres : meme son absence est un piege oii se 
decouvrent une vulnerabilite, une moUesse et une desintegration 
qui sont comme une sorte de mort. 



LA FASCINATION DE LA CREVASSE 

Des la pierre haineuse oubliee, le monde se revele d'une fluidite 
aussi deletere que celle de I'argile devoratrice. Toute agressivite 
I'ayant quitte a cause de I'amour, Skald risque une mort aussi 
grave que s'il etait pris par la justice des hommes : celle qui 
consiste a se trouver happe et dissous. Quand Skald et Perdita, 
au cours de leur promenade amoureuse, parviennent au bout du 
promontoire, le heros se sent rive par la hi de la gravitation aux 
soubassements memes de la planete, pendant que les remous impetueux 
des eaux lui revelaient l' existence de trous be ants par ou le chaos 
„ originel continuait ses eruptions'^. La nature semble avoir ici ouvert 
' une brkhe, et le Caboteur est dangereusement attire par une telle 
crevasse, imaginant sa mort s'il etait happe par cet orifice ou lui 
et sa voiture, surnommee le Cormoran, pourraient faire la 
culbute : Le vieux Cormoran n^aurait pas grande chance de s'en tirer... 
s'il s'y laissait prendre. II se mettrait a tourner en rond comme une toupie. 
II y a Id-dessous un entonnoir qui s'enfonce raide comme balk au fin 
fond de la mer. Vous imaginez les murs noirs et lisses que ga doit faire? ^ 
La communion amoureuse n'a pas conjure les gouffres prets 
a s'ouvrir. On dirait que Powys demeure hante par les memes 
images suicidaires que celles qui presidaient a la fin de James 
Andersen quand il se laissait tomber dans la carriere. Deja, 
I'ecrivain semble annoncer la scene qu'il va, decrire quelques 
pages plus loin — celle, non pas d'un viol, mals de la defloration 
de Perdita : Une fois, tandis que dans un elan de confiance Perdita 

1. Les Sables de la Mer, p. 407. C'est nous qui soulignons. 

2. Les Sables de la Mer, p. 409. 



131 



endormie lui posait un bras sur le corps, il Jut submerge par m tel flot 
de tendresse qu'en un moment de lucidite relative, posement, il tenta 
d 'imaginer ce que serait sa vie s 'il laissait Cattistock tranquille. Alors 
lui apparut une crevasse, aussi large que cette autre, Id-bas, tout 
au bout de la Pointe, et qui beait en plein milieu de son dme, de sa 
conscience, de ce qui faisait qu'il etait lui a ses propres yeux. Ne pas 
frapper cet homme reviendrait, pour lui, a abandonner, pour saiiver sa 
peau, un navire en train de sombrer doni il serait le commandant. Ce 
serait comme si, sous lesyeux du public, il laissait couler le « Cormoran » 
avec Bum Trot a hord pour partir a la nage commencer une vie nouvelle, 
une vie miserable, sans but, deshonoree — la vie d 'un Idche! ^ Ainsi, 
au moment de leur promenade comme apres avoir deflore Per- 
dita, Skald est hante par une beance, une dissolution qui parait 
nettement liee au danger d'etre chatre a travers I'amour de la 
femme. L'identification a la femme aimee : tel est le danger 
supreme qu'il faut savoir affronter et vaincre, au besoin a travers 
le suicide ou le crime. II est impossible de ne pas rapprocher 
cette crainte de la perte d'un moi viril, de la repugnance si 
revelatrice de Powys dans son Autobiographic, quand, a cause 
de sa chienne Thora, il se sent guette par une sexualite universel- 
lement feminisee : Me dire que jusqu'd la mort de cette bete toutes 
les promenades sur la surface de la terre nourriciere seraient pour ainsi 
dire « feminisees » me causa pendant un certain temps d' extraordinaires 
tortures! Un gouffre de feminite beait sous mes pas! ^ 
Que la femme soit un peril (primordial) qui provoque la desa- 
gregation, que I'agressivite soit un danger (secondaire) qui 
implique le meurtre, voila qui est admirablement suggere par 
le dialogue entre Perdita et Skald dont I'objet est le galet ven- 
geur : 

— Tu vois ga? 

II lui tendait le galet Id-bas, de Vautre cote de la bougie. 
Elk regarda la pierre, elle le regarda, lui, et, en un eclair, eut Vintuition 
du rapport qu'il y avait entre cet objet et les menaces dont I'echo lui etait 
parvenu, bruits sinistres qu'elle avait jusqu' alors ecartes de son esprit... 

— Toute la Plage de Galets est derriere cette pierre, dit-il. 

— Toute la mer, repliqua-t-elle, est devant nous pour Pengloutir! ^ 
Une fois de plus apparait le dilemme dans lequel le protagoniste 
est enferme. L'homme doit-il, pour sauvegarder sa virilite, se 
fixer comme modele une figure masculine, meme si cette fixation 
va de pair avec la revoke ou la haine ? Ou bien doit-il s'identifier 
a une femme comme dans le cas de James Andersen, et se rendre 
a I'amour comme Skald est tente de le faire avec Perdita? Le 
heros doit-il opter pour le galet, ou se fondre avec la mer ? 

1. Les Sables de la Mer, p. 419. G'est nous qui soulignons. 

2. Autobiographie, p. 203-204. 

3. Les Sables de la Mer, p. 424-425. 



132 



Tel est le drame du fib powysien : il ne peut devenir homme 
qu'a travers relimination d'une puissance masculine qu'il hait. 
La virilite de I'anti-heros exigerait, pour subsister, que s'applique 
une loi du talion, personnelle, meurtriere : Cattistock ememi 
de la pierre doit perir par la pierre. Mais, precisement, toute 
I'oeuvre de Powys va refuser, au cours de son evolution, cette 
angoissante alternative. Dans les premiers romans, les heros ne 
savaient fuir I'angoisse de ce choix que dans une mort evitant 
a la fois action et crime. On a vu, dans Bois et Pierre, James 
Andersen se jeter dans le vide au lieu d' affronter Goring, et 
dans Givre et Sang, on peut dire que Rook Ashover se laisse assas- 
siner par le pasteur Hastings plutot que de le tuer. 
II est symptomatique d'un revirement apaise et triomphal que 
dans Wolf Solent la conscience dechiree du heros soit par lui, 
telle une pierre, jetee dans les eaux de I'etang de Lenty. C'est 
ce defi lance a la petrification due au meutre ou a la pitie qui 
fait qu'a la fin des Sables de la Mer, et malgre le sombre destin 
devolu a tant de personnages, le galet meurtrier avatar de cette 
pierre symbofique de la conscience, est reduit au role d'objet 
famiUer. II a perdu sa necessite emblematique du mal. Mais 
si le Caboteur et sa bien-aimee ont pu conjurer les ambiguites 
d'une pierre symbolique d'un univers dechire entre le masculin 
et le feminin, n'est-ce point parce que tons deux n'appartiennent 
plus au present, ni meme au regne des humains? 



L IDOLE D OOLITHE 

Tel est le but veritable et souterrain du heros powysien : acceder 
au sub-humain ou au sur-humain, a un ailleurs grace auquel 
il echappe a la necessite de se mesurer. 

Magnus Muir, fils humilie, est condamne d'avance. Son pere, 
le vieux Muir, Cattistock — autant de figures paternelles qui 
ont fait de lui un etre fossilise, dont la seule issue sera le renonce- 
ment ou la fuite. Au galet vivace de Fagressivite meurtriere 
s'oppose la pierre resignee, comme amputee de toute force 
motrice, qui pese au coeur d'un Magnus demeure un vieil ado- 
lescent hante par son pere mort : 

II y eut desormais, au plus profond de son cceur, un depot pierreux, un 
fossile qui n'etait pas une ammonite, qui etait pourtant contournee comme 
une ammonite et qui allait rester la, immuable, jusqu'a Fheure oil il 
tomberait avec un bruit sourd au fond du cercueil de Magnus, quand la 
chair de Magnus se detacherait de ses os i. Mais ce que Magnus, 
enfant vieiUi prive de femme, est incapable d'edifier, le Caboteur, 
cet homme aux origines mysterieuses qui semble venir de la 
mer, ce marin prestigieux, saura le reussir. Car le Caboteur et 

I. Les Sables de la Mer, p. 641. 



133 



sa bien-aimee sont a peine de ce monde; elle, Perdita, revient 
de I'au-dela, portant encore les stigmates des morts, si grande 
est sa transparence; lui, a I'air d'un cadavre en vie. Leurs parents 
n'interviennent pas dans le roman et le pere veritable de Skald 
n'est mentionne que par opposition a Cattistock. Aussi le heros 
n'a-t-il pas ici d'origines precises. Des I'abord il a fait eclater 
le temps et I'espace, ayant, aux yeux de Perdita, revetu les 
traits d'un etre au-dela de I'humain : viril, dominateur, a demi 
mythiqiie, tel un dieu marin amoureux 'visitant son lit de vierge'^. Yenu 
du fond des ages, ce couple archetypique, epure par la souffrance 
(le nom Skald evoque celui des bardes mystiques scandinaves) 
accede a I'intemporel — exception presque unique dans un 
univers ou les hommes et les femmes sont si souvent voues a la 
separation. Parce qu'il appartient a un passe fabuleux, grace 
auquel il echappe au temps et a la dangereuse necessite^de 
tuer un rival, qui se situe toujours chez Powys sur le plan d'un 
duel oedipien, le Caboteur sera delivre de la terrible hantise du 
tiers. Aussi est-il juste que le couple privilegie qu'il forme avec 
la pale ressuscitee, decouvre sur la falaise son double immortel 
sculpte dans le roc. C'est une statue d'amour que les amants 
contemplent, veritable idole taillee dans I'oolithe (comme ce 
geant de Cerne dessine dans le calcaire, symbole erotique au 
pied duquel d'autres amants s'unissent ^) : 

La nudite de Vhomme et la nudite de la femme etroitement unies au pre- 
mier age de la creation y etaient evoquees par des flancs et des misses de 
dieux, tendus par Veffort de se confondre. Ni I'une ni Vautre des deux 
formes n'avait de bras, d'epaules, ni de tete. Files n'avaient pas nan plus 
dejambes au-dessous du genou, et pourtant Veffet produit par cette enorme 
ceuvre d'art brut n'etait ni bas, ni grossier, ni bestial; le caractere en 
etait divin, cosmogonique, createur ^. 

Ces mots chers a John Cowper, divin, cosmogonique, createur, 
avec leur montee vers une creation ou I'ecrivain exalte son propre 
pouvoir, ne sont-ils pas un triomphal defi lance a tons ces 
gouffres, a toutes ces arenes ou furent engloutis les heros devo- 
res de remords et de pitie? Deja, aux cotes du Skald, dans 
Les Sables de la Mer, Magnus reve d'un univers mineral : Ueau 
et le sable, songeait-il, voild ce que je veux... Vinanime, non la chair et 
le sang *. Les malefices des pierres trop humaines,^ en fin de 
compte, ne sont rien aupres des sortileges de I'inanime : la pierre 
de la faute est conjuree par celle du cosmos et le galet du destin 
par une roche intemporelle. 



1. Les Sables de la Mer, p. 202. 

2. La Tete de bronze (The Brazen Head), pp. 288-2^ 

3. Les Sables de la Mer, p. 412. 

4. id., p. 558. 



Granit, pp. 421-423 



134 



L' AMMONITE SALVATRICE 

Ce mouvement grace auquel, triomphalement, la pierre de la 
conscience malheureuse est remplacee par I'inanime liberateur 
est celui-la meme que va reveler VAutobiographie. Gar, des les 
premieres pages consacrees a I'enfance, on ressent le poids 
insupportable d'une culpabilite que I'ecrivain, encore une fois, 
symbolisera par une pierre. 

Le remords de I'enfant qu'etait alors Powys a toujours une meme 
origine : celle d'avoir jalouse, ou hai, ou montre son agressivite, 
envers son frere Littleton. On se souvient de la scene ou, age 
d' environ trois ans, John Cowper a failli se transformer en 
bourreau en etranglant son frere avec une corde : C^est la terreur 
d'avoir ete trop loin dans un jeu de vie et de mort qui nt'est restee dans 
Vesprif^, conclut I'ecrivain. Si, par la suite, le remords eprouve 
envers Littleton Test souvent pour des raisons en apparence 
bien futiles, n'est-ce pas que les autres circonstances ne sont 
que le reflet de cette premiere agression, essentielle et dramati- 
quement gravee dans I'esprit de I'enfant, inquiet d'avoir ete 
trop loin dans son jeu? Cette culpabilite nee d'un geste enfantin 
mais fratricide s'exprimera a travers une pierre a la signification 
magique, ce qui rappelle singulierement la fagon dont galet 
et homicide sont lies dans Les Sables de la Mer. Les rapports de 
Littleton et de John Cowper sont constamment decrits en termes 
de rivalite; les deux freres sont sans cesse opposes I'un a I'autre, 
et Powys effectue toujours cette confrontation au cours d'une 
epreuve ou il demeure seul, a part, face au pouvoir conjugue 
de son frere et de son pere. Ainsi cette scene ou les deux enfants 
ages de huit et de neuf ans cherchent a parcourir le meme trajet 
que leur pere (les huit miles qui separaient Penn House et Rothesay 
Houg'e) et dont Tissue fut lamentable pour John Cowper : Je 
m'assis sur Fherbe brulee par le soleil que parfumait le thym et, inerte, 
indifferent aux papillons blancs et bleus qui voletaient alentour, je perdis 
toute esperance... Ce fut alors que Littleton montra dans quel roc il etait 
taille en realisant un exploit que tout le monde eut tenu pour impossible. 
II prit sur son dos invaincu un « Johnny » reduit a I'etat de loque et, 
vacillant sous sa charge, escalada bel et bien le reste de la montee! ... En 
ces temps anciens le courage de Littleton et son endurance me rendaient 
constamment honteux de moi-meme ^. L'image conjuguee du pasteur 
et de Littleton suffit a paralyser John Cowper au point qu'il 
prefere s'arreter avant I'obstacle, comme en ce lieu pres de 
Lodmoor ou tout gargon intrepide pouvait franchir d'un bond 
les eaux du Preston : Get exploit, Littleton parvenait regulierement 



1. Autobiographic, p. 15. 

2. id., p. 53. 



135 



a Vaccomplir. Moi, tout aussi regulierement, je me precipitais' frenetique- 
ment, desesperement vers cet endroit qui me langait un defi, pour m'arreter 
net a la derniere seconde i. Au sentiment d'impuissance en face du 
frere cadet victorieux et hausse au rang de frere aine, repondra 
le desir ambigu de I'etonner par un renversement total, grace a 
une autopunition exemplaire que le coupable s'inflige. Si I'aine 
eprouve le besoin de mettre le cadet hors de combat, s'il donne 
parfois cours a une agressivite dont il eprouve ensuite le regret, 
il pretend annuler sa propre humiliation par les epreuves qu'il 
s'lmpose : J'ai du mettre ainsi Littleton hors de lui unefois et lui avoir 
attire de graves ennuis car, pris d'un cuisant remords,je decidai de faire 
un geste qui compenserait ma mechancete... J'avais le sentiment qu 'il me 
fallait, coute que coute, accomplir sur-le-champ un haut fait sensationnel 
qui laisserait Littleton beant devant mon repentir ^. C'est pourquoi 
I'enfant a I'idee d'aller chercher, pour la ramener a son frere, 
un enorme fossile, une ammonite colossale encastree dans une subs- 
tance geologique connue par son pere sous le nom de lias bleu. 
Ce genre d'ammonite a pour Powys valeur4e fetiche precise- 
ment parce que le pasteur lui en faisait si souvent noter la beaute 
et que tout phenomene evoque par lui — qu'il eut trait a Vanime ou a 
rinanime — devenait sacro-saint, privilegie, tels ces objets dont les 
voyageurs se servent dans les contes de fees pour operer des transformations 
magiques ^. Cette ammonite, il dut I'extraire de la falaise mais 
le plus dm de la penitence consista a faire tout le chemin sous le poids 
ecrasant de ce fossile deux fois plus volumineux qu'un crane humain ^. 
Or, qu'_advient-il par la suite de cette pierre symboUque? Je ne 
me souviens plus tres bien de Vaccueil que Littleton fit a mon ^ffiande. 
Je sais seulement que, pendant toutes les annees oil sa collection resta a 
Rothesay House, on y put voir troner cette ammonite expiatoire. Est-elle 
ensuite allee au Presbytere de Montacute et, apres y avoir sejourne trente 
ans, est-elle revenue a Weymouth quand mon pere, sa carriere achevee, 
s'est retire ^ dans sa maison a lui? ^. Ainsi I'objet destine a forcer 
r admiration, signifiant a la fois impuissance, culpabilite et 
reparation, est-il relie a travers le frere, a la figure toute-puissante 
du pere. Et Ton ne pent s'empecher de croire a de secretes 
correspondances entre les deux oeuvres publiees en cette meme 
annee 1934, Les Sables de la Mer et Y Autobiographic, entre I'ammo- 
nite du renoncement, ce depot pierreux si lourd au coeur du 
vieil adolescent Magnus, et Vammonite expiatoire mentionnee 
par trois fois au cours de V Autobiographic, si pesante pour I'enfant 
qu'etait John Cowper. 

Et si, a la fin des Sables de la Mer, le Skald accede a une dimen- 
sion au-dela de I'humain, delivre du galet homicide et coupable 

I. Autobiographie, p. 54. 
a. id., p. 55. 
3. id., p. 56. 



136 



qu'il dissimulait dans sa poche, Powys lui-meme accomplit 
exactement le meme trajet : au roc ^ de la personnalite du pere, 
il oppose la dimension divine et cosmogonique de la creation 
litteraire par oii il se fait demiurge. A partir du depot pierreux, du 
fossile immuable de Magnus Muir, I'oeuvre intemporelle de 
Powys, sans dimensions ni limites, devient une ammonite triom- 
phale degagee pour toujours du lias bleu de la vie. 



DIANE DE MARGERIE 



I. Autobiographie, p. 589. 



137 



Glastonbury s'acheve sur V image d'une inondation fabuleuse : ce sont 
les grandes marees, les grandes vagues de VAtlantique qui repondent au 
magnetisme de la lune de mars et causent cette « invasion » de la mer en 
celebrant, une fois de plus, le triomphe des forces feminines et occultes. 
L' esprit du lieu de Glastonbury est feminin, et la ville est liee au Saint 
Graal, au sang du Christ : souvent au cours du livre Powys surnomme le 
personnage de Geard, maire de Glastonbury, « John le Sang ». Mul 
mieux que cet homme sensuel et mystique, a la nature si complexe, ne peut 
comprendre cette ville, ses phenomenes psychiques et naturels, I'envers des 
choses, la force primordiale de I'eau porteuse de mort. Aussi sa fin par 
noyade est-elle une communion avec le cosmos et non pas la perte angois- 
sante d'un moi individuel. Submerge par les eaux qui recouvrent tout (et 
meme I 'avion tombe de Philip Crow, le capitaliste qui rappelle Cattistock 
des Sables de la Mer), Geard est envahi par deux images : Vune est 
celle de sa fille Crummie, qu'il aime autant que Lear aimait sa fille 
cadette ; l' autre est celle d'une forter esse incarnant Cybele. C'est une veri- 
table renaissance dans la mort que connait Geard, et elle repond a toutes 
les morts tragiques et suicidaires qui tentaient les heros des premiers romans. 
Dans un recent essai sur la conception de la mort chez Powys^, G. Wilson 
Knight cite des passages revelateurs d'Ovfen Glendower et de la pre- 
face que Powys donna a Wolf Solent en ig6o, qui semblent nettement 
conclure a la mort complete du corps. Reste la survivance spirituelle des 
humains, de leurs auras melees a toutes les autres auras des etres et meme 
des choses : G. Wilson Knight montre que tout Glastonbury la celebre. 
La ville y apparait comme le lieu meme des interactions psychiques et des 
emanations indicibles, riches de survie, qui proviennent de certains etres. 
La pensee powysienne affirme essentiellement que les vivants sont dotes 
d'une part de mort et les morts d'une part de vie. Qui, les vivants ont en 
eux pkisieurs parcelles de mort : celles, vraiment mortellesj, qui les separent 
de la grande symbiose avec le multivers, et celles, vivaces, de la survi- 
vance et de la presence en nous des morts auxquels nous demeurons lies 
par un cordon ombilical. C'est ainsi que les visions ultimes de Geard 
hi font apparaitre deux figures qui lui sont intimement, interieurement 
proches. Le personnage de Geard, dans sa vie comme dans sa mort, 
exprime dejd les croyances qui seront celles d' Uryen dans Camp retranche. 
Dans sa reunion finale a I' image de sa fille au geste enveloppant et mater- 
nel, comme a I' image virile et inexpugnable de Cybele, la mere des deux- 
fois-nes, il semble que Geard soit, comme Uryen et comme Faust, persuade 
que le secret de la vie se trouve chez les Meres. 



DIANE DE MARGERIE 



I . « Powys on Death ». In Essays on John Cowper Powys. CardifF, University of Wales 
Press, 1972. 



138 



LES TOURS DE CYB£LE 



Geard voyait a present les Hauteurs de Glastonbury. Au sommet 
des Hauteurs se dressait la tour, et la tour etait comme I'anse d'une 
enorme coupe brumeuse qui devenait toujours plus immense. 
Mais de nouveau il sombra — lui, Geard de Glastonbury — qui 
allait mourir par I'eau, de la mort qu'il s'etait choisie. Oui, tout 
cela il I'avait voulu; mais lorsque commenga son dernier combat, 
ses bras se debattirent en frappant I'eau, sa gorge emit d'ultimes 
gargouillements et son corps condamne parut s'emporter et se 
revolter. Le corps de John le Sang dansait en fait sa propre 
danse de mort secrete, en un violent defi a I'esprit qui I'avait 
reduit a cette extremite. 

Pour la derniere fois il remonta a la surface. De nouveau ses yeux 
noirs s'ouvrirent, s'ouvrirent si grands que leurs orbites parurent 
sur le point de se dechirer. II contempla intensement les Hauteurs 
de Glastonbury, mais on ne saura jamais ce qu'il vit alors. 
Les livres disent que le Roi Arthur a vu le Graal sous cinq formes 
differentes, et que la cinquieme n'en a jamais ete revelee. Peut- 
etre etait-ce d' avoir vu cette cinquieme forme du Graal qui 
maintenant dilatait ainsi les yeux noirs et demoniaques de John le 
Sang. Ses pieds battaient I'eau sans pouvoir s'appuyer sur rien, 
ses grosses joues blemes s'enfongaient dans I'eau qui clapotait 
autour d'elles comme autour d'un morceau de bois qui va couler, 
sa bouche sensuelle etait grande ouverte avec la meme contrac- 
tion que lorsqu'il prechait ou qu'il baillait, ses levres epaisses se 
separaient moUement dans le meme abandon que lorsqu'il 
embrassait Crummie, et ses lourdes epaules, son gros ventre sous 
sa chemise de flanelle trempee, tout etait submerge, tout som- 
brait, tout, sans rien sur quoi s'appuyer. 



139 



Les petites bulles d'eau brune qui flottaient obstinement autour 
de cette bouche ouverte et de ces yeux figes, allaient et venaient 
tout comme si ce visage n'avait ete qu'un pot de chambre rempli 
d'eau, et non un homme encore vivant, plein de pensees « qui 
voyageaient a travers I'eternite ». Elles montraient, ces bulles, 
une telle hate a Hotter sur I'espace vide oil avail ete sa tete ! EUe 
etaient si impatientes de flotter librement sur cet espace precis a 
la surface de I'eau! Voila, leur volonte etait accomplie. Rien ne 
restait plus maintenant que des bulles brunes et crevees tour- 
noyant, tournoyant lentement en cercles qui se reduisaient — et 
dans quel invraisemblable silence! 

Mais la vaste Nature creatrice opera sa grande oeuvre de magie 
mortelle qui surpassait la magie d'aucun Merlin, et, dans sa 
compassion insondable et inhumaine, fit retomber tout batte- 
ment des bras, s'arreter tout mouvement saccade des jambes, 
cesser toute lutte et s'evanouir toute souffrance, dans un calme 
incroyablement suave. Et I'esprit de John le Sang cessa d'etre 
obscurci. Son corps s'etait machinalement rebelle. II etait main- 
tenant docile. II etait maintenant reduit a I'obeissance. La 
volonte de mourir qu'avait Geard de Glastonbury atteignait 
enfin a la plenitude qu'il avait souhaitee. 

Dans un calme, une paix inviolables, Mr. Geard voyait sa vie, 
voyait sa mort, et voyait aussi cet Objet sans nom, ce fragment 
de I'Absolu, qu'il avait evoque a chacun de ses jours. II etait 
maintenant entierement libere de remords au sujet de Megan et 
de Crummie. Ce qu'il y avait d'impitoyable dans le fait de les 
quitter, pour sa pure et simple satisfaction, lui sembla trouver sa 
justification en ces derniers instants. II etait egalement en paix 
pour I'avenir de sa nouvelle religion. C'etait comme s'il avait 
cesse d'appartenir a notre monde, a cette pantomime jouee dans 
un miroir, ou nous sommes amenes a vouer un culte a nous ne 
Savons quoi, et qu'il eut rejoint ces dieux qui ne cessent de pro- 
jeter leurs reflets mysterieux sur Glastonbury, la ville de nos 
incertitudes. 

Le flot sombre qui le noyait — amer et froid, venu des marees 
arctiques du lointain Atlantique — reveilla en cet instant toutes 
les natures differentes enfouies dans son etre, tellement plus pro- 
fondes que ses paroles, que ses theories, que ses actes. Pendant 
son agonie, Geard de Glastonbury, en pleine lucidite et dans un 
total apaisement, se fondit dans ces elements naturels qu'il avait 
toujours consideres avec une assurance insouciante et sans raf- 
finement. 

II n'avait jamais ete un artiste. II n'avait jamais ete un homme 
delicat. Son plaisir avait ete de flairer I'odeur de la bouse, 
d'uriner dans le jardin de sa femme, de humer la douce sueur 
de ceux qu'il aimait. II n'avait ni cruaute, ni culture, ni ambition, 



140 



ni education, ni raffinement, ni curiosite, ni affectation. II croyait 
qu'il existait une aura miraculeuse autour de tout ce qui existait 
et que « tout ce qui vivait etait sacre ». Tel etait Mr. Geard, celui 
qui maintenant se noyait a I'endroit precis qui recouvrait la place 
du temple que les hommes des antiques villages lacustres avaient 
el eve a la deesse neolithique de la fertilite. II serait mort, et au- 
dela de toute resurrection possible grace a un sortilege, dans 
quelques minutes. 

Pendant une eternite, il n'avait pas existe de Geard a Glastonbury. 
Pendant une eternite, il n'existerait plus de Geard a Glastonbury, 
bien que peut-etre il y eut un mysterieux fitre conscient pour 
receler cet avatar dans I'orbe de son immense memoire. En cet 
instant, pourtant, tout comme d'innombrables animalcules 
infimes, le Maire de Glastonbury vivait encore, bien au-dessus 
de r avion englouti de Philip Crow, et au-dessous de ces buUes 
d'air qui tournoyaient. 

A quoi songeait-il maintenant? Pas a Glastonbury. Pas a la Mort. 
II etait etendu dans I'herbe verte et printaniere du Pare de 
Montacute, et une incarnation de la Douceur, qui a la fois 
etait sa fiUe et n' etait pas sa fiUe, les bras grands ouverts, courait 
pour le rejoindre. 

Qu'il fut en son pouvoir de se relever et de marcher vers elle, et 
d'eprouver en I'embrassant qu'il embrassait la Vie meme de la 
Vie, c'etait assurement la consequence de ce qu'il avait vu — • le 
Graal sous sa cinquieme forme — au sommet de la coUine de 
Gwyn-ap-Nud. 

Mais au contraire de son patron et ami le Recteur de Northwold, 
la conscience de John le Sang subit un arret total apres sa mort. 
Et I'auteur de ce livre ignore si ce suspens se prolongea apres ses 
funerailles, qui eurent lieu au cimetiere de la route de Wells, 
aussitot apres I'inondation, et s'il se prolongera apres la vie de 
cette planete et de toute les autres buUes egalement faites de 
matiere, que rejette le torrent de la Vie. 

II est pourtant certain que Mr. Geard ne s'etait pas trompe en 
pensant que plonger dans I'amertume de la mort pour y trouver 
plus de vie detruirait au moins ce qui, dans les infirmites de sa 
chair, avait entrave son esprit. Et maintenant elles avaient disparu 
pour toujours, disparu comme son propre souffle, ces bulks qui 
avaient flotte en jubilant la oii son corps avait sombre. 
Au-dessus des debris du pont bati par Philip Crow, au-dessus de 
ce vieux tertre englouti du village lacustre ou demeuraient encore 
la silhouette du vieil homme accroupi et celle de 1' animal epou- 
vante, au-dessus de la masse immense des eaux tourbillonnantes, 
passerent et disparurent les visions d'agonie du noye. 
Dominant le flot montant de I'inondation, se dressaient encore 
I'arche de la tour brisee de I'Abbaye en ruines, et la tour de 



141 



Saint Jean-Baptiste, et la tour de I'Archange. Ces tours demeurent, 
elles endurent ce deluge, comme elles en ont endure d'autres. 
Mais le Jour du Jugement viendra aussi pour elles. Ces tours, 
comme celles de Rome et de Jerusalem, sont baties pour livrer 
assaut a I'lnfini, pour faire le siege de I'Absolu, mais comme les 
autres elles sont sujettes aux coups du temps et du hasard. 
Car la grande deesse Cybele, dont le front est couronne par les 
Tourelles de 1' Impossible, avance d'un crepuscule a 1' autre a 
travers les generations. Et son long voyage d'autel en autel, de 
culte en culte, de revelation en revelation, est sans fin. Les mon- 
tagnes se sont ecroulees sur un grand nombre de ses temples. 
Les profondeurs de I'Atlantique et du Pacifique en ont englouti 
d'autres dans le limon pale et la vase monstrueuse des gouflfres 
du monde. Quelques-uns ont ete ensevelis par les tempetes de 
sable qui effacent toute trace sur les deserts. Certains sont perdus 
dans les forets inviolees du nouvel hemisphere. Les jours des 
annees dans la vie des hommes sont comme les feuilles dans le 
vent et les ondes sur I'eau, mais partout oii la deesse porteuse de 
Tours avance, d'une folic de croyance vers une autre, s'elevent 
a nouveau ces pinacles du desespoir. 

Les batisseurs de Stonehenge ont peri. Mais il reste ceux qui 
adorent toujours ses pierres. Les batisseurs de Glastonbury ont 
peri. Mais il reste des gens qui vivent encore parmi nous, et dont 
les yeux ont vu le Graal. Les flancs de notre terre antique sont 
marques des signes d'une devotion desesperee. Ses cavernes ont 
ete gravees d'inscriptions fanatiques. Et ce n'est pas fini. 
Les Tours de Cybele avancent toujours dans I'obscurite de culte 
en culte, de revelation en revelation. Faites d'une substance plus 
durable que le granit, plus vieille que le basalte, plus dure que le 
marbre, et pourtant aussi immaterielle que le mystere le plus 
aerien de la pensee, ces Tours de la Mere voyageuse troublent 
encore les reves des hommes quand elles se mettent en marche. 
Penchees sous la douleur de la vanite de tout, rongees par le 
ver du desespoir, ces Tours tragiques se dressent encore a la 
surface de notre planete, oscillent encore, desolees dans le vent, 
et brillent encore, froides et blanches, quand revient la lune. 
Les Philip Crow de ce monde construisent leurs nouvelles routes 
et leurs nouveaux ponts. Mais EUe, I'antique Porteuse de Tours, 
n'emprunte jamais ces routes et ne traverse jamais ces ponts. 
C'est par d'autres chemins que ceux-la qu'elle avance. Les 
navires de Fair se detournent lorsqu'ils I'approchent. Les inven- 
tions des hommes ne la touchent pas. Autour de sa tete crenelee, 
passe le souffle de ce qui est au-dela de la vie et au-dela de la mort. 
Et seuls distinguent ses passages ceux qui sont promis a son sceau. 
Les forces de la Raison et de la Science s'assemblent pour I'abattre 
dans I'intense lumiere du soleil. Mais toujours elle se releve, elle 



142 



avance, des brumes de I'aube aux brumes du crepuscule, elle 
passe a travers le plein jour comme I'ombre d'une eclipse, et a 
travers la pleine nuit comme une trompette ou nul ne souffle, 
jusqu'a ce qu'elle trouve la terre qui I'a appelee et les etres dont 
elle seule peut combler le coeur. 

Car les tourelles sur la tete de Cybele sent faites de ces etranges 
pensees secondes de tous les deux-fois-nes du monde, les pensees 
liberees des hommes lorsqu'ils reviennent de leur travail et les 
pensees reveuses des femmes lorsqu'elles s'arretent au milieu de 
leur ouvrage. Les forces de la Raison peuvent compter les pierres 
de Stonehenge et chercher a deviner I'origine du Graal de Glas- 
tonbury. Mais elles ne peuvent expliquer le mystere de ces pierres 
ni poser la question magique du Graal. 

Aucun homme n'a vu Notre Dame des Tourelles lorsqu'Elle 
avance sur la terre, de crepuscule en crepuscule. Mais ses tours 
sans cime sont les cris qui accompagnent la naissance d'un 
enfantement occulte, et elles s'elevent en defi a la Matiere, en defi 
au Destin, en defi au Savoir cruel et a la Sagesse desesperee. 
Les hommes peuvent les railler, les nier, les attaquer. lis peuvent 
conduire leurs machines a travers les mines de Glastonbury et 
leurs avions au-dessus des pierres de Stonehenge. 
Demeure au sein de la Dimension Inconnue, le secret de ces lieux 
est transmis aux pas-encore-nes, et leurs oracles aux enfants de 
nos enfants. 

Car Gelle que les anciens nommaient Cybele est en realite cette 
splendide et terrible Energie par laquelle les Mensonges de la 
grande Nature creatrice donnent naissance a la Verite future. 
De ITntemporel, elle est entree dans le temps. De ITnnomme, 
elle est entree dans nos symboles humains. 

A travers tous les balbutiements des langages etranges et les 
murmures des invocations obscures, elle continue de soutenir sa 
cause, la cause de I'invisible contre le visible, du faible contre le 
fort, de ce qui n'est pas et pourtant est, contre ce qui est et pour- 
tant n'est pas. 

Ainsi Elle demeure, et ses tours se dressent a jamais, disparaissent 
a jamais. Jamais ou Toujours. 



JOHN COWPER POWYS 

traduit par Frangois Xavier Jaujard 



Ces pages sont les dernieres du roman A Glastonbury Romance ( 1 932 ; Macdonald, 1955). 



143 



Ill 



CONSTANTES 



La vie personnelle poussee a son plus 
haut degre d'intensite et de subtilite 
est, pour moi, le seul but intelligible 
du Cosmos. 

Autobiographie, 526. 



CULTURE ET NATURE 



La memoire demeure a jamais la mere de toutes les muses; et 
dans nos reactions devant la Nature, c'est le souvenir de toutes 
les reponses passees qui donne du poids et de Facuite a ce que 
nous ressentons dans I'instant. Les comparaisons y jouent un 
tel role ! Get arrangement particulier des choses, cette perspec- 
tive speciale, ce coin de ciel avec ses nuages flottants, ce frag- 
ment de coUine, de falaise, ou cette route, ce champ, s'ajoutent 
avec d'autant plus de precision a notre reserve d'impressions 
dominantes que nous avons davantage de souvenirs vagues ou 
nets de visions semblables dans le passe. 

Nul raffinement de nos gouts artistiques ou litteraires, nul 
approfondissement de nos facultes d'intuition scientifiques ou 
psychologiques ne pourront jamais remplacer notre sensibilite 
envers la vie de la terre. Voila le commencement et la fin de la 
veritable education. On a honteusement abuse de I'art et de la 
litterature qu'on a detournes de leur fin reelle, s'ils ne nous 
amenent pas a cela. Le developpement, dans notre moi le plus 
intime, d'une sensibilite profonde envers la nature est un proces- 
sus lent et tres progressif. Son premier eveil conscient dans la 
petite enfance est infiniment precieux pour I'origine de nos 
souvenirs dominants; mais plus nous controlons volontairement 
notre prehension sensible des choses, plus le plaisir que nous y 
prenons s'approfondit. 



II est absolument certain que la premiere satisfaction que nous 
eprouvons devant la Nature est une satisfaction sensuelle. En 
face des paysages les hommes devraient cultiver leur sensualite. 
Nous devrions les toucher, les gouter, les etreindre, les savourer, 
les boire, les aimer d' amour. Beaucoup de gens, lorsqu'ils passent 
a la campagne un jour qui-ne-reviendra-jamais, gaspillent tout 
le bien que leur laisseraient les images de cette experience en 
paroles et en dissipation. II est a peu pres impossible de retirer 
une impression vraiment profonde — sensuelle ou mystique — 



146 



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d'une telle excursion si nous ne sommes pas seuls, ou avec un 
etre aime. II est etrange de constater le petit nombre de ceux 
qui jouissent profondement de la Nature. Cependant la terre est 
veritablement et litteralement notre mere a tous, et personne 
n'a besoin d'une foi spirituelle extraordinaire pour adorer la 
terre. 

Les etres religieux — et c'est fort bien ainsi — assistent a leur 
messe a jeun. Leurs sentiments mystiques sont delicats et rares; 
mais les sensations de ceux qui parcourent les paturages de notre 
Mere le sont egalement. EUe aussi, comme le Christ et Sa Mere, 
merite ce culte et ce jeune. Les vrais inities ne prendront jamais 
leur petit dejeuner sans avoir fait au moins quelques pas au grand 
air. Apres une nuit de sommeil les sens sont vierges. Objets, 
sons et odeurs les ravissent plus qu'a aucun autre moment. Entre 
la vie de la terre, rafraichie par la pluie et le sommeil, et la vie 
de ses enfants existe a cet instant une mysterieuse reciprocite. 
Un brin d'herbe est plus qu'un brin d'herbe a I'aube; le pepie- 
ment d'un oiseau plus qu'une chanson; I'odeur d'une fleur 
plus qu'un doux parfum. 

Chacune des autres heures possede aussi son secret. Comme 
les instants qui precedent et suivent le coucher du soleil sont 
permeables et immateriels! Qui ne connait, meme parmi les 
habitants des villes, ce lavis d'air bleu sombre qui semble planer 
sur toute la terre et devenir un autre firmament entre terre et 
ciel jusqu'a ce qu'apparaissent les premieres etoiles et que tombe 
la nuit? Qiaelle volupte unique que de s'abandonner a corps 
perdu au sentiment delicieux de somnolence qui nous prend 
parfois sur un talus tiede, parseme de thym, ou au bord d'un 
champ de ble chaud! Cette somnolence de midi, ce sommeil 
magique de midi, est une experience unique, chargee des seves 
luxuriantes et des sues capiteux qui emanent du dieu Pan, 
provoquant en nous des detentes et des Uberations primitives. 
Ce sommeil procure aussi des revelations troublantes, toniques, 
qui ne s'offrent pas aux profanes. 

Mais c'est plutot au crepuscule que dans la chaleur du jour, ou 
peut-etre juste avant le crepuscule, lorsque le soleil tombe a 
I'horizon, que s'eveillent en nous les sources les plus profondes 
du souvenir. Qu'y a-t-il dans ces ombres des branches immobiles 
qui s'allongent sur les pelouses ou les champs, qui emeut Fame 
et nous rend etrangement bienveillants envers nos pires ennemis ? 
Qu'y a-t-il dans une longue route blanche qui disparait au cre- 
puscule au-dessus du sommet des collines vers une destination 
lointaine et invisible, qui touche I'imagination d'une maniere 
si difficile a exprimer? 

II n'est pas necessaire de repondre a ces questions; mais il est 
necessaire d'attendre longtemps, tres longtemps, ces experiences 



147 



inexplicables. Celui qui oserait se croire cultive sans avoir jamais 
erige en culte special et intense la jouissance de ces moments 
rares serait un imbecile plein de morgue. II arrive, je crois, que 
lorsqu'un homme veut paraitre cultive, il pretend eprouver une 
admiration esthetique ou artistique pour certains arrangements 
de forme et de couleurs dans la Nature. Rien n'est plus irritant, 
plus importunant que cela. II semble tellement hors de propos 
de trainer ces pseudo-motifs artistiques alors que la vie de la 
Nature est si satisfaisante par elle-meme. Le veritable amant 
de la Nature se contente de se perdre, avec ses theories artis- 
tiques les plus passionnees, dans une fusion indescriptible de son 
etre avec le labour ou le pre ou il se promene. 



Supposons que ce soit le mois de Novembre, si souvent triste. 
Tournant le dos a la circulation de la grand-route, debout 
quelques instants au bord du chemin, vous verrez peut-etre un 
chardon, une feuille de patience ou une brindille fanee, sans 
fleur, de coton sauvage. Imaginons que cette plante pitoyable 
et desolee pousse sur la Crete d'un talus sablonneux ou vous 
apercevez tout a coup certains coquillages fossiles — des ammo- 
nites peut-etre — et, sous la tige de la plante et un pen au-dessus 
des fossiles petrifies, vous entrevoyez les racines rampantes d'un 
sureau proche dont les feuilles fletries et les gousses sechees se 
profilent, comme le sommet du chardon ou la feuille de patience 
sur I'horizon gris. Tandis que vous observez toutes ces choses, 
les souvenirs d'innombrables impressions d'enfance se pressent 
dans votre esprit. 

Le bord estompe du talus sablonneux, ici un brin d'herbe, la 
une coquille vide de colima^on, les piquants gris de ce chardon, 
la trame de cette feuille de patience prennent, sous votre regard, 
une valeur symbolique. lis deviennent des signes de la myste- 
rieuse face de la terre, plongee dans la grisaille de Novembre, 
hagarde et tragique, jusqu'au dome incurve de brume grise 
qui est tout ce que vous apercevez de la voute du ciel. Et, pen- 
dant que vous continuez a tout observer, concentrant toutes 
vos facultes et oubliant le reste, vous comprenez peu a peu 
qu'entre votre personnalite secrete — a la fois physique et 
psychique — et la personnalite secrete, egalement physique et 
psychique, de ces tiges et de ces feuilles, de ces grains de sable 
et de ces fossiles petrifies, il existe une reciprocite qui transcende 
toute comprehension rationnelle. II se peut fort bien que les 
sentiments que vous eprouvez en face de ces choses ne ressem- 
blent nuUement a un elan de bonheur ni a une emotion mys- 
tique. Peu importe. Ce qui importe, c'cst que, de la maniere 



148 



la plus calme, la plus terre a terre, vous concentriez vos pensees 
sur la rondeur du globe qui tourne en transportant son fardeau 
vivant dans le temps et I'espace infinis, dont ce chardon, ces 
racines de frenes, cette feuille de patience fletrie, tout comme 
votre squelette recouvert de chair, sont des fragments ephemeres. 
Aussi n'est-ce done pas seulement la beaute de ces petits objets 

— bien qu'il put y en avoir beaucoup dans la couleur argentee 
du chardon, le lustre metallique de la feuille et I'or du sable 

— qui arretera vos pensees. Vous etes plus qu'un admirateur 
esthetique ou artistique : vous etes un amant! Ce que vous 
arriverez a sentir, c'est une identite singuliere entre votre etre 
profond et I'etre profond de ces choses. Et ce sentiment d'identite, 
obtenu ainsi par un processus de concentration calme, stable, 
n'a rien d'une experience fantastique, mythique ou meme mys- 
tique. C'est la reconnaissance paisible d'une realite absolue, qui 
met en jeu I'intuition et la raison. Votre nature, dans sa totalite 
physique et psychique, repond a ces autres formes de matiere 
premiere du souvenir qui vous sont ainsi presentees, si nettement 
tracees, contre ce ciel gris de Novembre. 

II existe, en verite, une satisfaction etrange et profonde a prendre 
conscience de cette identite entre votre propre vie ephemere 
et celle d'autres creatures terrestres, organiques ou inorganiques. 
Lorsqu'on reflechit a cette identite, I'esprit pent parfois se sentir 
rempli du sentiment « d'une fusion bien plus profonde », de 
I'idee qu'il existe, en fait, une essence permanente en ces crea- 
tures et en nous, independante de I'annihilation vers laquelle 
nous avangons tous. 

II est certain que rien ne diminue davantage notre peur de la 
mort que d'etre impregne des processus des saisons et de la chimie 
de la terre vivante. Beaucoup de gens, s'ils se savaient destines 
a mourir a fair libre, se sentiraient incroyablement soulages. 
C'est parce que la difference entre I'etat de vie ou de mort est 
si faible dans le monde vegetal que nous sommes immunises 
contre la crainte de la mort par le contact de ces racines, de 
ces tiges, de ces feuilles, de ces graines et de ces fleurs. La con- 
templation des astres eux-memes, soleil, lune, planetes et etoiles, 
ne nous protege pas tant contre la peur de la mort que celle de 
la plus petite tache de mousse verte croissant sur un vieux mur 
de pierre, parce qu'il y a une affinite plus directe entre n'importe 
quel vegetal qui pousse, plein de seve et de sues doux et amers, 
et nous, que ces corps lumineux et lointains, scoriaces et chi- 
miques. On peut considerer I'immensite du ciel etoile comme 
une experience poetique ou un phenomene scientifique. Dans 
un cas elle est stimulante, dans I'autre effrayante. 
Lorsque nous regardons un troupeau broutant I'herbe d'une 
verte prairie, sous de vieux arbres massifs, nous sentons affiluer 



149 



en nous une vague de confiance vis-a-vis de la bienveillance 
fondamentale du systeme des choses, tout comme la vue d'une 
boucherie provoque la tristesse et la mefiance. Efforgons-nous 
de demeurer tres sceptiques sur la valeur philosophique de ce 
genre de sentiments. Mais ils existent, ils ont leur place parmi 
les nombreuses impressions contradictoires que la vie nous 
apporte. A cause d'une certaine douceur due a I'heure et aux 
circonstances, des spectacles de ce genre peuvent nous inciter 
a une confiance simple dans la Nature qui ne se juslifie guere 
pratiquement et n'a pas de base rationnelle. 
Mais ce qui nous rend plus legere la pensee de la mort, quand 
nous nous sommes impregnes des odeurs de la terre et avons 
assimile les bruits et les paysages champetres jusqu'a ce qu'ils 
impregnent nos os memes, est une parente vague avec la longe- 
vite surhumaine des rochers, des pierres et des arbres. Quand 
le soldi torride de midi vous rend somnolent ou que les pluies 
battantes d'automne vous transpercent; quand vous avez senti 
les feuilles mortes plaquees contre votre visage, trebuche long- 
temps dans I'obscurite parmi les arbres tombes, ou avance penible- 
ment pendant des heures dans le sable ou la boue, une etrange 
lethargie, douce et saine comme la lassitude des betes, patiente 
et resignee comme la permanence des troncs d'arbres, s'empare 
de votre etre conscient qu'elle berce jusqu'a ce qu'il arrive a 
cet amor fati, ou amour du destin, qui semble accepter la mort 
et I'idee de la mort avec une etrange serenite. 



A la surface des formes et des contours de la Nature existent 
mille effluves ondoyants, coulant ici, flottant la, selon les innom- 
brables caprices du hasard et des occasions. Ces effluves, oia 
Fombre des nuages, le vacillement des reflets lumineux, les 
mouvements des vents, I'atmosphere ailee qui va et vient autour 
de nous, s'allient a quelque chose qui emerge de chaque etre 
vivant et composent cette essence mysterieuse que certains ont 
appelee la magie de I'univers. Cette magie semble naitre des 
formes de la Nature et y sombrer. C'est, en fait, le vacillement 
et le passage d'une presence a la fois psychique et materielle, 
qm, bien que d'essence non humaine, est tellement liee a notre 
vie nerveuse qu'elle depasse dans toutes les directions notre 
attention consciente et excite des vibrations magnetiques qui 
touchent notre memoire subconsciente et provoque d'etranges 
reponses dans notre imagination. 
Remarquons que cette magie de I'univers emane toujours de 



150 



la surface et y retourne toujours. C'est le souffle, la fleur, le par- 
fum, r expression scintillante de la vie meme, qui parait ren- 
fermer davantage le secret de la Nature qu'un esprit hypothe- 
tique que Ton irait chercher sous la surface de la vie. Nous 
arrivons ainsi a la conclusion que ce qui pourrait etre appele, 
metaphoriquement, I'ame de la Nature demeure a la surface 
et non au fond de celle-ci, et est liee davantage aux lumieres 
et aux ombres qui tremblent sur le sol qu'a une force souterraine 
bouillonnant au-dessous. Aussi arrivons-nous a la conclusion 
que I'ame de la Nature demeure a sa surface plutot qu'a des 
profondeurs « spirituelles », et qu'elle demeure la plutot que dans 
une anatomic structurelle ou une chimie inorganique des choses. 
En d'autres termes, c'est dans le souffle et la fleur des objets 
animes, et dans les lumieres et les ombres, les tons et les teintes 
des objets inanimes, plutot que dans les forces electriques ou 
chimiques qui leur sont sous-jacentes, que la realite poignante 
de la Nature vit et palpite. 

II est done indeniable que le veritable amant de la Nature 
s'interesse necessairement a I'apparence des choses qui atteignent 
une signification symbolique. Nous pouvons done affirmer, sans 
paradoxe gratuit, que le superficiel est Tessentiel. Les aspects 
superficiels sont I'entelechie de la Nature et ceux qui s'y aban- 
donnent le plus completement sont aussi ceux qui ont ete inities 
le plus profondement a ses voies creatrices. Le caractere des 
choses et leur valeur symbolique vraie ne se trouvent pas dans 
I'origine des choses, mais dans leur aboutissement et leur ache- 

vement. 

Un des plus profonds secrets lie au sentiment habituel de la 
Nature est I'influence progressive qu'elle exerce sur notre endu- 
rance et notre stoicisme. Cette influence particuliere s'exerce 
surtout quand le paysage qui nous entoure ofTre une certaine 
austerite. Lorsque nous suivons des routes solitaires, que nous 
traversons des prairies en friche ou des hautes terres steriles, 
que nous marchons le long de dunes isolees ou de plages desertes, 
un sentiment inexorable de communion avec les elements pri- 
mitifs, que nous n'eprouvons pas au milieu de paysages pitto- 
resques ou luxuriants, s'empare de nous. Au cours de ces 
marches solitaires, un effluve depouille et apaisant nous vient 
de la pluie battante, du soleil torride, du vent violent; quelque 
chose qui semble nous obliger a ressembler aux troncs d'arbres 
secoues par le vent ou aux rochers trempes par les tempetes, 
quelque chose qui, peu a peu, nous communique I'etrange 
faculte de trouver notre bonheur dans notre seule endurance. 
Ce n'est, en fait, rien de moins que 1' endurance qui devient le 
secret ultime de la vie. Et avec raison ! Car lorsque nous consi- 
derons la vie avec philosophic, de la couche la plus profonde de 



151 



notre etre, I'endurance resume bientot la situation finale de 
toutes les entites humaines. Le moi et le non-moi se confronteni 
en de tels moments sans aucun intermediaire. 



A la campagne, en face des realites de la Nature, nous sommes 
continuellement entoures par les signes scandaleux de la maladie 
et de la mort. 

Des lapins morts, des moutons morts, des corbeaux morts, des 
serpents morts, des arbres morts nous guettent a chaque pas; 
et le sentiment de I'horreur de ce qui peut a tout moment nous 
arriver tend a donner aux problemes et aux dilemmes de la 
vie une certaine perspective rigoureuse. Tons ces spectacles 
sinistres de naissance et de mort tragiques, I'endurance profonde 
et solitaire des animaux sur terre et des oiseaux dans Fair, inci- 
tent a considerer certains contacts humains d'un regard dur et 
depouille; tandis qu'en meme temps les sentiments que nous 
eprouvons envers nos parents, enfants ou epoux, s'enracinent 
de plus en plus avec les annees. Ce qu'un contact vraiment 
intime avec la Nature fait, en realite, pour notre culture, c'est 
de mettre cette culture elle-meme en evidence; de sorte qu'aucune 
affectation trompeuse ou timidite morbide, aucune attitude 
melodramatique en face de I'art ou de notre originalite n'alterent 
le contentement depouille, simple, naturel, a la fois humble et 
fier d'etre exactement tels que la Nature nous a crees. Pres d'un 
mouton malade — avec le regard que nous connaissons trop bien 
dans ses yeux — , pres d'un lapin mort, d'un passereau extermine 
par un faucon ou d'un vieux paysan, les jambes impitoyable- 
ment transformees par les rhumatismes en deux cornes de boeuf 
fuselees, nous cessons de nous attacher aux minuties qui accom- 
pagnent le sentiment tatillon de notre importance. 



II existe aussi un autre resultat non negligeable que I'intimite 
avec la Nature nous apporte, c'est de nous faire comprendre 
la valeur du pouvoir fondamental de la volonte. Ce pouvoir 
est limite dans sa maitrise sur les evenements exterieurs; mais 
il est a pen pres infini dans le controle qu'il exerce sur les mou- 
vements de notre esprit. Plus nous I'employons dans ce sens, 
plus sa force devient formidable. II semble que 1' effort supreme 
de la volonte devrait tendre — c'est, du moins, I'observation 
qui parait se degager des animaux, des oiseaux et des plantes — 
a garder toujours clairement devant notre conscience I'idee 
d'un certain calme vibrant de I'esprit : la comprehension qu'un 



152 



etat de paix proche de I'extase est le secret le plus profond que 
nous puissions arracher a I'univers. Si la volonte demeure obsti- 
nement orientee vers ce bonheur, notre moi le plus intime devient 
reellement de plus en plus heureux. Tel ou tel moment exaltant 
surgira et s'evanouira, naturellement, comme par le passe, mais 
le durcissement de notre volonte en une certaine tranquillite 
obstinee nous conduira tout pres de cette calme energie paisible. 
L'endurance des animaux, des oiseaux et des plantes, chacun 
dans leur isolement personnel, nous amene finalement a une 
conclusion inflexible : celle que la volonte a un pouvoir presque 
illimite sur nos reactions les plus intimes et secretes envers la 
vie. Une longue observation de ces luttes primordiales eveille 
en nous le sentiment que toute la force de la situation^ cosmique 
est due a la prise de conscience de I'individu solitaire. Notre 
bonheur ou notre malheur deviennent de plus en plus I'unique 
probleme sur lequel nous avons un controle presque total; et 
de plus en plus positivement, le seul secours sur et certain que 
nous puissions oflfrir — a 1' exception du pouvoir magique de 
I'amour — au « flot des tendances qui favorisent la vertu ». 
Tous nos actes exterieurs, tout ce que nous faisons ouvertement, 
tons les clapotis que nous provoquons dans la vaste maree, ont 
une tendance fatale a causer autant de mal que de bien. Si nous 
vivons proches de la terre, nous I'observerons nuit et jour. Les 
deux seules choses que nous en viendrons finalement a distinguer 
du reste comme ayant des consequences heureuses et non mal- 
heureuses sont notre calme profond et personnel, opiniatrement 
conserve malgre tous les coups du sort, et ce genre d' amour pour 
les autres qui est compatible avec le detachement. L'amour 
qui s'immisce et est incapable de laisser faire est etranger a la 
fagon d'agir de la Nature; et, comme le savent tous ceux qui 
ont regarde les yeux des serpents, des oiseaux, des crapauds, 
des oies et des mouettes, il jaillit du coeur de la Nature une 
volonte resolue de bonheur, malgre tout, qui est plus forte que 
n'importe quelle croyance, plus profonde que n'importe quelle 
philosophic, plus efficace que n'importe quel renoncement. 
Enfin, d'un point de vue philosophique nous pouvons tirer de 
notre culture des bienfaits infinis en vivant proches de la Nature. 
La philosophic la plus fructueuse est, nous I'avons deja suggere, 
celle qui ecarte tout ce qui s'interpose entre I'ego individuel et 
la cause premiere inconnue. Inconnu, inconnaissable, ce pou- 
voir inhumain, bon et mauvais, echappe a toute definition. II 
est si fort et pourtant si faible; si bon et pourtant si cruel; si 
reconfortant et pourtant si horrible que Ton ne peut y penser 
qu'en termes contraires et n'en donner une idee que par des 
images. Mais lorsqu'on marche seul, longtemps, sur I'herbe 
ou le sable, les rochers ou I'humus d'une foret, nous comprenons 



153 



que toutes les feuilles, tiges, vrilles et herbes vivantes attendant 
patiemment dans un silence rempli d'espoir, portant leur fardeau 
spirituel sur la grande voie de notre temps fini, tandis qu'elles 
puisent secretement un contentement etrange, magnetique, inex- 
primable a un niveau d'existence bien au-dela de ces limites. 
EUes remercient de leur bonheur cette cause premiere, mais, 
dans leur longue patience, elles la defient. 

Cette influence de la Nature presente ce caractere singulier 
d'augmenter I'intensite de ce dualisme entre la gratitude et le 
defi en nous donnant I'impression qu'autour de nous, dans 
toutes les directions, des creatures sensibles eprouvent cette 
meme double emotion. Gratitude mysterieuse — defi myste- 
rieux — teUe semble etre 1' attitude de la Nature en vers le Pou- 
voir, mysterieux aussi, qui I'a creee : et nous, ses enfants innom- 
brables, partageons cette attitude de notre Mere sans scrupules. 
Mais bien que ce don fondamental de la Nature a notre culture 
soit cette reponse a deux tranchants, il demeure vrai que ce que 
nous eprouvons devant n'importe quel paysage simple est une 
impression obscure, non d'une cause premiere, mais de pre- 
sences invisibles flottantes et legeres, de genies et d'esprits tute- 
laires, pourrions-nous dire, des rivieres, des rochers, des plantes 
et des arbres au milieu desquels nous passons. 
II est tellement important que les impressions que provoque en 
nous la Nature, telles que je m'efforce de les analyser, soient 
eprouvees d'une maniere claire et sans equivoque que, si le 
lecteur le permet, je me propose de recapituler et de resumer 
I'ensemble de la situation telle que je la consols. Je I'emmenerai 
a Fair, dans un endroit que les efforts conjugues de I'auteur et 
du lecteur ne peuvent manquer de reussir a evoquer. II y aura, 
si vous le voulez bien, une cloture, un mur ou une haie, a I'extre- 
mite d'un champ convert d'une variete d'herbes eparses et 
hautes. Nous supposerons qu'il n'y a pas de vent ce jour-la et 
que ce fouillis de plantes est immobile dans Fair calme. Nous 
observons, dans le plus profond silence, cette vegetation qui 
respire imperceptiblement; et, a mesure que nous la regardons, 
I'impression qui s'impose pen a peu a nous est celle d'une attente 
muette. Attente de quoi? Ah cela, personne ne pent le dire! 
Mais quelque chose, dans notre propre coeur et notre dispo- 
sition d' esprit, correspond intimement a cette etrange attente, 
a cette attente qui coupe le souflfle. Et tandis que nous demeurons 
la, laissant notre personnalite sombrer dans le mystere final de 
la vie, tout se passe comme si, dans un dialogue muet avec 
Feternel, nous rendions tout a la fois cet inconnu responsable 
des souflrances et que nous le remerciions du bonheur de tout 
ce qui vit. 
Mais ceci n'est que la pulsation secrete de ce que nous sentons. 



154 



En meme temps planent autour de nous, dans Fair silencieux, 
des emanations magiques qui s'elevent de ces feuilles et de ces 
tiges. Des vibrations et des fremissements, a demi reels, a demi 
psychiques, les traversent et nous traversent, et une reciprocite 
innee — pour citer une phrase de Hardy — s'etablit entre nous 
dans ce petit point precis de la terre et de I'ether. 
Ce n'est d'ailleurs pas tout. II s'ensuit qu'un homme ou une 
femme venerant ainsi la Nature entiere sous la forme d'une 
parcelle d'herbes emmelees, commence a comprendre vague- 
ment que cette Nature est beaucoup plus qu'un ensemble dont 
on a faiblement conscience. En realite, elle commence a se 
presenter comme une vaste accumulation d'entites individuelles 
vivantes, certaines visibles, d'autres invisibles, mais qui toutes 
possedent un substrat materiel et dans lesquelles I'esprit et la 
matiere se fondent dans le mystere essentiel de I'etre. 
C'est, en realite, a cet endroit precis, pendant que nous conti- 
nuous d'observer ce fouillis de plantes, que nous comprenons 
le polytheisme infini de I'univers. Le monde est rempli de dieux ! 
II emane de chaque plante et de chaque pierre une presence 
qui provoque en nous le sentiment de la multitude des pouvoirs 
quasi divins, forts et faibles, grands et petits, qui vaquent, entre 
ciel et terre, a leurs taches secretes. 

Liberant, cependant, mon lecteur deja epuise de la tension 
intellectuelle a laquelle je I'ai soumis, ne pourrais-je pas dire, 
en admettant pleinement I'immense divergence qui existe entre 
les differents temperaments, que ce qu'une intense absorption 
dans la Nature pent faire pour notre culture humaine, c'est de 
developper son aptitude a ressentir les joies mystiques et sen- 
suelles? Le dessein fondamental de cet essai est seulement de 
suggerer des voies et des methodes qui permettront aux antennes 
subtiles ou aux tentacules sensibles de la personnalite d' exploiter 
nos experiences communes. 

La fagon extraordinaire dont la vie dans la Nature se mele a la 
maladie et a la mort, le fait que presque toutes les creatures 
vivantes portent en elles le fardeau d'un element fatalement 
atteint ou deja mort, nous incitent a exercer plus resolument notre 
volonte de ne pas abandonner un atome d'espoir. La Nature 
et les patientes creatures de la terre peuvent nous liberer peu 
a peu de tout sentiment morbide, de ces folies subjectives dont 
nous souffrons tous, chacun a notre maniere. Si les herbes fanees, 
les animaux blesses, les insectes abimes, si les chiens galeux, les 
rats a trois pattes, les mites qui ont perdu leurs ailes, les poissons 
aux branchies saignantes, les coleopteres attaques par des para- 
sites, les buissons courbes en deux par des vents implacables, 
les rochers fissures par des convulsions volcaniques, les faucons 
rendus aveugles, les oiseaux en cage, les lapins pris au piege, le 



155 



betail destine a I'abattoir peuvent tous reussir, dans leur stoicisme 
patient, a retirer une satisfaction obstinee et tenace du simple 
fait d'etre en vie; et si, comme nous pouvons le supposer, leur 
vie peut parfois tirer d'etranges sensations de bonheur d'on ne 
salt quel niveau d'existence hors de portee de leur detresse, 
combien plus pourrons-nous, avec notre force de volonte beau- 
coup plus exercee et nos moyens intellectuels beaueoup plus 
subtils, realiser la meme transmutation indomptable. 
II est malheureusement vrai que nous sommes plonges dans la 
souffrance. SoufFrances physiques, souffrances mentales; cons- 
piration maudite cernant toute vie humaine. Mais la Nature 
nous murmure eternellement que le bonheur est plus profond 
que la douleur. Oui, ce que nous nommons culture n'est en 
realite qu'un savoir-faire intellectuel complique destine a arra- 
cher un peu de bonheur sous les yeux memes du dragon. S'il 
est un moyen, une ruse astucieuse, un reste de sagesse a apprendre 
de la Nature, c'est surement Fart d'oublier. II n'est pas une des 
entites naturelles que nous rencontrons qui n'ait acquis, par 
une experience laborieuse, un peu de cet art subtil. Pouvoir 
oublier, recommencer a zero, renouveler nos journees par une 
vita nuova profonde, voila la suggestion de la Nature, a jamais 
repetee de mille fagons differentes. Le soleil fletrit le passe, la 
pluie I'entraine; le vent I'emporte, la terre I'engloutit. Mon 
frere, Llewelyn Powys, affirme qu'il y a, dans la vie, un perpe- 
tuel naufrage et un perpetuel retour a la surface, un eternel 
eboulement de toutes les choses sublunaires; un glissement du 
raisonnable au deraisonnable, du forme a I'informe, du distinct 
a I'indistinct, du difforme a I'harmonie. 



Cependant 1' esprit qui cherche a maitriser son destin, sur terre, 
fera bien de se mefier de la Nature. Comme avec tous les dieux 
les plus importants, on doit ruser avec elle, et le secret de ces 
ruses n'est revele qu'a un petit nombre de gens. La Nature, 
comme Fa declare Leonardo, peut etre la maitresse des intel- 
ligences les plus aigues; mais si les intelligences les plus aigues 
ne se nourrissent pas d'une certaine force magnetique qui semble 
etre F apanage de la Nature, cette Grande Mere feline les perdra 
bientot par ses traitrises inhumaines ! 

Dans et par la Nature, Fesprit tout entier doit fa^onner son 
destin; mais notre culture a ete trop limitee, trop retrecie si 
elle n'est pas arrivee a sentir qu'elle peut toujours se detacher 
partiellement de la Nature. 



156 



Une veritable culture ne sera jamais tout a fait liee a une reli- 
gion ou a une theorie mystique speciales; mais, d'un autre cote, 
elle ne cessera jamais d'utiliser la longue lutte de I'esprit humain 
pour s'elever au-dessus du combat feroce qui se deroule dans 
I'arene sauvage de la Nature, dont I'issue est la vie ou la mort. 
Elle n'abandonnera jamais la double tradition de pitie et de 
tendresse qui est la protestation finale des hommes; une protes- 
tation qui puise sa force dans quelque Inconnu lointain et 
s'eleve a la fois contre la perversite inerte de la matiere et le 
profond manque de scrupules de la Mere de la vie et de la mort. 



JOHN COWPER POWYS 

traduit par Marie Tadie 



y 



Ce texte est extrait du livre Le Sens de la Culture (The Meaning of Culture) , 1929. 



157 



JOHN COWPER POWYS 
LES RITES ET L'HUMOUR 



Powys aurait pu dire, avec Whitman : « Je contiens des multi- 
tudes ». Mais, comme il apparait bientot a quiconque se familia- 
rise avec son oeuvre, ces multitudes tolerent, sinon meme soUici- 
tent, la reduction. Dans ses nombreux essais, Powys lui-meme 
semble s'etre donne pour tache de reduire le petit cosmos de 
personae qui peuple ses romans. Et la monumentale Autobiographie, 
par laquelle commence, finit et recommence toute connaissance 
de Powys, s'acheve par une ultime reduction du personnage de 
Protee-pelerin^ a un dualisme irreductible : 
Quandj'evoque les cinquante dernier es annees... j' incline a penser que les 
deux grands courants electriques de ma vie. . . ont eu leur source, le premier 
dans la decouverte et I' affirmation progressive de mon identite la plus intime 
— operation double qui s'est poursuivie jusqu'a ce que ma persomialite 
puisse couler comme I'eau et se petrifier comme une pierre ; et le second, 
dans le procede magique qui me permet de me perdre dans la continuite des 
generations humaines.^ 

Comme toujours chez cet etre toujours en mouvement, les mouve- 
ments contraires de I'etre ne restent pas interieurs. lis s'exterio- 
risent, cherchent un support, une issue — ce correlat objectif 
que I'ecriture seule ne parait pas en mesure d'offrir, d'autant 
que le romancier, comme I'essayiste et le conferencier, se soucie 
fort peu de discipline esthetique. II y a de I'ecrivain accidentel 
chez ce derviche marcheur et parleur a qui pres de cinquante 
livres, ecrits presque exactement dans la seconde moitie d'une 
vie longue de quatre-vingt-dix ans, ne donnent toujours pas le 
visage d'un professionnel. D'eternel amateur, plutot, cette voix 
qui, pendant un demi-siecle, clama un message de vie directe- 
ment inspire par sa propre experience et supremement indiffe- 
rent, contraire meme, aux ecoles, modes et tendances. Message 



1 . L'expression est de Kenneth White, dans « John Cowper Powys 
de vie». Granit, p. 365. 

2. Autobiographie, p. 588. 



une technique 



158 



d'un homme perpetuellement en lutte avec les tyrannies de son 
ego (engageant sa volonte a s'en liberer, mais « coupablement » 
desireux de s'y soumettre) ; message d'un poete qui^ ecrit pour 
apprendre a vivre au lieu de vivre pour apprendre a ecrire; mes- 
sage, enfin, d'un egotiste force voue a I'altruisme par necessite 
therapeutique. Mais I'altruisme de Powys est d'un genre bien 
particulier, qui n'a rien de commun avec la charite chretienne ou 
la generosite socialiste — rien, non plus, avec le pantheisme 
romantique. II s'adresse tout autantaunon-humainqu'al'humam, 
il s'adresse meme d'abord au non-humain, et on peut dire qu'il 
consiste originellement a/wzV m moi qui n'est que trop humain. Or 
c'est ici, paradoxalement, que s'enracine Vhumour selon Powys — 
ainsi qu'on va le voir d'abord dans quelques exemples pns dans 
ses trois premiers romans. 



Ces romans, Bois et Pierre, Rodmoor et Givre et Sang, sont egalement 
situes dans la campagne anglaise, et Taction s'y organise autour 
de I'eglise, du cimetiere, d'un pont sur une riviere et d'un manoir 
ou demeure une famille d'originaux au fier passe : les Romer dans 
Bois et Pierre, les Renshaw dans Rodmoor, les Ashover &^llsGlvre et 
sang. La topographic, fortement valorisee, obeit a un petit nom- 
bre d'imperatifs d'ordre psycho-elemental : il y a toujours la lande 
(et les carrieres dont on extrait la pierre dans Rodmoor) et des 
bois; une riviere au flux a la fois vital et mortel, puisque des ren- 
contres se nouent sur le pont mais que des suicides y ont Ueu ; enfin, 
la mer dans Rodmoor comme plus tard dans Les Sables de la Mer, 
une eminence dans Bois et Pierre comme dans Glastonbury, ou bien 
simplement le lieu ancestral, dans Givre et Sang comme dans Wolf 
Solent, completent ce paysage essentiel et fondamental. 
La fa^on dont Powys fait emaner le destin des personnages de 
ce cadre severe, celle aussi dont, selon les « harmonies occultes », 
il le fait dependre du rythme naturel des saisons, des jours et des 
travaux des champs, famous qui sont encore elementaires dans 
Bois et Pierre (il consacre un chapitre au decor, puis y mtroduit 
ses personnages) mais beaucoup plus elaborees dans les suivants, 
indiquent deja combien, dans cet affrontement rude et rauque, 
la place du comique sera restreinte. La plaine de Salisbury, pas 
plus que le mysterieux acharnetnent de la mer, ne pretent a rire, 
encore moins a sourire. Ses protagonistes tirent leur force de la 
nature, qui les fagoni^ harmonieusement ou grotesquement, 
comme la mer inlassablement sculpte le contour des rochers, 
comme aussi le vent herisse ou caresse une foret, comme enfin, 
pour Powys comme pour Hardy, la terre, humus ou calcaire, 
etendue deserte ou eminence autrefois peuplee de Romams, 



159 



modele et determine ses chatelains comme ses travailleurs. En 
revanche, et comme en retour, les personnages abandonnent une 
partie de leur liberte a la nature — ou bien meme ils s'y rendent 
totalement dans certains moments critiques, 
II n'y a pas davantage de virtualites cgmiques dans la force napo- 
leonienne^ de Mr. Romer que dans 1 inertie de son beau-frere : 
Si Mr. Romer representait le pouvoir occulte des monts de gres, en son beau- 
frere se resumait et s'accomplissait I'argile inerte de la vallee. L'homme 
respirait I'argile, paraissait I'argile, sentait I'argile, comprenait I'argile, 
exploitait I'argile ■ — brefet litter alement, il etait I'argile incarne^. 
II y a cependant, dans cet univers de roc, de vagues et de vent, 
oil les protagonistes sont mus par d'« etranges impulsions », sub- 
et sur-humaines, place pour un certain comique fruste et grossier, 
riche comme la terre du Dorset, point affine, ni subtil : c'est, 
comme chez Hardy, I'humour du choeur des paysans, de la plebe 
toute proche de la glebe. Dans les vibrations du chceur aux modu- 
lations tragiques, et surtout dans les pauses, on discerne parfois 
cette veine d' humour dru et bonhomme, universal et ancestral — 
pour tout dire, populaire. 

Mais, dans ses grandes orchestrations romanesques, I'humour 
powysien est nettement reserve aux protagonistes, terme que 
Powys prefere a « heros », en raison sans doute de ce pan de leur 
autonomic que ses personnages principaux abandonnent a la 
nature en contrepartie de I'energie qu'elle leur insuffle. 
Ces protagonistes sont presque toujours unis ou opposes par cou- 
ples de contraires complementaires : « Chacun des personnages 
se trouve a la fois en rapport et en contraste profond avec un 
autre ou avec les autres. » Et Jean Wahl ajoute : « Sans doute 
Powys a-t-il decompose les sentiments qui s'unissaient en lui, 
mais s'unissaient de telle fa^on qu'ils etaient pres de se dissocier^. » 
Nous nous trouvons ici au centre du probleme de la creation 
des personnages chez Powys, a savoir au centre de ce conflit entre 
I'aspect presque feminin de son temperament et son obsession de 
la perversite, cette « malice » qui prenait corps, par exemple, dans 
I'ambiguite des jolis pages shakespeariens, comme le montre clai- 
rement un passage de V Autobiographie que G. Wilson Knight 
nomme precisement le « coeur » de I'ceuvre. 
Toujours, dans leurs aventures sexuelles, les protagonistes de 
Powys sont menes, soit par la quete forcenee des sensations, soit 
par la force de la passion, soit encore par la perversite d'une appro- 
che toute cerebrale de I'amour, a un apogee d'affolement orches-« 
tre par un tutti naturel (le vent, la mer dechainee, ou parfois, 
com.me dans I'avant-dernier chapitre des Sables de la Mer, le feu). 

1. Wood and Stone, -p. i86. 

2. Wood and Stone, p. ga. 

3. Les Sables de la Mer, preface, Le Livre de Poche, p. 1 2. 



1 60 



Powys decrit par exemple la crise de « convoitise faunesque » 
provoquee chez le vieux repetiteur de latin par le petit lutin sen- 
sual et desirable (a la fagon dont Coleridge decrit le desir) qu'est 
Curly Wix : 

Le bruit double de la mer continuait, fatal, a se faire entendre (systole- 
diastole, flux-rejlux, longues montees et descentes de la planete, mouvement 
de pendule d'un univers en contradiction avec lui-meme), et il semblait a 
Magnus que, dechainee par le destin et sanglotante de luxure, une force le 
projetait au sommet d'une vague e'cumeuse pour I'inonder de la sensation 
qu'il lui fallait prendre Curly , posseder ce corps d'une grace si qffolante, a 
tout prix, au besoin par la force !^ 

Mais plus encore que I'afFolement aigu, si Ton pent dire, c'est 
{'obsession chronique qui, pour Powys, definit I'erotisme : En lui 
se dissimulait une obsession du corps de Curly que nulle autre femme, 
jamais, ne lui avait fait eprouver, une obsession qui sentait un peu le 
satyre. Et cette obsession qui ressemblait au desir torturant d'un moine 
aux sens ajfames..}. Or ce mot, I'obsession, qui revient constamment 
sous la plume du romancier et sous celle de I'essayiste, va nous 
servir a cerner, comme en negatif, le mode majeur de I'humour 
dans les premiers romans de Powys. 

Car dans ce monde sous-tendu d'affrontements et duel sur tons 
les plans (du sexuel au cosmique par degres ou, le plus souvent, 
de plain-pied, poetiquement, toutes etapes brulees), I'humour est 
precisement ce qui hausse le protagoniste au-dessus de ses obses- 
sions. Ce n'est pas tant une dimension acquise, encore moins une 
categoric de I'esthetique, qu'un coefficient augmentateur d'etre vers 
lequel tendent la plupart des creations masculines, et qui les 
enrichit supremement, leur donnant de quoi combler le manque 
cree par le cerne corrosif de I'obsession : de quoi s'elever au-dessus 
de la lutte, devenir spectateurs autant qu'acteurs. 
C'est, litteralement, ce qui se passe dans une scene tres signifi- 
cative de Bois et Pierre. Romer, le proprietaire « napoleonien » de 
la carriere, domine de sa silhouette taillee a coups de serpe la 
foule des villageois accessoirement (car le social n'est jamais qu'en 
fond de tableau chez Powys) menes par un agitateur socialiste : 
Du haul de lafalaise, il considera l' invasion de son domaine sacre par une 
foule bruyante avec un humour meprisant et sarcastique.^ 
L'humour, d'ailleurs, n' enrichit pas seulement ceux qui partici- 
pent de la « Mythologie de la Puissance ». II peut aussi, comme 
une essence, venir se poser sur les « Parias » : alors il s'exprime 
comme en mineur — par exemple dans un amour ou se melent 
r humour, la tolerance et la tendresse.* 



1. Les Sables de la Mer, p. 542. 

2. Les Sables de la Mer, p. 143. 

3. Wood and Storu, p. 373. 

4. Wood and Stone, p. 565. 



161 



Qu'il se pose sur le Surhomme ou sur le Paria, rhumour est tou- 
jours cette distance acquise au terme d'un pelerinage metapho- 
rique ou rhomme apprend essentiellement a se mesurer. II en 
revient augmente dans sa conscience : car, par une sorte d'aper- 
ception globale, valeur supreme du cheminement powysien, il a 
saisi non pas seulement le mal (Powys recuse la categoric stric- 
tement morale), mais le pole obscur de 1' existence, le substrat 
terrifiant qui trouve en I'homme un echo diabolique dans la per- 
versite et, plus encore, dans la bete noire de Powys, la vivisection, 
cette nouvelle incarnation des puissances du mal^. Aussi les personnages 
les plus malefiques de I'oeuvre sont-ils les pseudo-savants qui, sous 
convert de « progres scientifique », torturent d'innocents animaux 
pour assouvir leur libido pervertie^. 

C'est ce degre que franchit la conscience, ce « saisissement » 
qu'exprime le protagoniste de Rodmoor, dans un violent requisi- 
toire contre ce pasteur qui voudrait lui voir cesser des activites 
don-juanesques. Ce qu'il exprime, c'est le degout du vulgaire, 
de la fagon grossiere et, pour tout dire, profane qu'ont les gens 
d'aborder les problemes de la sexualite et de I'existence, qui sont 
etroitement lies chez Powys, puisqu'il reproche aux religions, 
precisement, de ne pas tenir compte suffisamment de la sexualite : 
Bon Dieu, Hamish Traherne, pour qui me prenez-vous done, a me parler 
sur ce ton? Pour un vulgaire debauche? Un vil suborneur de fillettes? Un 
type qu'on ramene au bercail en lui faisant le coup du gentleman, en lui 
parlant d'honneur? Je vous dis qu'd I'aube j'ai vu des chauves-souris...^ 
Ce que tend a definir ce personnage, c'est, sous forme de meta- 
phore, la condition de Faeces du heros au mode majeur de 1' hu- 
mour, qui est comme la quintessence extraite de la revoke, de 
I'orgueil etrangement mele d'humilite de celui qui a vecu une 
saison en enfer et qui pent dire, comme Frost parodiant Emerson, 
que I'univers n'est pas rond comme un cercle mais bipolaire 
comme un oeuf. 

Aux racines de I'humour heroique, il y a done la lucidite, et meme 
la qualite symboliste de celle-ci, la voyance, qui, le plus souvent, 
est regue en des moments privilegies d'extase. 
Quoiqu'en sa limite inferieure il trempe dans la vaste et elementale 
indifference, et qu'en sa limite superieure il affleure au detache- 
ment « inhumain », I'humour est toujours le moyen de s'elever 
au-dessus de I'affrontement sourd et seculaire des deux Mytho- 
logies : 
La Puissance et le Sacrifice... £galement des Mythologies, tissees dans la 



1. Autobiographic, p. 578. 

2. Voir, par exemple, le chapitre intitule « Le Musee de I'Enfer » dans Les Sables de la 
Mer et les savants pervers qui peuplent I'Enfer de Morwyn. 

3. Rodmoor, pp. 191-192. 



162 



mature dont sontfaits les reves, et que dissipa comme reves la presence de la 
forme qui gisait sur le lit^. 

C'est en contemplant le cadavre de son frere que Luke Andersen 
accede a cette distance, et nous allons voir comment Powys orches- 
tre les jeux de I'humour et de la mort. Dans la meme scene, 
rhumour est exactement ce qui fait « monter » la conscience 
humaine a la conscience divine, celle de I'arbitre : 
Ce qu'inspirait a son frere eplore la contemplation du mort en cette nuit 
d'aout, c'etait le sentiment de veiller quelqu'un qui avail etefrappe enplein 
combat, alors qu'il avait des chances egales de victoire et de defaite... II 
eclata de rire^. 

Ce rire, dionysiaque et presque inhumain, annonce le passage de 
I'humour heroique a I'humour philosophique que nous exami- 
nerons plus loin. 

Auparavant, la mort : au terme de son « pelerinage », et ayant 
decrit un cercle complet, le heros de Powys accede par la distance 
et par le sentiment de la relativite a celui de la totalite (mais non 
de I'unite). II atteint a une intuition telle qu'elle ne s'exprime 
que dans le spectacle de la mort (c'est le cas que je viens de citer), 
dans I'imminence de la mort (c'est le cas du phtisique de Givre 
et Sang, nettement inspire de Llewelyn, le frere de John Cowper) 
ou dans la mort meme : c'est le cas de Baltazar Stork dans Rod- 
moor. C'est un homme assez pen powysien, sorte d'esthete blase, 
hiatus de scepticisme elegant, presque wildien, dans un monde de 
la gravite. Or Baltazar Stork devient powysien par sa mort : 
Les roseaux claquaient, les racines des sanies craquaient, les promontoires 
gemissaient, cependant que, dans des gargouillis, des lappements, des bruits 
de succion et meme un gloussement profond, interieur, satisfait, le corps 
liquide des eauxfluides se mouvait sous un voile de brume... 
Cette nuit-la, entre toutes, la Loon semblait avoir atteint cette souveraine 
affirmation de soi que connaissent les choses, animees et inanimees, lorsque 
km activite est a son apogee. 

Et cette nuit-ld, s'etant soigneusement debarrasse de ses vetements elegants 
et ayant pose a terre sa canne et son chapeau, Baltazar Stork, sans hate ni 
violence, V esprit extraordinairement clair, se my a dans la Loon^. 
Ce suicide est un acte rituel qui couronne la vie d'un sceptique et 
lui confere I'ultime lucidite. De meme, I'erotisme connait son 
apogee dans une mort passionnee mais non passionnelle, consentie, 
lucide — et rituelle. Baltazar ne se serait pas noye dans une autre 
riviere que la Loon, qui est privilegiee. 

Mais, paradoxalement, I'humour powysien (du moins dans les 
premiers romans) procede d'une demarche symetrique a celle du 
rite : tons deux debouchent sur 1' attitude la plus grave et la plus 



1 . Wood and Stone, p. 598. 

2. Wood and Stone, p. 595. 

3. Rodmoor, p. 429. 



y 



163 



serieuse qui soit — pour tout dire, sur I'attitude religieuse, 
laquelle, comme tout I'univers de Powys, est tendue entre deux 
poles : Chretien et paien, ^acre et profane. 

Le dernier chapitre de Rodmoor est intitule Threne (Threnos), et 
met en scene le suicide rituel de Tamante qui se scelle physique- 
ment au cadavre de celui qu'elle veut jusque dans la mort arracher 
a sa rivale. 

Si Ton objecte qu'il n'y a plus guere d'humour, meme powysien, 
dans ces noires ceremonies, je dirai que I'humour heroique cul- 
mine dans un acte qui le depasse et, certes, Vabolit — mais que cet 
acte laisse, comme I'aube sereine apres un couchant empourpre, 
I'ineffable sentiment d'un point marque contre I'ironie cosmique : 
Loin de la terre leflot les emporta, sous le ciel aveugle et embrume, loin du 
malheur et de la folic ; et lorsque I'aube vint tremblante enfin sur I'inquiete 
etendue d'eau, elle trouva seulement les blancs chevaux marins et les blancs 
oiseaux de mer. Les amants, eux, avaient coule ensemble, echappant a 
I'humanite, echappant a Rodmoor'^. 

C'est en subtilisant a un univers de souffrance le spectacle de la 
sienne propre que le protagoniste tragique des premiers romans 
de Powys fait preuve supreme de cet humour heroique qu'exige 
I'auteur de ses personnages, et qui est la reponse de I'homme a 
I'ironie cosmique. Alors, I'humour est un gout qui demeure, jus- 
que et dans la mort. 

L'humour selon Powys est done etroitement lie a la personnalite 
de notre auteur : il a une sorte de valeur therapeutique ; il libere 
I'homme de I'esclavage des sensations comme de celui des idees 
obsedantes : dans Givre et Sang, le pasteur qui a decouvert le secret 
de la vie dans I'instinct de destruction devient victime de cette 
obsession; celle-ci, lui faisant manquer le correctif de I'humour, 
le conduit par la manie a la demence et jusqu'a I'acte meurtrier. 
L'humour est done un augmentateur et un elevateur : accroissant 
la lucidite et preservant des exces diaboliques de la perversite, il 
hausse la conscience de I'homme a celle de dieu. 
Mon orgueil cosmique — qu 'on disc « comique » si on veut, mais rira bien 
qui rira le dernier — impliquait un processus mental selon lequelje tenais 
mon ego, mon moi le plus intime, comme existant en toute independance de 
I' accident qui avaitfait de moi un homme, et un homme ne sur cette terre ! 
Regarder la vie humaine avec lesyeux d'un etranger, comme sij'avais sou- 
dain ete projete hors de I'espace (ce qui en un sens etait le cas) pour tomber 
dans un milieu particulier, telle etait I'attitude que je tentais d' adopter 
comme mon ultime refuge spirituel ; elle et elle seule, en effet, m'offrait le 
moyen defuir pour de bon les agitations et les freins irritants, les jalousies , 
les rivalites, les comparaisons et les ambitions, tourments des habitants de 
ce monde^. 



1. Rodmoor, p. 460. 

2. Auto biograp hie, p. 469. 



164 



Cette page de V Autobiographie nous invite a poursuivre I'analyse 
de revolution de Powys consideree du point de vue de cette cate- 
goric a la fois si peu comique et si peu anglaise qu'est ce qu'il 
appelle I'humour. On y verra le coefficient therapeutique de 
I'humour heroique s'efFacer peu a peu et faire place a la valeur 
supreme, theocratique et theogonique, de I'humour cosmique. 
Mais un certain nombre de gestes nous en separent encore, que 
les romans ne rendent pas tout a fait explicites. Car cet « orgueil 
cosmique » que revendique Powys n'est que la face publique d'une 
veritable et profonde humilite a laquelle les essais surtout mena- 
gent un acces. 



Si r ensemble des romans evoque une sorte de grandiose opera 
dont le decor serait le cosmos et dont les premiers roles seraient 
toujours tenus par des personae de I'auteur, les essais, au contraire, 
se presentent candidement comme des recueils de recettes. Powys 
s'y montre tantot comme un conferencier, tantot comme une 
sorte de mage — toujours comme un anachorete : il n'y a personne 
que lui-meme pour lui donner la replique. En sourdine, on y 
entend bien les echos des grands duos ou trios de I'opera powysien 
— mais a travers une seule voix, celle d'un homme-orchestre. 
Powys essayiste, c'est la performance parfois geniale d'un ventri- 
loque sans vergogne. C'est le voyeur de soi-meme criant a I'encan 
son propre spectacle, spectacle de solitaire derobe aux regards 
d'autrui, mais offert comme message au lecteur. II n'y a plus 
I'orchestration dramatique (souvent maladroite mais d'une inde- 
niable puissance) qui fait de ses grands romans de grands romans. 
II n'y a pas, non plus, a proprement parler, cette qualite de langue 
qui revele toute une sagacite dans « I'egoisme » de Montaigne, 
ni ce style du xviii^ siecle qui confere une serenite aux devoile- 
ments memes de Rousseau. Ici, c'est presque de pur spectacle 
qu'il s'agit : le moi se donne, nu et gauche, dans ses dits, ses pen- 
sees et ses gestes ■ — surtout dans ses gestes. 

Nous voici revenus a 1' humilite powysienne, et aux rites de la 
propitiation. Car deux attitudes sont possibles face a ce que Powys 
appelle ailleurs « le Cauchemar » — sans preciser si celui-ci est 
exterieur et objectif — ou interieur. II y a celle qui constitue le 
« sublime Logos » de Stein dans Lord Jim, de Conrad : « plonger 
dans r element destructeur ». Mais cela est bien peu powysien : 
Toute ma vie,je n'ai cesse de fair, et surtout, je me suis fai moi-meme. 
Ma philosophie autotherapeutique doit affronter ici une nevrose pour 
laquelle, dans cette psychanalyse a usage personnel, j'ai du trouver une 
nouvelle appellation. Je I'ai nommee « antinarcissisme », puisqu'elle est a 
I' oppose du narcissisme^ . 

I. « Ma Philosophie a ce jour », in Obstinate Cyifric, p. 145. Granit, p. 374. 



165 



Tel est le second et tres powysien Logos : conjurer le danger, nego- 
cier avec I'ennemi, ou le fuir — mais surtout ne pas I'affronter 
Car meme lorsqu'il dit observer le premier Logos, Powys modifie 
le conseil de Stein de fagon significative : 

C'est le hasard ou I' occasion qui font quefabsorbe en moi-meme ['element 
destructeur, ou que je le fuie en m' integrant au flux multiversel du tout. 
Et certains jours, d'ailleurs, je pratique les deux methodesK 
On pent dire que la seconde, c'est ce que nous appelons ici 
1 humour, la premiere, les rites. Void done le rituel du matin, que 
Powys dit avoir observe pendant quatre ans aux Etats-Unis^ : 
Je meforgais de me lever entre six hemes et demie et sept hemes et demie. 
Ceci exigeait toujours un effort, car je me sentais extremement las, tant 
de corps que d' esprit. Mon dme semblait etre pour ainsi dire exposee tout 
entiere. Elk montait a la surface. Elle e'tait comme I'eau claire et presque 
immobihsee d'une riviere. Elle n'etait que surface. Petit a petit, pendant 
queje m'habillais, des pensees-vaguelettes se dessinaient comme par hasard, 
tels des fetus de paille, des feuilles, des brindilles — d' inquietantes brin- 
dilles^ parfois — , et troublaient la surface doulomeusement claire de ce 
miroir. J'eprouvais un choc douloureux, comparable a celui qu'eprouve une 
vierge moUe,_ tandis qu'en m'habillant faffrontais la lumiere du soleil. 
Une receptivite tout aussi excessive, une sensibilite tout aussi meurtrissable 
— comme si vraiment mon dme eut ete une vierge viole'e -~ caracterisaient 
mes premiers mouvements en face de tout ce qu'il m'arrivait de voir de ma 
fenetre. 

Cette analyse du lever qui, si elle etait developpee de fagon roma- 
nesque, pourrait presque faire pendant a la longue sequence du 
coucher de Molly Bloom dans Ulysse, apparait ici comme I'incar- 
nation vecue de tout ce que Powys a pu dire de sa simplicite 
enfantme, de l'« elementalisme » monumental qu'il admirait 
passionnement chez Wordsworth, et de son desir de dire aux 
hommes, par ses livres comme par ses conferences, que le seul 
salut possible est dans la de-civihsation, dans une reconquete, par 
le culte des moindres sensations, de I'etat primitif de disponibihte 
totale^au monde naturel. Mais Powys va plus loin : 
Mon dme a un cote si primitivement enfantin qu'elle semble etre chaque 
jour mise au monde, qu'en s'eveillant elle souffre en quelque sorte les dou- 
leurs de I' enfantement comme si, des entrailles du Non-Etre, elle passait 
dans les enervantes discordances de I' Etre. Elle est si virginale que les 
rayons du soleil, les rochers, les pierres, les arbres, les maisons et les murs 
ne sont pas les^ seuls qui lui causent, au premier abord, une souffrance\ 
Elle est hlessee aussi, violee pourrait-on dire, par ses propres pensees 
acadentelles. Certaines de ces pensees qui troublent de leurs vaguelettes la 
virgimte dmrne de mon esprit sont mauvaises, et d'autres sont bonnes. 

1. << Ma Philosophic a ce jour », in Obstinate Cymric, p. 145. Granit, p. ^7^ 

3. -Litteralement . 1 msuhent (au sens original et emersonien de : sauter a la figure). 



166 



Nous assistons alors a I'etonnant rituel powysien, d'autant plus 
significatif ici que dans Texemple donne, le « ressort » est la 
resurgence d'un passage (non cite) de I'un de ces « livres defen- 
dus » qu'il passa sa vie a chasser mediocrement, en France notam- 
ment; et, surtout, I'expiation prend la forme d'un sauvetage de 
poisson. Or cet animal est, pour Powys, plus que symbolique : 
il est a la fois la marque du christianisme primitif, que John Cow- 
per eut embrasse sans reserves s'il eut penche un pen plus du cote 
erotique, et le signe du visqueux matriciel, a la fois pre-natal et 
post-mortel. Done, apres que la conscience a ete agitee par un 
remous mauvais, qui va s'elargissant, comme s'il s'agissait de mettre 
le cap sur V Eternite, une bonne pensee viendra courir sur mon miroir 
comme le souffle soudain d'une bonne brise, par exemple la pensee anxieuse, 
soigneuse, meticuleuse qu'avant de rienfaire d' autre il me faut prendre un 
filet pour tenter, a nouveau, de sauver quelques poissons en les transportant 
d'une petite crique oil les eaux baissent dans un endroit mieux defendu 
contre la sec her esse. 

Cette penitence rituelle, Powys ne la manquait jamais; car le 
geste avait une epaisseur : il atteignait aux plus profondes strates 
de sa conscience psychologique et morale. II renvoie, en effet, au 
pretendu « sadisme » de I'auteur, tres peu reel en verite mais 
considerable quant a ses resonances dans la conscience. Peu a peu, 
d'ailleurs, comme en temoigne V Autobiographic, ce sadisme evolua 
en une sorte d'« auto-sadisme », toujours a connotations erotiques 
(I'une des cles de 1' extraordinaire puissance romanesque de Powys 
est d'ailleurs dans ce qu'on peut appeler sa bi-sexualite) . De sorte 
que les gestes propitiatoires de Powys ont toujours une valeur 
penitentielle, par laquelle on rejoint aisement le masochisme. 
Mon zele tatillon a ete recompense un jour par un etrange spectacle. J'ai 
vu de mes yeux une file de petits poissons fair la base d'un rocher oil I'eau 
venait a manquer et traverser une langue de terre pour gagner la flaque ou 
j'attrapais d'autres de ces bestioles. Tout le monde n'a pas eu I'occasion 
de voir un cortege de petits poissons cheminant sur la terre ferme. 
Observons que nous nous trouvons ici aux confins des rites et de 
I'humour, de I'humilite et de I'orgueil, du psychique et du cos- 
mique; mais la scene est surtout investie d'une sorte de gravite 
mythologique. 

Enfinje bredouille une sorte de psalmodie en I'honneur d'un poisson sacre, 
que j'appelle Ichthys, truite particulierement charmante rencontree dans 
une crique au cours d'une de mes promenades : « Puisse Ichthys, le Poisson 
Sacre, nager entre les genoux de la plus belle des femmes ! » 
Cette resurgence malefique illustre ce que Powys appelle sa 
malice sacree ; mais elle eclaire aussi la sexualite d'un homme 
qui, mieux que tout autre, a decrit la mediocrite de la situation 
du voyeur, son epiphanie miserable, et sa retombee dans I'enfer 
a moins d'un depassement dans la clairvoyance. Ici, bien sur, le 



167 



geste suggere, et accompli par un vicariat rituel, ne connait, si 
Ton peut dire, aucun depassement ; il est clos sur lui-meme et, 
tout comme ces machines a sous americaines ou Powys pouvait 
contempler a loisir des formes feminines sans substance, il n'ouvre 
qu'en dedans, sur la profondeur opaque ou s'etagent les obsessions- 
trahisons, dont void encore un exemple : 

En descendant de ma mansards, j'etais accueilli par mes deux superbes chats 
blancs — que j'ai recemment fait assassiner par le veterinaire — et... 
je poursuivais mes litanies rituelles. 

L'aveu du sentiment de culpabilite n'est pas moins manifeste dans 
le choix du verbe « assassiner » que I'exhibitionnisme irrepressible. 
Puis Powys nous confie avoir invente une fagon « tres satisfai- 
sante » de se debarrasser de ses ordures : il les portait au sommet 
d'une pente boisee, ou elles etaient devorees par les corbeaux et 
les skons; mais auparavant, dans un acte typiquement sacrilege 
et done profondement religieux, il y ajoutait un morceau de pain 
blanc qu'il baisait en murmurant : « Christ, Pain de Vie ! Christ, 
Pain de Vie ! » Ensuite, il allait s'incliner devant une grosse pierre 
qu'il avait consacree comme autel des Indiens Mohawk, dont il 
venerait I'ancienne presence. 

Alors venait le moment du bonjour a son chien Peter, un cerebra- 
liste qui adore Eros avec ses nerfs plutot qu'en propageant sa race. L'allu- 
sion est a Thora, sa chienne d'autrefois, dont les mamelles gon- 
fiees, associees aux seins feminins, avaient failli faire vomir Powys, 
frere de Peter. 

Enfin, culmination des ceremonies matinales, vient la defecation : 
Depuis deux ou trois ans, je n'ai pas connu une seule action naturelle de 
mes entrailles; fen suis d'ailleurs venu a beaucoup preferer ce regime oil 
I'artificiel I'emporte! II m'a donne V occasion de lire les grands classiques 
de I'Ancien Monde qui ont seuls assez de force, d' aplomb, d' entrain, de 
comprehension, d'heroique grossierete pour decemment supporter des seances 
d'une heure sur le siege. C'est ainsi que j'ai lu presque entierement /"Ana- 
tomic de la Melancolie, Tristram Shandy et Rabelais. Dernierement 
j'ai lu de la mime maniere, quoique nan sans quelque difficulte, deux 
volumes de Montaigne en vieux frangais, et aussi plus de la moitie de 
Don Quichotte. 

Ce passage, qui pourrait etre a I'origine du chapitre intitule « Lire 
au cabinet » des Livres de ma vie d'Henry Miller^, et qui manifeste 
une apprehension a la fois privee et publique, serieuse et grotes- 
que, de I'absorption des mots par I'esprit pendant I'evacuation 
de la matiere, constitue presque une figure du projet powysien en 
general : acceder par I'artifice a I'ample nature humaine, par 
I'a-normal au depassement de la norme, par le rite a I'humour. Et 
c'est a peine s'il est besoin de I'orthodoxie freudienne (le deuxieme 

I. Henry Miller, Les Livres de ma vie, Gallimard, 1957, pp. 290-315. 



168 



stade de la libido, ou predominent les pulsions sadique et erotique- 
anale) pour penser que, chez Powys, qui abhorrait la norme au 
point de voir singulierement limitee son aptitude au plaisir, c'est 
la sexualite, a la fois tyrannique et tenue, qui informe toute la 
mythologie de la Puissance et du Sacrifice. Temoins ces deux 
passages de V Autobiographic, ou elle constitue bien le denominateur 
commun des visions de I'enfer et du paradis : 
... j'ai pris I'habitude de projeter les pensees-images que j'appelle mes 
« anges », de les envoyer par toute la terre avec mission d'alleger les souf- 
f ranees dontj'ai le plus profondement pris conscience, celles, par exemple, 
qu'endurent les victimes de la vivisection et du lynchage, les betes prises au 
piege, les femmes en couches, les enfants martyrs et toutes les victimes du 
sadisme^ . 

Je ne veux pas croire que les emotions sexuelles ont leur existence dans une 
sorte de voie annexe de I'etre et qu'elles n'affectent pas la totalite de sa 
nature. Mon attitude envers tout ce que j' adore, la mer, les montagnes, la 
terre, la lune, Homere, Shakespeare, Rabelais, Dante, Don Quichotte, le 
lichen qui pousse sur les souches, la mousse qui couvre les pierres, lafume'e 
qui s'eleve d'une chaumiere, doit etre de la mime intensite fragile et tenue ; 
une intensite qui craint terriblement la norme large, chaleureuse et humaine, 
et qui volete sans cesse autour des chandelles magiques de l' exceptionnel'^ . 
On ne sera pas surpris d'apprendre enfin que Powys, pour qui 
la psychanalyse tdtonne encore au seuil des prodigieux mysteres cosmiques, 
reconnaissait qu'elle avait ouvert des « perspectives », mais 
recusait en elle la theorie de I'lnconscient et I'idee de cure. 
Comment en aurait-il pu etre autrement ? Powys ne pouvait cou- 
rir le risque de voir sa « mythologie » s'eparpiller en fantasmes, 
et en analyse ses rites sacro-saints. 

Apres le re tour d'Amerique, ceux-ci continuerent d'ailleurs au 
Pays de Galles : prieres a I'orientale, en position de foetus, le 
matin au reveil; fetichisme des objets, notamment du fameux et 
paternel baton de marche, qu'il faut associer au geant phallique 
de Cerne Abbas, et de la petite croix egyptienne, cadeau de son 
fi:-ere Llewelyn; enfin, les jalons sacralises des promenades. 



Nous voici done en presence d'un homme qui ecrit, a soixante- 
deux ans : 

Monpere ne s'exprimait pas. Je ne suis que trop loquace. Mon per e etait 
un roc. Je suis un adorateur du vent. Mais a present, quand, de cette 
retraite, de cette crete, de cette dalle de pierre, sur la sinueuse piste indienne 
de mes migrations et de mes reversions, je regarde en arriere le chemin qui 
est derriere moi et en avant le chemin qui est devant moi, il me semble qu'il 

1. Autobiographie, p. 570. 

2. id., p. 190. 



169 



m 'a fallu un demi-siecle simplement pour apprendre quelles armes je dois 
prendre et quelles armes je dois rendre pour commencer a vivre ma vie^. 
II semble bien, en efFet, qu'il avait trouve dans sa retraite ameri- 
caine, apres trente annees d'errances qu'il pouvait alors affecter 
de prendre pour erreurs, le lieu ideal pour exercer simultanement 
la premiere et la seconde methodes auto-therapeutiques ou anti- 
narcissiques dans sa lutte centre son vice — probablement I'ona- 
nisme. La propitiation n'exclut pas la distantiation, et c'est 
de celle-ci qu'il va s'agir enfin. 

Car ce sont bien deux approches simultanees du probleme de 
la vie avec soi-meme (meme s'il y fut alors aide par la presence 
d'une compagne aussi discrete qu'efficace) que Powys nous pro- 
pose; s'il recuse la norme, c'est pour la fuir, si I'on pent dire, par 
le haut et par le bas, et si possible des deux cotes a la fois : 
Ce que j'appelle ma philosophie consiste a valoriser les elements infra- 
humains et supra- hiimains de notre conscience cosmique et a reduire les 
pretentions d'un certain nombre d'ideaux gregaires qui, selon moi, out 
trouble et meme tari les sources primordiales du plaisir^. 
En quelques lignes, voila I'essentiel de son message, qu'on a pu 
decrire comme « anti-humaniste ». Powys dit en effet : Rien n'est 
plus necessaire en cette heure de Vhistoire du monde que d'encourager les 
hommes a eprouver envers I'humanite quelque chose de tout different d'un 
amour aveugle. 

Le bonheur n'est pas dans Faction, mais dans la contemplation. 
Renongant a changer le monde et meme, a soixante ans, a se 
changer lui-meme, Powys veut etre heureux. Or la contemplation 
tourne le dos a I'homme social, fievreux, agite, possessif, compe- 
titif. Powys s'insurge violemment contre la preponderance des 
valeurs de I'homme en societe, contre la gigantesque mystification 
qu'est Taction. La premiere realite de la vie est la solitude ou 
palpite et respire librement notre organe le plus precieux : la cons- 
cience, a qui sont offertes toutes les sensations. La est notre richesse 
et, si nous savons en jouir, notre salut. Or la contemplation, lieu et 
moyen du bonheur par la jouissance, a deux poles : sub-human 
et super- human, qui tous deux sont baignes d'histoire, de pre- 
histoire et de cosmogonie. C'est par ce que Powys appelle le sens 
de la continuite poetique de la vie que I'homme powysien retrouve 
les vraies valeurs : la liberte de la conscience individuelle, I'inde- 
pendance de la vie contemplative et spirituelle. Voici done 
exactement ce que n'est pas I'humour selon Powys : 
La democratic et la mecanisation modernes s'accompagnent d'un mortel 
dessechement de notre horizon spirituel. On respire de nos jours, dans la 
foule, une hainefatale de la vie independante de I'individu. On trouve cette 
haine sur le visage des gens qu'on croise dans la rue : sur leurs traits vils. 



1. Autobiographic, p. 589. 

2. In Defense of Sensuality, p, 5. 



170 



mechants, mi-inquisiteurs mi-envieux. Chez la plupart des gens, ce qu'on 
appelle le « sens de I 'humour » n'est qu'une manifestation de ce mal. 
L 'humour democratique , c 'est la bile que secrete le normal en presence de 
I'anormal. C'est, dit-on, le sens du comique et du ridicule. Mais ce que cet 
humour « objectif» du troupeau trouve comique et ridicule, c'est precisement 
tout ce qui, dans la conscience individuelle , atteint a I'infra-humain et au 
supra-humain, et qui lui permet de transcender le niveau mediocre de notre 
(re mecanisee. Le plaisir concupiscent qu' inspire a nosfoules I'ecoute de la 
radio en est un bon exemple. Car la radio n'est rien d' autre que I'dme 
collective d'une ere mediocre ojferte a sa propre contemplation^. 
Contre le coUectivisme des democraties comme des tyrannies, 
Powys plaide pour un humour solitaire et subjectif mais nourri par 
la contemplation : I'dme se nourrit de reves comme un grand bwufimmor- 
tel se nourrit de la douceur de I'herbe^. En-dega de I'animal il y a le 
\"egetal. Powys ecrit : Avez-vous deja vu unefourmi grimper sur un brin 
d'herbe ? Et n' avez-vous pas senti la superiority du brin d'herbe^ ? En- 
de(ja encore, il y a le mineral. Nous voyons que le but de tout 
organisme vivant, « c'est de s'enfoncer dans cette extase primitive 
de jouissance contemplative qui fut la vie de Dieu avant qu'il 
cut ete pousse, par un fatal besoin, a prendre son role ambigu 
de createur-destructeur*. » C'est ici que prend forme le dernier 
avatar de I'humour powysien. En pla^ant son point de vue de 
romancier a la fois dans les elements et dans la conscience divine, 
en faisant evoluer I'homme entre la rauque respiration seculaire 
de I'inanime et le souffle court et ricanant d'un dieu ambigu, 
rimpudent emule du Createur qu'est le romancier ne tourne-t-il 
pas a son profit le rire monstrueux du cosmos? 



Dix-sept ans apres VApologie des Sens, Powys ecrit : 
// faut que I'homme se tourne sans cesse vers le passe, pour reparcourir 
Its immenses etendues temporelles qui le separent de son ancetre, I'homme 
des cavernes^. 

Son univers, en effet, tout comme il est sature d'erotisme, baigne 
dans un enorme et fascinant passe humain, et inhumain aussi. Et 
c'est bien cet inlassable et obstine mouvement de la pensee vers 
sa prehistoire qui caracterise et, meme si Ton pense a D.H. Law- 
rence, isole le genie de Powys; de la vient la sauvage beaute de 
passages comme celui-ci : 

D'u7i del qui semblait fait d'une feuille d'or battue, le soleil couchant 
d-.'roulait sur la mer bleu fonce un chemin dore immobile. L'eau offrait 
zinsi une curieuse apparence de solidite et tout ce bleu et tout cet or parais- 
:aient repondre a un choix rituel... Mais le soleil, s'il etait assez b as pour 

:. In Defence of Sensuality , p. g6. 

;. id., p. 179. 

;. id., p. III. 

-. Jean Wahl, Poesie, Pensee, Perception (Calmann-Levy, 1948), p. 192. 

'. « Ma Philosophic a ce jour », in Obstinate Cymric, p. 149. Granit, p. 378. 



171 



crier ce mystere magique, etait assez eloigne encore de la surface de la 
mer pour baigner d'enchantement, pour transfigurer dans sa lumiere la 
corniche et la pierre tombee... 

Et la jeune fille vit que, par la lente operation des sikles, cette pierre, a 
son sommet, avail ete changee en une impressionnante statue d'amoiir. La 
nudite de I'homme et la nudite de la femme etroitement unies au premier 
age de la creation y etaient evoquees par desflancs et des cuisses de dieux. 
tendus vers I'ejfort de se confondre. Ni I'une ni I' autre des deux forme- 
n'avait de bras, d'epaules, ni de tete. Elks n'avaient pas non plus de 
jambes au-dessous du genou, et pourtant I'effet produit par cette enorme 
ceuvre d'art organique n' etait ni bas, ni grossier, ni bestial ; le caractere 
en etait divin, cosmogonique, createur'^. 

Un tel passage suscite, comme le dit admirablement Jean Wahl. 
« notre gratitude pour cette grandeur rayonnante, farouche, pro- 
fane et sacree de quelques-unes de ses mysterieuses descriptions^ ». 
En outre, nul commentaire ne saurait mieux decrire I'ceuvre de 
John Cowper Powys que cette derniere phrase : « cette enorme 
CEUvre d'art organique... » 

Les sentiments de jouissance les plus intenses, nous les eprouvons 
aux deux poles de notre nature, que Powys appelle I'ichtyosaure 
et le saint^. Chacun de nous est a la fois beaucoup moins et 
beaucoup plus qu'un homme social. Par nos sensations, nous 
nous enfongons constamment dans I'inanime; par notre cons- 
cience, nous montons vers la conscience des dieux. A condition, 
toutefois, que nous ne nous laissions pas tyranniser par les pre- 
mieres : et ici, Powys parle d' experience. 

C'est dans ce sens que Jean Wahl a pu conclure que la philoso- 
phic de Powys est cosmique et non-humaine (terme qui convient 
mieux, je crois, meme a ses premieres oeuvres, qu'anti-humaniste), 
et que son ethique d'immoraliste est celle d'un « sage » solitaire — 
une sorte d'anachorete en qui Ton pourrait voir le prophete de 
bien des mouvements de pensee — et meme d'action — recents. 
Cette Danse sacramentelle du moi-ichtyosaure , qu'on trouve chez tous les 
etres vivants, n 'est pas seulement une danse sexuelle : c 'est aussi une danse 
a manger, une danse a boire et c'est aussi une danse a dormir, une danse a 
marcher. C'est la grande et solennelle Danse de Vie, qui se rit des faceties 
derisoires de I' humour humain. Gauche, maladroite — mais tres serieuse : 
voild ce qu 'elle est. Mais elle n 'est pas sans son humour a elle, un humour 
terrien, grotesque, un humour qui remonte bien avant les grimaces du plus 
vieux clown du monde^. 

Une fois de plus, Powys lui-meme decrit parfaitement son oeuvre. 
D'humour grotesque elle est pleine : Aussi seul au monde que s'il 
etait ne des amours d'un pin et d'un palmier... — Et pendant tout ce 

1. Les Sables de la Mer, p. 41 1-413. 

2. Jean Wahl, op. cit., p. 216. 

3. In Defence of Sensuality, passim. 

4. id., p. 246. 



172 



temps, telle une vilaine tache de sang coagulee sous son crane, une pensee 
obsedait Magnus... — Et, pareil a une mouche sur une lame de couteau 
pointee vers son cosur, ce monsieur d'un certain age qui se considerait deja 
comme son mari, ce rat de bibliotheque... : on aura ici reconnu le 
vieux repetiteur de latin des Sables'^. Quant a « clown », c'est un 
des qualificatifs que Powys revendique avec fierte, et il en a peint 
d'admirables dans son oeuvre^. 

Or, c'est en termes equivalents que Powys, dans un texte demeure 
inedit en anglais, decrit le genie... d'Aristophane. 
Apres avoir mis en relief ce qu'il appelle le divin monologue des 
personnages d'Aristophane, qu'il nomme tres bien I'aparte philo- 
sophique, il ecrit : 

Ce que j'appelerai le monologue « divin » on, si Von veut, « demoniaque » 
chez Aristophane n'est en rien limite aux repliques du per sonnage principal. 
C'est une sorte rf^aparte philosophique recurrent, auquel tout personnage 
pent se livrer a tout moment, avec le plus grand naturel, et dont le detache- 
ment philosophique s' oppose a V instinct animal, au sectarisme de parti, 
a la violence bestiale, aux rhapsodies poetiques de lafoule hyper-emotive des 
etres quiforment le chceur. Chaquefois que se presente ce ton de pur detache- 
ment philosophique, nous avons le privilege d'ecouter a la porte, comme a 
tr avers unefelure dans le rideau adamantin de la destinee ; et nous sommes 
comme en presence d'un Immortel cosmogonique et irresponsable qui com- 
mente d'unefa§on non pas sardonique mais outrageusement humoristique la 
representation burlesque donnee au paradis de notre race tragi-comique^ . 
\'oila le rire du grand Pan, ou meme de Shiva, menant la danse 
universelle. Cette veine court constamment, comme une basse 
harmonique, dans I'oeuvre de Powys, comme I'ironie cosmique 
parcourt celle de Thomas Hardy. 

Mais Powys serait une sorte de traitre a la cause humaine, ce 
qu'il n'a jamais ete, si ce point de vue etait le seul dans son oeuvre. 
Comme sa personnalite etait multiple, son point de vue de roman- 
cier omniscient est multiple aussi, et plein d'ubiquite : car il est 
aussi dans la conscience des hommes, et aussi dans celle des ele- 
ments, a qui on peut presque dire, en efFet, qu'il en prete une. 
Le don d'ubiquite de 1' artiste, Powys a su 1' exploiter comme aucun 
ecrivain contemporain — ni Joyce, ni Lawrence, en tout cas — ■ 
n'a su le faire : a la fois litteralement, par I'ecriture et la techni- 
que, en etant dans tout ce qui vit dans ses romans, et metaphori- 
quement, en faisant de ce multiple point de vue la scene ou se joue 
pour I'univers un microdrame qui le reflete tout entier. C'est 
pourquoi ce qu'il dit d'Aristophane est si pertinent : comme eleve 
au carre, le point de vue unique et privilegie de Powys est ou 
plutot se situe dans une certaine distance, variable d'ailleurs, 

; . Les Sables de la Mer, chapitre iv, passim. 

; . Xotamment Jerry Cobbold dans Les Sables de la Mer. 

-.. « Les Acharniens », Cahiers du Sud, n° 386 (Printemps 1966), p. 100. 



173 



entre le voyageur meduse par le spectacle que lui revele la dechi- 
rure dans le rideau adamantin de la destinee, I'lmmortel irres- 
ponsable et cosmogonique qui commente le spectacle, et enfin les 
elements butes mais qui participent au drame. Cast pourquoi 
aussi le « Lire Powys, c'est explorer la creation^ » de G. Wilson 
Knight est le jugement le plus juste, le plus penetrant et le plus 
profond qu'on puisse formuler sur cet auteur dont un critique du 
Guardian disait, a la parution de Porius, et avec un humour gro- 
tesque qui dut plaire a Powys, qu'il etait une baleine dans un 
monde de romanciers vairons. 



Kenneth White a raison de parler du triple « drame » de Powys : 
psychique, social et cosmique, et du « dialogue theatral » qu'il 
entretient avec la Cause Premiere^. La notion de theatre s'etend 
meme a toute son oeuvre (comme, sans doute, a toute oeuvre). 
On I'y voit tour a tour soigner sa nevrose et son humanisme — 
par les rites et par I'humour. Et si celui-ci I'emporte enfin, c'est 
qu'il a une longue histoire, qu'on pent resumer ainsi. Powys a 
d'abord pris, en tragique rauque, en nietzscheen, le parti des 
hommes contre les dieux; puis embrassant la mythologie tout 
entiere, d'Homere a Goethe en passant par les doctrines sacramentelles 
de l'£glise chritienne traditionnelle, Dostoiewsky, William Blake, Una- 
muno, les Triades druidiques des Gallois, les logoi de Lao- Tseu, la noble 
sagesse de ces premiers poetes-philosophes grecs qui vinrent avant que le 
maudit « syllogisme » ait laisse sur la pensee humaine sa trace d'escargot^, 
il prit en quelque sorte le parti des dieux contre les hommes; 
enfin, phenomene rare dans la litterature contemporaine, et qui 
rappelle le culte qu'il avait pour Wordsworth, il a pris le parti 
des elements contre les hommes et contre les dieux. 
C'est pourquoi on ne saurait mieux definir cet humour qu'en 
lui donnant nom de « coefficient demiurgique ». C'est pourquoi 
le createur de cet univers si complet peut jouer alternativement, 
ou simultanement, des modes heroique et cosmique de I'humour. 
En d'autres termes, et a la difference de ce qu'il est chez les ecri- 
vains qu'on est convenu d'appeler « humoristes », I'humour chez 
Powys ne s'etablit pas uniquement « entre les hommes » ; il n'est 
pas chez lui un mode de communication; les poles entre lesquels 
il navigue et que, dans une certaine mesure, il reussit a concilier 
(c'est, du moins, le sens d'une entreprise de plus enplusconsciente) 
sont un donne psychologique presque litteralement impossible a 

1. The Yorkshire Post, 6 octobre 1962. Granit, p. 17. 

2. « John Cowper Powys : une technique de vie », Granit, pp. 353-354. 

3. In Defence of Sensuality, pp. 243-244. 



174 



vivre et un sens du « planetaire » dans lequel Powys a voulu absor- 
ber, pour la resoudre, sa psychologic si problematique. 
Au fond, ne pourrait-on pas dire que la complexite, I'obstination 
quasi-demente (ou ascetique), la demesure enfin, de 1' effort que 
Joyce a introduit dans la litterature au niveau du langage, Powys 
dans le meme temps les vivait d'une fagon moins intellectuelle 
et plus organique dans ce corps-a-corps avec sa propre psycholo- 
gic, dont la dissection fait le meritc et I'interet exceptionncls de 
V Autobiographie, et qu'il a su genialcmcnt exploiter dans son oeuvre 
romanesque? Son essai sur Joyce dans Obstinate Cymric est, comme 
d'habitude, une piece critique d'une penetration tres originale due 
« simplement » a un accord presque mystique, a une receptivite 
presque feminine : clairvoyance brulant les etapes des processus 
critiques habituels, intuition fulgurante et naturelle de la veritable 
grandeur d'un auteur. Ainsi en va-t-il de ses essais sur Aristo- 
phane, Rabelais, Shakespeare et Dostoiewsky, parmi tantd'autres. 
Pour lui, la litterature moderne est « mince » et « sententieuse » ; 
elle a perdu la masse et le volume des grands modeles vitaux 
comme la maree montante (sa philosophic esthetiquc est toujours 
cellc d'une representation). Or, pour retablir I'equilibre qu'ils ont 
perdu en sc livrant a ces speculations philosophiques (ici, dans le 
sens habitucl) ou sociales, les autcurs s'adonnent sans mesure au 
burlesque pur, qui est I'antithese de tout veritable humour. 
\'oici d'ailleurs comment Powys distingue entre Finnegans Wake 
et Ulysse, apres avoir compare le premier au Promethee Enchaine 
d'Eschyle et le second au Promethee Delivre dc Shelley : 
Ulysse ondule, bouillonne, gargouille, gonfle et siffle sous I'effet des mille 
rancunes mal digerees par Vauteur, de ses jielleux apitoiements sur lui- 
rneme, de ses dpres vendettas esthetiques. Mais on trouve dans Finnegans 
^Vake une acceptation a lafois vaste, ample, debonnaire et espiegle de toute 
I'obliquite humaine'^. 

Cette derniere phrase ne constitue-t-cUe pas une excellente defi- 
nition de I'humour? C'est vers ce but que tend Powys au fil de 
ses romans : vers une vision d'au-dela de la revoke, qui englobe 
a la fois la masse et le mouvant du reel accepte dans tons ses aspects 
qu'ils soient rabelaisiens, wordsworthiens ou dostoiewskiens. 
Comme toujours chez Powys, revolution des essais trouve son 
echo dans le mouvement des romans, ou inversement : dans les 
grandes oeuvres de la maturite (c'est-a-dire vers soixante ans) la 
qualite tragique ou heroique de I'humour se tempere ; les suicides 
sont moins nombreux; le repetiteur de latin n'epouse ni ne pos- 
sede son adorable demon, mais il vit. Comme le dit Powys lui- 
meme en parlant de I'automne, Humanity becomes more prominent. 
Au lieu de Threne, le dernier chapitre des Sables de la Mer s'intitule 
Gagne et Perdu, et la derniere image de ce roman est penetree du 

:. •< Finnegans Wake », in Obstinate Cymric, p. 2i. Granit, p. 305. 



175 



sentiment de la relativite : I'heroine tend au repetiteur un galet 
destine a empecher que la Philosophie de la Representation qu'ecrit 
un jeune solitaire soit emportee par le vent. 
L' humour est devenu cette qualite qui fait la vie possible, et non 
la mort. On I'a vu s'adoucir d'une longevite exceptionnelle. 
s'enrichir aussi d'une experience nombreuse et diverse quoique 
divisee en trois pans bien distincts : le Dorset, I'Amerique, les 
Galles. 

Les affinites ont change : Emily Bronte, Dostoiewsky, Nietzsche 
et meme Thomas Hardy ont fait place aux grands humoristes 
au sens powysien du mot, c'est-a-dire d'une part ceux qui brassent 
I'humain : Homere, Balzac, Hugo, Dickens, et de I'autre ceux qui 
le fouillent : Dante, Cervantes, Montaigne et surtout Rabelais, en 
qui il voit le prophete humoriste de la nouvelle Federation du Monde. En- 
fin, au sommet de I'anthologie powysienne qui, comme on le voit. 
s'etablit sur la ligne des cimes, trone Shakespeare, que certains cri- 
tiques n'ont pas hesite a evoquer face a la masse, au volume et au 
mouvant de ses grands romans. G. Wilson Knight va meme, dans 
The Saturnian Quest, jusqu'a mettre en parallele les phases succes- 
sives des deux oeuvres. Powys, avec grandeur mais sans demesure, 
a choisi ses compagnons parmi les geants de la pensee humaniste 
au sens le plus large du terme : il dirait, lui, les geants de I'humour. 
C'est du point de vue de I'eternite des dieux et des elements, mais 
en pariant pour I'homme, que Powys, lui-meme createur infa- 
tigable, ecrit la fin de son livre-geant, Glastonbury; se faisant 
prophete, il y prend le parti de Cybele, mere des dieux et deesse 
de la fecondite : 

Car la grande deesse Cybele, au front couronne des Tours de V Impossible , 
traverse, d'un crepuscule a I'autre, toutes les generations ; et son long voyage 
de culte en culte, de sanctuaire en sanctuaire, de revelation en revelation, ne 
connait pas de fin... 

Car celle que les Anciens nommaient Cybele est en realite cette Force de 
terreur et de beaute par quoi les Mensonges de la Nature, grande creatrice. 
donnent naissance a la Verite a venir. 

File est venue de ITntemporel pour etre dans le temps. Elle est venue de 
Vlnnomme pour etre parmi nos symboles humains. 
Quoiqu' autour d'elle se balbutient d'etrangers langages et se murmurent 
d' obscures invocations, elle defend sa cause, qui est la cause de V invisible 
contre le visible, des faibles contre les forts, de ce qui est et pourtant n'est 
pas contre ce qui n 'est pas et pourtant est. 

C'est pourquoi elle dure, ses Tours a jamais presentes , toujours absentes. A 
jamais, ou Toujours'^. 



MICHEL CRESSET 



I. A Glastonbury Romance, ^p. ii 72-1 174. 



176 



JOHN COWPER POWYS ET LA REVERIE 



Le mot reverie forme nuage comme la familiarite que nous avons 
avec lui : elle masque toute une serie d' attitudes mentales inter- 
mediaires entre le reve proprement dit et la reflexion. Senancour, 
chez qui cet etat devient une sorte de mal torpide, parle d'un 
lide inexprimable qui est la constante habitude de son dme alteree. Un 
vide hante par une soif? Ce n'est done pas un veritable vide, 
mais plutot un abandon accable a la difficulte d'etre, bien plus, 
d'etre soi en face du monde. Au contraire, celui qui devait 
fonder I'acception romantique du mot, nous confie : J'allais 
me Jeter seul dans un bateau... la, m'etendant de tout mon long, les yeux 
tournes vers le ciel,je me laissai alter et deriver lentement au gre de I'eau... 
plonge dans milk reveries confuses, mais delicieuses et qui sans avoir 
aucun objet bien determine ni constant ne laissaient pas d'etre a mon gre 
cent fois preferables a tout ce que favais trouve de plus doux dans ce 
qu'on appelle les plaisirs de la vie ^. Dans cette meme Cinquieme 
Promenade, on se souvient aussi que Rousseau va s'asseoir au 
crepuscule sur la greve du lac ou le bruit des vagues et Vagitation 
de I 'eau, jixant ses sens et chassant de son dme toute autre agitation, le 
plongeait dans une reverie qualifiee encore de delicieuse. Cette 
fluidite, cette passivite mentale, loin d'accabler, incarnent alors 
un bonheur sujjisant, parfait et plein, qui ne laisse dans I 'dme aucun vide 
qu 'elle sente le besoin de remplir^. 

Powys, lui, evoque un flottant apport de souvenirs ^, un plaisir pur, 
sans melange, du a des sensations voluptueuses entourees d'une aura de 
souvenirs imprecis *. 

On apergoit entre ces textes un commun denominateur : un 
certain mode d' apprehension de soi et du monde par le biais 
d'une hypnose qui mene a I'abolition momentanee de la cons- 
cience reflexive, ou encore, et surtout chez Rousseau, a une 

!. Jean-Jacques Rousseau, Cinquieme Promenade, Pleiade, p. 1044. 

2. Autobiographie, p. 16. 

3. Autobiographie, pp. 16-17. 



177 



extase. Get aboutissement est relativement rare puisque la 
conscience bientot reapparait, mais distraite a nouveau d'elle- 
meme, divertie, soit par I'herborisation, soit par une autre 
reverie, celle-la dirigee, une meditation sur le passe, en contraste 
encore avec Vetat delicieux, dangereuse car cette nouvelle abo- 
lition ouvre le champ a ce qui est redoute : le surgissement des 
images profondes et du discours subconscient, tel qu'il se produira 
plus tard dans la reverie nervalienne. 

La lecture des romans de Powys et de son Autobiographie 
semble d'abord nous introduire dans un climat mental proche 
de celui de la Cinquieme Promenade : meme dedain de I'intel- 
hgence rationnelle, frequence des extases, abandon aux sug- 
gestions de ce qu'il nomme sa sensibilite; tendance aussi a suivre. 
avec des moyens modernes, le fil des images engrangees par 
chaque vocable dans son cheminement a travers les divers 
etages de la memoire jusqu'a la sensation primitive sur laquelle 
certains mots ont cristallise. Que de rubans de Marion ! 
Cependant on aper5oit assez vite une fonction curieuse de la 
reverie qui parait appartenir en propre a Powys. On y retrouve 
la pa,ssivite, le vide mental, — passivite qui, pourrait-on dire, 
substitue un mode d'etre a un mouvement, vide, mais qui tend 
a une extase^ etrangere a Rousseau par sa tonalite de sensualite 
physique, voisine en revanche lorsque la sensuaUte est transposee 
dans la sphere de I'imaginaire. Rappelons-nous la scene de la 
rencontre avec Madame Basile dans les Confessions ou le senti- 
ment que Rousseau eprouve envers cette femme et le trouble que 
ce sentiment devine fait naitre s'expriment uniquement par 
1 intermediaire d'un regard reflechi par un miroir. Celui-ci 
permet d'abord de voir sans se montrer puis de se trahir sans 
risques apparents, de sauver enfin la reserve et la timidite de 
Madame Basile, tout en menageant une subtile et, une fois de 
plus, delicieuse compUcite. Le truchement du miroir satisfait la 
jjropension a I'attitude de voyeur et d'exhibitionniste, mais dans 
la resolution finale de I'aventure, I'innocence et, a la hmite, 
le paradis infantile dont ces gouts ne sont que la deformation' 
restent sauvegardes. 

Innocence et voyeurisme sont aussi les themes majeurs de I'uni- 
vers de Powys, mais dans un contexte qui en modifie profon- 
dement le sens et la portee. D'abord I'innocence porte une tache. 
Le paradis ne possede pas la transparence de celui de Rousseau, 
partage qu'il fut avec un frere, rival dans les affections et les 
jeux de I'enfance, frere qu'il tenta en vain par jeu de pendre \ 
La reverie orientee en ce sens est rarement plenitude heureuse, 
sauf lorsqu'elle est marginale du sommeil. Magnus, dans Les 
Sables de la Mer, park d'une aptitude qu'il tenait de son pere, 

I. Autobiographie, p. 15. 



178 



qui avail quelque chose a voir avec le don de se saisir d'une particularite 
dominante ou poetique presentee par le monde exterieur en Vinstant pre- 
sent... et d'en tirer un enchantement simple, plein de fraicheur, enfantin, 
un plaisir qui reduisait le rnystere de la vie a son expression la plus primi- 
tive, qui avait le pouvoir Strange de repousser, de tenir a distance toutes 
les peines du cceur et tons les tourments de V esprit ^. 
Toutefois le plus souvent la particularite poetique ne se laisse 
pas apprehender avec facilite. D'invisibles obstacles interposent 
parfois leur densite entre le regard et les choses, tels ces galets 
au-dessous de Brunswick Terrace dans V Autobiographic : lis 
assaillaient mon cerveau et a la fin me donnaient Vimpression qu'ils 
relevaient d'une vie interieurc a la vie. Ces durs et ronds galets humides 
d les profondeurs transparentes des eaux, quels secrets renfermaient-ils ? ^. 
Ceux bien sur d'une impure memoire. La reverie lucide se debat 
entre des exigences contraires, ne trouve jamais, dirait-on, son 
equilibre. Un peu plus loin, il confesse : La main plongee dans 
I'eau de la marie montante, je luttais interieurement pour fondre en un 
seul trois emois distincts. Je voulais m 'abandonner aux impressions e'va- 
nescentes, douces, a demi tristes, qu 'en s 'eloignant degageait mon passe, 
je voulais savourer le charme que degageait la personnalite de mes deux 
compagnons... enfin guetter, tout vibrant d'espoir, une occasion de me 
plonger en paix dans la contemplation des charmes feminins, qui avait 
in ce temps-la le pouvoir de transformer pour moi le monde en paradis ^. 
Le mot paradis devient ici suspect et la fonction de la reverie 
change du tout au tout. II ne s'agit plus d'un refuge, d'un mode 
d'acces a I'autre paradis, I'ancien, ni de I'etat supreme d'apaise- 
ment, de serenite attaint par le Promeneur Solitaire. II s'agit 
d'un mode actif de relation avec le monde qui interesse en effet 
pour I'essentiel la sexualite, c'est-a-dire une inquietude. II faut 
se garder de confrondre cette attitude (et Powys par I'expression 
qu'il emploie dans Y Autobiographic de sensualite imaginative ^ 
encourage la confusion) avec de simples phantasmes erotiques. 
Le phantasme est un substitut de I'autre, meme une fuite devant 
fautre. Or a lire une scene comme la rencontre entre Larry et 
Perdita dans Les Sables de la Mer, on a le sentiment d'un veritable 
pouvoir de contagion : c'est une sensualite magique qui opere. 
Le jeune gargon, plus hardi que Rousseau, tient la main de la 
jeune fille. lis se regardent. Ce contact et ce regard suffisent pour 
entrainer une veritable possession mentale : lis ne se quittaient 
pas du regard; elle savait qu'en pensee il la violait... Le regard de ses 
\eux verts rives sur les doux yeux bruns repetait sans treve : « Je te 
prends,je te prends », et il lui semblait que Perdita cedait de plus en plus; 



:. Les Sables de la Mer, p. 46. 

2. Autobiographie, p. 241. 

3. Autobiographie, p. 16 et 25. 



179 



... il hi semblait que la passivite Strange de cette fille qui savait qu'il 
la prenait constituait Vojfrande supreme ^. 

On se tromperait cependant si Ton supposait que ce pouvoir 
interesse seulement la sexualite, quels que soient les raffinements 
fetichistes dont il s'accompagne. Je renvoie ici a V Auto biograp hie 
et au palpage visuel de ranatomie, denudee ou enduite de boue 
d'argile, qui rappelle les obstacles intercesseurs evoques a propos 
des galets. Cette reverie-pieuvre tend aussi a la sympathie, a la 
participation. Deja, dans le regard de Perdita, en surimpression 
un songe s'interpose : Encore petite fille elk s 'etait cree un amant, 
fils de la mer, qui, indistinct, se penchait au-dessus d 'elle, la nuit, quand 
les grandes marees de I 'imagination battent leur plein... tel un dieu marin 
amoureux visitant son lit de vierge ^. Le dieu n'efface pas le visage 
vivant de Larry car, et c'est la marque propre de Powys, la 
participation est depersonnalisante, elle abolit les frontieres des 
sujets, elle devient une communion avec les elements — elements 
specifiquement telluriques. 

L'eau, pour Rousseau, apaisante, liee aux lacs, aux cascades, 
aux rivieres, eaux dites par excellence douces, reste pour Powys, 
bien qu'il la recherche, un element ambigu et perfide. II en 
expose les raisons dans V Autobiographic ^. On pourrait y recon- 
naitre le symbole de la mere castratrice, alors que la terre incarne 
non seulement la maternite refuge, mais au-dela la Grande 
Mere. 

Lorsqu'elle part dans cette direction, la reverie fait eclater litte- 
ralement la subjectivite, cette subjectivite deja souvent si floue 
dans les romans. Le personnage qui chez la plupart des roman- 
ciers tend a s'affirmer, a se conquerir, tend chez Powys au con- 
traire a se dissoudre. La reverie de Sylvanus, dans Les Sables 
de la Mer, est significative : Pres d'une taupiniere Sylvanus s'agenouilla 
et ce luifut un ravissement de sentir la presence de Paube dans I' humus... 
II essaya, selon son habitude, de se dehumaniser. Et, pendant qu 'il pressait 
la terre humide de la taupiniere, toute cette etendue de pays denude, acci- 
dente, qui, comme une bete enorme, se tenait dans Fattente de Vaube, 
parut se glisser en lui pour ne faire qu'un avec son sentiment d'exister, 
couler dans ses veines, lui communiquer la sensation de quelque chose de 
froid et de vivant comme les bouts de mamelles frissonnants d'un Leviathan 
femelle. Sylvanus enfonca so?i front dans cette taupiniere imbibee d'eau 
de pluie et il sentit la nuit se retirer du corps de la terre comme une vague 
se retire des anfractuosites d'une greve... * Puis, peu a peu, il sent 
une metamorphose s'operer. II devient colosse, tortue antedilu- 
vienne, Orion qui fut I'amant de I'Aurore. 



1 . Les Sables de la Aier, p. 204. 

2. Les Sables de la Mer, p. 202. 

3. Autobiographie, pp. 21-23. 

4. Les Sables de la Mer, p. 601. 



180 



La sensualite entierement transcendee atteint a la dimension 
mythique. La reverie, a la limite, devient le moyen d'une vaste 
intercession par le canal des objets et des etres d'abord fetichises 
par le regard. Le meme Sylvanus declare a Marret : Toutes les 
fois que tu tiendras un galet humide dans ta main, il faudra croire que 
tu m'etreiits. Toutes les fois qu'au bord de la mer tu ramasseras me 
poignee de sable humide, il faudra croire que je t'etreins ^ L'amant-dieu 
qui visite les reves de la jeune Perdita se perpetue et se resume 
ensuite dans la senteur d'une algue. Ainsi un principe de perma- 
nence est introduit dans le monde et, sur un plan plus general, 
on pourrait dire ici que la reverie opere telle une attitude meta- 
physique. Les objets, les etres humains entrent en correspondance 
par ces symboles, point de fusion de I'etre cosmique et de nos 
histoires singulieres. 

On distingue alors pourquoi le promeneur Powys n'est plus 
le Solitaire. Sa reverie aboutit moins a I'abolition extatique 
du moi qu'a un partage implicite de I'extase — mieux, a un 
partage de I'fitre. Le primat de I'imaginaire sur la perception, 
bien qu'il I'ait proclame a Forigine pernicieux, aboutit a une 
sorte d'ascese qui fonde une nouvelle perception, spirituelle 
pourrait-on dire. Tout dans cette oeuvre, a fait remarquer avec 
justesse Jean Wahl, est finalement englobe dans le spirituel. Ce 
mouvement lui donne une profonde resonance spinoziste. 
Si le malheur de la conscience, c'est-a-dire son Histoire, se 
resorbe au contact de I'inanime, n'est plus que cette aura affec- 
tive, galet ou algue, chargee d'un sens eternise, cette meme 
conscience perd sa passivite, cesse de subir les phantasmes de 
I'imaginaire, et la voie est ouverte a une serenite contemplative. 
L'ancienne sensualite imaginative devient a ce point une reverie 
de I'absolu. 



ROBERT ANDRE 



I . Les Sables de la Mer, p. 605. 



181 



S'ENFUIR AU LOIN SANS BOUGER D'UN PAS 



Toute I'ceuvre de Powys, et jusque dans les apaisements superbes 
qu'elle se trouvera, est nee d'un defi. Defi surtout a la Cause Pre- 
miere, au temps ou sa chape enorme pesait lourdement sur la 
liberte interieure de 1' adolescent, defi a cette entite que, pour 
I'accorder avec ses pulsions secretes de jeune puritain divise qui 
decouvre en lui la presence du « mal », il imagine dualiste, gene- 
ratrice des contraires, avant de parvenir plus tard a la fondre 
dans une vision multiverselle . De ce defi on trouve trace par visage 
interpose dans Wolf Solent, dont le protagoniste, lorsqu'il se sent 
ecartele entre les antipodes de sa nature secrete, en vient a defier 
la Puissance d'au-deld de la vie qui le dechirait par ce dilemme^. Oui, 
pour un fils de pasteur qui ecrit peu apres trente ans un poeme 
appele La mart de Dieu^, il s'avere, comme pour le double qu'il 
se donnera a travers la fiction, qu 'une attitude de defi etait la seule 
riposte possible^ a tout ce qui, dans I'omnipotence du Dogme, du 
Dieu encore revere dans sa pesante suprematie, comme dans les 
entraves venues du monde exterieur, attente insidieusement a 
son pouvoir d'homme. II va pratiquer des lors une rebellion 
surprenante, qui s'ouvre comme tant d'autres par le cri, I'affir- 
mation de sa personnalite unique, la revendication de son moi, 
mais s'achevera dans un tour de passe-passe bien plus prodigieux 
et, me semble-t-il, fi-uctueux : la pulverisation de toute Puissance 
mena^ante en autant de dieux qu'il faudra pour n'en plus 
soufFrir, et, parallelement, la volatilisation du moi dans I'univers. 
Le defi ne perdra rien de sa brutalite premiere et presque nietzs- 
cheenne, mais se fera peu a peu le sortilege imperieux par lequel 
un etre malade du monde et d'etre au monde parvient a se 
guerir. 

1. Wolf Solent, p. 465. 

2. Le poeme qui deviendra, lorsque publie cinquante ans plus tard, Lucifer. 



182 



DfiFIS ET EXORCISMES 



Pour Powys, il s'agit d'abord d'inventer son statuthors desnormes, 
car c'est dans la marge seulement que Ton echappe a tous les 
systemes donnes. Apparemment innocent, Powys est en fait le 
plus habile des roues, et lorsqu'il semble s'abandonner a sa nature, 
il ne fait qu'executer un plan longuement muri. On n'a pas pris 
garde assez a la force radicale d'une phrase comme celle-ci, pechee 
presque au hasard dans la nasse grouillante de V Autobiographic : 
La chose la plus profondement importante de la vie est le combat mene par 
un individu pour conquerir me paix exultante etroitement lice a des forces 
cosmiques qu 'aucun systeme social, juste on injuste, ne saurait^ reduire 
ni engloher^. Ni englober : on voit la feinte. C'est celle, geniale, de 
I'artiste, mais non seulement lui : de tous ceux avec lui, homnies 
de foi ou hommes du doute, qui ne veulent pas s'en laisser accroire 
par les dictats du grand legislateur (s'appelat-il famille, societe, ou 
Dieu) et choisissent I'echappee, la derive interieure, et pour ce qui 
est de I'exterieur, I'etat beni d'alien, d'outcast, de paria\ Get etat 
tout interieur, cette disposition presque spirituelle risque d' avoir 
des consequences definitives, et la vie meme de Powys, errante 
puis immobile, profondement asociale meme dans sa part active, 
parait bien en etre le reflet, la preuve parlante. Powys, anarchiste 
initial, foncier, et qui n'adherera jamais — pour cause — a 
aucune ligue anarchiste, decouvre que 1' antidote de tout ce qu'on 
veut fuir (barrieres, presence ou ombre de la Loi) se trouve 
simplement dans une certaine distance, celle de I'ego au reste du 
monde, celle de I'imagination a la contrainte, celle-la meme que 
donne la magie venue du fond de I'enfance. 
Powys est de ceux qui traversent, affrontent et metamorphosent 
leur present menace. Contre tout ce qui lui porte ombrage, et 
pour retrouver tout ce qui dans I'enceinte de I'univers lui semble 
ami (tous les elements reconfortants qui, au milieu des lourds empiete- 
ments du Cosmos, sent les causes de I 'extase humaine^) , il ya doric m- 
venter des exorcismes. II sera cet exorciste vehement, inspire, qui 
apaise par des htanies et des processus mysterieux et elementaires 
les tiraillements et les paniques d'une interiorite dechiree. Car le 
mal, le danger, I'ombre portee, ne vient pas seulement d'autrui — 
cet autrui viril, omnipotent, substitut du dieu-pere, auquel il 
donnera dans ses romans des visages caricaturaux ou poignants, 
autrui qui s'appellera Urquhart, Malakite, Cattistock ou Uryen; 
c'est de lui aussi bien, de I'emprise de ses fantasmes, de lui dont 
I'esprit demeure si constamment au bord de certaines obsessions terribles* 
que peuvent surgir les obstacles qu'il lui faudra en chemin lever. 

Autobiographie, p. 565. 



2. Bois et Pierre montre bien I'lmportance de ce theme du pana. 

3. Autobiographie, p. 564. 

4. L'art du Bonheur, p. 8. 



183 



Une grande part de I'interdit que rencontre un homme prend le 
masque irritant, confondant, de son propre visage. Le genie de 
Powys est de I'avoir dit si fort. Contre toutes les digues successives 
qui s'opposent a sa felicite individuelle, contre le rempart de ses 
nevroses (sadisme difFus mais latent, hantises fetichistes, solipissme 
devorant), Powys, patiemment, savamment, dresse les represen- 
tations de ses reves, agite les spectres de son inconscient (qu'il ne 
refute que pour mieux le celebrer), passe peu a peu de Tanimisme 
a I'onirisme, de la parade au theatre et du theatre a I'oeuvre, 
I'oeuvre qui seule repond, parce qu'elle est vecue, a toutes les 
nevroses, qu'elle reinterprete et annule. Comme a un mal obscur 
repond la medication des simples. Dans son chaudron mental, 
Powys a fait cuire de quoi guerir beaucoup de futurs vivants. 

UN ENFANT MAGICIEN 

Retournons le sabher; remontons aux premieres pages de I'inepui- 
sable Autobiographie, oh. Powys revient au pays natal de son etre 
comme peu I'ont fait. Enfant, il fut de ceux a qui la grace est don- 
nee de prime abord, qui sont nes de plain-pied avec un monde 
rayonnant et marginal qui leur prodigue en secret ce que la vie 
normale n'accorde pas souvent. Ce don d'eprouver la fraicheur de 
I'univers rapproche John enfant des plus grands poetes de I'inno- 
cence. Toujours il se souviendra et dans le miroir tendu aux annees 
il se reconnaitra : Sur un certain point, le John nevrose de soixante ans et 
le Johnny nevrose de neuf ans sont, gaje le sais bien, identiques. lis ont en 
commun la faculte de naitre, pour ainsi dire, de frais tons les jours'^. 
Ainsi, dans le prisme du temps, Powys enfant est-il, aux yeux 
de Powys vieillissant, un nevrose, et Ton observera la justesse 
d'une remarque faite en un temps ou il n'etait guere courant de 
placer les nevroses en si bas age : Powys est Fun des premiers a 
avoir franchi deliberement le pas qui separait la theorie psycho- 
logique de I'aveu personnel. Et meme s'il trouve nevrose I'enfant 
qu'il^ etait, Powys estime qu'il est reste identique, comme si de 
guerir ou pas n'avait rien change a son etre profond ~ proposition 
qui parait merveilleusement juste, meme si peu y agreent. Mais 
I'essentiel reste de savoir ce que Powys enfant pensait, ou plutot 
sentait, de lui-meme, si on veut voir quel role il s'attribuait a 
I'age oix on est encore completement hbre de s'inventer des roles : 
Je suis sur que je savais, sans en avoir jamais doute, que man univers, 
cet univers dans lequel j ' etais un magicien, etait plus, beaucoup plus qu'un 
univers pour rire ^ Bien sur c'est a travers la voix du Powys de soixante 
ans que nous parle cet enfant, mais on voit quel candide orgueil — 

1. Autobiographie, p. 64. 

2. id., p. 36. 



184 



le meme, assoupli et devenu comme transparent, deleste de toute 
vanite, qui traverse les dernieres pages de V Autobiographie — 
eprouve I'enfant qui se sent, qui se sait a part. Et comment mieux 
se sentir a part qu'au sein d'une petite communaute fraternelle ou 
de I'exceptionnel (Nellie et Philippa) a une normalite rassurante 
(Littleton et Bertie) se cotoient des individualites aussi inegales 
malgre leurs racines communes ? En un sens Powys a du s'eprou- 
ver, au sein de sa nombreuse famille, comme beaucoup plus 
unique qu'un fils unique. 

Ce n'etait pas quelque sauvagerie particuliere qui le difFerenciait, 
quelque repli plus ou moins taciturne ou morbide, un simple 
retranchement negatif, mais deja la volonte d'une activite occulte, 
I'appel d'une source invisible, le desir d'acceder a quelque pouvoir 
magique^. Mais les contemplations de I'enfant restent plus sen- 
suelles, et plus involontaires, que ne le seront les extases de 1' ado- 
lescent et de I'adulte. EUes sont des fixations, des temps d'arret, 
des haltes cuisantes et delicieuses qui ont, pour fasciner son imagi- 
nation, le surcroit de la solitude et du secret. Le desir d'acceder au 
pouvoir magique^ n'aboutit pourtant pas encore a I'exercice de ce 
dernier, qui reste pressenti mais lointain ; la vision, comme presque 
toujours chez I'enfant, reste a un stade esthetique, et s'il frole avec 
une persistance troublee, inquiete et ravie, le lieu du mystique 
pur, il n'a pas encore acces a ce domaine dont il detient deja les 
clefs mais dont seul le temps donne la porte. 
On se souvient du del vert, au debut de V Autobiographie, qui procure 
une satisfaction tellement physique... qu'elle se suffit a elle-meme, ne 
laisse place a aucune reverie complementaire^. L'enfant ne rationalise 
pas, et meme le vieillard dechiffrant son enfance s'interdit de le 
faire retrospectivement. La satisfaction a la quelque chose d'in- 
tense et d'animal. EUe est aussi comme une apparition fortuite 
qui ne vient rien reparer ni rien prolonger. Et c'est ce caractere 
accidentel, gratuit et merveilleux des visions d' enfance, qui a 
donne a Powys I'impatience de les retrouver plus tard et, partant, 
de les provoquer. Ces epanchements initiaux de I'etre face au 
\'isible laissaient deja presager cette etreinte etroite et consciente qui 
devait plus tard I'unir a la nature et lui faire eprouver, au cours d' extases a 
lafois psychiques et sensuelles, le plus prof and sentiment des fins dernieres 
de I 'existence^. Progressivement les extases derivees de la contem- 
plation de la nature prendront ce tour absolu, ultime : Le scintil- 
lement du soleil sur la mer est devenu, est reste pour moi le symbole 
toujours renaissant de I'enchantement qui pre'cipite le « moi » sur le « non- 
moi » dans un spasme de sensualite mystique. Ce qui importe ici, plus 
que la presence des elements, c'est la prescience que ce « moi » et 
ce « non-moi » peuvent etre reunis, vases communiquants dont le 

1 . Autobiographie, p. 36. 

2. id., p. 37. 



185 



goulet tenu est ce spasme qui participe encore de la sensualite mais 
tend deja vers une certaine forme de mystique. Le soleil, la mer, 
les elements ne cesseront de nourrir, de leur presence d'abord tra- 
gique et paroxystique (que Ton songe a Rodmoor) puis apaisee et 
bienveillante, les reveries powysiennes, mais ces reveries sont si 
fortes, si invincibles, qu'elles peuvent se passer meme de cette pre- 
sence visuelle des elements decors et temoins. Qui habite Corwen 
vingt ans montre qu'il sait se passer du soleil et de la mer, et que 
seul lui importe au fond le duel amoureux du « moi » et du « non- 
moi ». Partie des sens et du regard, I'extase deviendra cette ascese 
ou I'ame seule a la longue s'engouffre et se perd. 
Deja, dans la mythologie ou se complait Wolf Solent, la simple sen- 
sation est vite relayee par le gout du secret et un debut de ratio- 
nalisation qui tend a transformer les accidents de Fame en opera- 
tions de I'esprit. Certes il y a une enorme part de passivite dans 
cette descente de la conscience au fond de ce monde interieur de silen- 
cieuses extases cimmeriennes^ , il y a comme un apparent renoncement 
a ne vouloir plus etre qu'une feuille parmi les feuilles . . . parmi de grandes 
feuilles fraiches et calmes^... Mais le vrai sens de ce mouvement de 
regression fondamental n'est-il pas de se fondre en cela qui etait 
rorigine de toute conscience terrestre^? L'accoutumance au merveil- 
leux, la volonte de vivre dans un monde preserve, I'amour du 
recommencement (recommencement theatral, c'est-a-dire en fait 
erotique) amenent Wolf a eriger en systeme ses plongees derobees 
au puits de I'origine : la mythologie peu a peu devient un mecanisme 
mental qui lui etait habituel et qui le renseignait sur le sens profond de toute 
sa vie^. 

On pent lire en filigrane de Wolf Solent une confidence extreme- 
ment precieuse sur I'attitude des parents de John Cowper a 
I'endroit de ses propres rites caches. Que Powys nous parle ici de 
lui-meme ne fait pas de doute, et c'est un des silences de Y Autobio- 
graphic qui se trouve comble : la mythologie e'tait une operation qu 'il 
appelait « plonger dans son dme » et qu'il pratiquait secretement depuis ses 
jeunes annees. Dans son enfance, sa mere I' en raillait volontiers, ironique- 
ment scion sa maniere, et donnait en langage de nourrice a ces absences, a ces 
moments de distraction, un mm amusant mais quelque peu indecent. Son 
pere, lui, encourageait ces humeurs qu 'il prenait avec le plus grand serieux, 
et il traitait son fds, lorsqu'il etait sous leur charme, comme une sorte 
d' enfant magicien^. II est remarquable, et paradoxal en un sens, que 
ce soit du cote du pere que soit venu cet encouragement a une 
retraite que la mere avait tendance a assimiler, 1' allusion est claire, 
a des operations qui pour etre naturelles sont beaucoup plus du 



1. Wolf Solent, p. 30. 

2. id., p. 416. 

3. id., p. 17. 



186 



corps que de I'esprit. La mere, malgre son cote reveur et sa pro- 
pension a la melancolie, reste puritainement rivee au reel, et c'est 
le pere qui salt faire la fusion du corps et de I'ame et voir dans 
ces stations de I'enfant I'assouvissement maniaque d'un besoin 
quasi spirituel. Le cote anglo-saxon de I'une lui fait jeter un 
voile immediat sur tout ce qui est celebration du moi, done risque 
d'auto-erotisme, au lieu que les racines celtes de I'autre lui don- 
nent aussitot acces a la magie qui permet a I'enfant, comme Powys 
le dira bien plus tard des Gallois, de s'enfuir a Vinteneur de son dme, 
de se cacher dans son dme^. 

Mais la mythologie de Wolf, surtout, prend place dans I'histoire 
des defis de Powys. Le vieux dualisme de la Cause Premiere, dua- 
lisme invente parce qu'il fallait bien transcender le « mal », est 
partiellement aboli par Wolf au cours de cette pratique secrete qui 
etait toujour s accompagnee de I'orgueilleuse notion qu'il prenait part a 
quelque occulte combat cosmique entre ce qu'il choisissait d'appeler le 
« Bien » et le « Mal »^. Dans ce combat pour obtenir la paix de 
I'esprit, I'homme trouve des alliees en toutes les forces du cosmos 
refusant comme lui la fatalite du mal qui est I'invention du Crea- 
teur : S'il choisissait sa « mythologie », ce ser ait pour ne pas se soumettre a 
cette cause de toute soujfrance. Ce serait pour se liguer avec d'autres forces 
invisibles proches de lui-meme, des forces compatissantes qui, elles aussi, 
defiaient la Puissance inhumaine^. L'officiant de ces cultes imaginaires 
leur donne une telle place dans sa vie qu'il parvient a depasser 
les antagonismes anciens : il deracine le reel en s'enracinant en soi. 
Mais au fond de soi, que rencontre-t-il ? Le courant qui le fait 
communiquer avec tons les autres combats individuels, les seuls 
qui importent aux yeux de Powys, parce que ce sont les seuls qui 
ouvrent sur Tuniversel. II s'agit de rejoindre le grand combat de la 
Creation tout entiere; la creature n'est pas perdue et sans recours, 
et Wolf trouve le moyen, lui si solitaire, si sauvage, d'etre plus 
qu'un autre au coeur du monde : Sa « mythologie » avait toujours 
implique pour lui une sorte de participation mystique a une lutte occulte se 
poursuivant dans les profondeurs cachees de la Nature^. Et Powys, lui- 
meme longtemps desarme et separe par son combat pour trouver 
la formule unique de son etre, s'il a pu projeter ce combat dans le 
miroir changeant du visage de Wolf, c'est que son secret etait fait 
pour etre partage; unique, il n'en etait pas moins ressemblant. 
Celui qui fut consciemment un enfant magicien, n'eut qu'a res- 
susciter a travers le roman sa folic intime pour qu'elle se revelat 
familiere a d'autres, et brusquement exemplaire. 



1. « Welsh Aboriginals », in Obstinate Cymric, 1947, p. 17. 

2. Wolf Solent, p. 17. 

3. id., p. 465. 



187 



UNE GORGEE DU LfiTHfi 

Dans leur culte secret, cette quite furtive d 'un Saint-Graal non humain} 
comme il le dit a propos de Dorothy Richardson, les protagonistes 
des romans de Powys sont parfois sujets a d'etranges defaillances, 
qui trahissent I'origine somatique de ces elans de Tame, et le 
caractere irremediable d'exorcismes qu'ont toutes les echappees 
dans cet univers a la fois ethere et morbide. 

Au cours d'un des chapitres les plus beaux et les plus enigmatiques 
de Givre et Sang (c'est peut-etre la le point culminant du roman), 
Rook Ashover est pendant une promenade la proie d'une crise 
violente : les afFres de son mariage, I'incertitude de son destin 
ebranlent jusqu'au trefonds son etre, lorsqu'il a une vision mer- 
veilleuse et bienveillante, celle d'un jeune homme a cheval qui lui 
murmure des mots apaisants; ce jeune cavalier est-il un enfant 
qu'il rencontrait en ce lieu dans son adolescence, ou n'est-il pas 
plutot I'image de son futur fils ? Bientot la vision s'efface dans des 
bourdonnements et des murmures, qui lui parurent confus, obscurs et impe- 
netrables^ (ce qui est revelateur de 1' alliance du son et de la vision 
dans ces absences). II s'avere alors pour Rook, inlassable decryp- 
teur de ses propres illusions, que I'origine de son hallucination 
propice tient peut-etre a un refus du reel, a unefuite de I' esprit apres 
le choc violent d'une prof onde aversion physique^. II se souvient que ce qui 
absorbait son attention peu avant I'irruption onirique, c'etait une 
etendue de vase et de bouse au bord du champ ou il se trouvait. 
Et ce contact visuel avec le physiologique, le scatologique, 
I'informe, la lie du reel, lui avait donne, dans le desarroi present 
de ses sentiments, cette pensee lucide et amere : Quandj'ai vu que 
la vase etait de la vase, que la house etait de la bouse, j'ai compris que 
r homme doit s' accepter tel qu'il est, et que s'il n'y parvient pas , il ne lui 
reste qu'a se tuer pour en finir^ ! L'elementaire ramene 1' animal 
humain a 1' obligation de s' accepter comme petri de la meme boue 
que celle qui envahit les fosses et certaines reveries fangeuses. Et 
une fois de plus apparait comme indigne de la vie (ce melange, ce 
brassage virulent des contraires) celui qui ne peut s'accepter; c'est 
deja la grande le^on de Wolf Solent qui se profile : La vase, la bouse, 
tout me faisait songer que I'homme qui s'efforce de changer sa nature, ou 
celle des autres, n'apas droit a la vie^. Que I'homme a la recherche de 
son identite rencontre sur sa route la presence de I'excrementiel, 
voila un de ces traits d'ironie apre ou excelle Powys. Rook Ashover 
en vient a douter si la vision n' etait pas due a un evanouissement 
physique, si tout ne fut pas reve : Je me demande si je ne suis pas 
tombe, si je ne suis pas reste etendu sur la route comme, au dire de Mere, 

1. « Dorothy Richardson », in Toils pointus, Mercure de France, 1965, p. 37. 

2. Givre et Sang, p. 249. 

3. id., p. 252. 



188 



Iliiiiiiiii 



lorsquej'etais enfanf^. La mere preside done de loin aux « absences » 
enfantines, et son apparition prefigure ici celle de la mere de Wolf 
qui confond trop aisement avec des rites physiologiques les distrac- 
tions extatiques de son fils. De la vient la toute-puissance clan- 
destine de ces instants de defaillance corporelle qui ouvrent 
soudain le champ a de radieuses visions. 

La reponse que Rook comme Wolf — comme Powys lui-meme au 
terme de V Autobiographie — donnent a ces crises passageres mais 
toujours latentes, c'est une mythologie plus forte et plus pro- 
fonde encore que les mythologies personnelles, c'est le bonheur de 
I'oubh. Rook revient a lui et decide (toujours ce passage de I'acci- 
dentel au volontaire, du fortuit au reflechi, du sensuel au mental) 
d'utihser desormais a des fins precises I'oubh de ce qui lui pese ou 
le menace dans son integrite : « Je suis assez fort pour survivre a ces 
crises » se dit-il. « Je peux boire ma gorgee du Lethe, je peux les outlier 
toutes. » // regarda autour de lui, dans un retour de sa passion instinctive et 
impersonnelle pour le visage perpetuellement mouvant de la vallee de la 
Frome. « Les outlier toutes » se repeta-t-il, et des profondeurs de son dme 
jaillit en direction de ces pdturages verts, de ces tois touffus, de ces nuages 
a la derive, la priere muette qu'il puisse demeurer jusqu' a la fin leur adora- 
teur sans crainte et sans tourment^. Ce n'est pas une resignation que ce 
recours a I'impersonnel oubh. Plutot, aux yeux de Powys, une 
multiphcation, un accroissement de I'etre. Pour lui, la connais- 
sance passe par le denuement, 1' acceptation de soi par cette tenta- 
tion suicidaire que traversent souvent ses heros, et le bonheur, 
naturellement, est un bonheur d'apres le Lethe : Mus n'arrivons a 
vivre, tons autant que nous sommes, que grace a notre pouvoir d'outlier. 
C'est Id le don supreme de la Nature. « Vivre selon la Mature », c'est pos- 
seder le pouvoir d' outlier. JVul Arhre Sauveur n'a jamais remplace la 
Fontaine du Lethe qui coule en nous, eaux precieuses dans lesquelles les 
nevroses peuvent apprendre djeter toutes leurs miseres^. Toujours ce cou- 
rant secret qu'il faut rejoindre, cet inconscient innomme mais 
omnipresent ou les blessures se cicatrisent d'elles-memes, cette eau 
premiere, enfouie, prisonniere de notre ame et qui seule la libere. 
Le temps est passe ou Powys choisissait pour exergue a ses poemes 
les vers de Keats : 

J\fon, non, ne va pas au bord du Lethe, n'arrache pas 
L'aconit aux racines drues — son sue est veneneux. 
Plus jeune, il prenait I'oubh pour un gouflfre dangereux oil se perd 
ce qu'on aime autant que ce qu'on fuit; il a appris a transformer 
I'oubli en une reserve de renouveau, en un passage purificateur a 
travers un stade anterieur, et impersonnel, de la conscience, qui 



1. Givre et Sang, p. 251. 

2. id., p. 252. 

3. Autobiographie, p. 587. 



189 



ne laisse subsister que les images et les pensees propices. Powys a 
decouvert que I'oubli aussi sera ce que Fhomme en fait. 
Dans VApologie des Sens, s'efForgant d'inventer une nouvelle religion 
— paiienne, il s'entend — , il propose comme commandements 
sacres cette « formule magique » : Enjoy - defy - forget. (Savoure - 
defie - oublie) . Et il precise : Savoure I'univers... defie Dieu en meme temps 
que tu le remercies du don de la Vie ; oublie le mat qui est en Dieu et qui est 
la cause de toute souffrance^ . Mais I'ordre veritable des commande- 
ments serait plutot : « Defie. Oublie. Savoure. » Car le defi mene a 
la crise, qui se resout par I'oubli, au sortir duquel les extases, 
jusqu'alors fortuites et menacees par le retour des sequelles nefastes 
du reel, sont desormais assurees; c'est grace a I'epreuve de I'oubli 
que I'homme revenu a lui pent embrasser I'univers inhumain. 
Ainsi peu a peu le detachement qui nait de I'oubli apparait a 
Powys comme une vertu majeure de son credo ethique. Detache- 
ment de I'humain, du trop-humain; detachement de la societe, 
detachement du present, detachement meme de I'univers qui 
semblait I'objet de son elan de desir : Nous sommes des hommes; et 
c'est le destin des hommes de se detacher de I'univers afin de gouter I'uni- 
vers^. On ne pent atteindre que ce a quoi on a deja renonce; on ne 
pent garder que ce qu'on a d'abord quitte. II faut se detacher 
surtout pour savoir quel est son vrai heu. Se detacher, c'est ce que 
font Rook Ashover, Wolf Solent, Dud No-Man, le premier avec 
une indetermination froide et lasse qui sent sa fin de race, le 
second avec le farouche egotisme de I'amateur eperdu de sensa- 
tions non humaines, d'autant plus precieuses qu'elles ne sont pas 
partagees, le dernier dans un pietinement entete et une sombre 
economic de soi-meme. Se detacher, c'est ce que fait Powys, tout 
un temps de sa vie, jusqu'a etre assez detache, assez desincarne 
(decarnated) pour pouvoir choisir a quoi il souhaite se rattacher, 
en quoi il desire s'incarner. La fuite qu'il appelle son antinarcis- 
sisme^ est une therapeutique de salut. 

UNE IVRESSE D'IDENTIFICATION 

Le don d'ubiquite, reve delectable, est sans doute, avec le don 
d'invisibihte,^ son jumeau, un de ceux qui a le plus violemment 
torture certains poetes. II leur apparait comme la reponse impos- 
sible a un reel trop sur de ses prerogatives et de la Hmite indivi- 
duelle oia les creatures sont detenues et tenues de ne jamais quitter 
leur enveloppe charnelle. Powys, lui, n'en a guere souflTert. Depuis 
son plus jeune age, il connaissait, sans I'avoir jamais vraiment 

1. Apologie des Sens, p. 277. 

2. L'Art du Bonheur, p. 21. 

3. « Ma Philosophic », in Obstinate Cymric, p. 145. Granit, p. 374. 



190 



« decouvert », le sentiment de pouvoir couler au-dedans des objets qu'il 
regardait, emporte par une ivresse d' identification^. 
Tel qui reve de s' eloigner de soi risque de ne jamais y parvenir, 
mais la nature se laisse vaincre par I'impudent qui decide de la 
battre en breche et de la detourner a ses propres fins. Powys n'a 
cesse de s'y employer, et s'il est parvenu progressivement a des 
stades rarement atteints dans la souplesse de I'ego, dans la mobilite 
et I'elasticite de Fame, il en a le merite presque ascetique. II a per- 
fectionne, amplifie, et aiguise sans relache cette aptitude ; et contre 
les rebuffades et les complexites mesquines de la vie, il a erige en 
defense une forme de fluidite de I'ame qui lui permet, comme a 
Wolf dans ses rapports avec les inventions modernes ennemies, de se 
glisser dessous, dessus, autour, comme Vair, comme la vapeur, comme Veau^. 
L'enfant magicien avait commence son periple par une appro- 
priation et une penetration des elements ; et c'est aux elements que 
Powys s'identifie d'abord, surtout parce que, recherchant un 
plaisir, le plaisir elementaire d'etre, il veut fusionner avec les realites 
les plus poreuses, les plus ouvertes, aeriennes comme son ame. 
C'est le cri de Wolf, aveu direct de son createur : Sije nepuisjouir 
de la vie... en m'absorbant totalement, comme un enfant, dans ses plus 
simples elements, mieux vaudrait ne jamais etre venu au monde^ I 
Une ame si mobile, entrainee par une volonte motrice a la fois 
endurante et comme joueuse, pouvait mener Powys dans des voies 
bien distinctes : a I'improvisation perpetuelle, au travesti mental, 
ou bien au lent approfondissement d'une verite diffuse. Or il se 
trouve qu'il n'a neglige aucun des chemins possibles, et qu'il s'est 
empare successivement de tous les biais qui s'offraient; ce qui 
le conduisit a des demarches apparemment contradictoires, mais 
qui toutes avaient le meme sens : la vie est faite pour etre contour- 
nee, detournee, le reel est la pour etre franchi. 
J'aime avoir V impression d'etre une tres vieille marionnette'^ , confie 
Powys dans V Autobiographic. Cette recurrence du theatre d'enfance 
— qui vient certainement de Weymouth! centre et circonference tou- 
jours de ma vie mortelle — est hee au bonheur de la parade et au 
desir du soliloque ininterrompu. Dans ses romans les traces inde- 
lebiles de ce gout abondent, du Punch and Judy des Sables aux 
dialogues de Up and Out, ou Dieu et Diable evoquent irresisti- 
blement deux tres vieilles marionnettes , qui avec I'age (ou parce que 
leur montreur s'amuse a ce jeu malin) ont fini par avoir presque 
la meme voix. Powys est de ces createurs qui gardent souvenance, 
au coeur du drame le plus subtil, du tribunal sommaire du guignol 
et de la relativite comique des choses humaines, Dieu et Diable 



; . Autobiographie , p. 64. 

2. Wolf Solent, p. 654. 

3. id., p. 652. 

4. Autobiographie, p. 249. 



191 



tels que les voient les hommes-enfants n'etant somme toute que 
des poupees usees, bouffonnes et poignantes. Chez Powys, comme 
chez Rabelais ou Jarry, le mariage du poete lyrique et du mon- 
treur de marionnettes confine souvent au genie, et s'il a ose tracer 
de Sylvanus et de Dud ce portrait cruel, n'est-ce pas que sa ten- 
dresse se portait toujours sur les figures d'un petit theatre pueril, 
un peu trop grimagantes, aux gestes heurtes, au sourire fige et 
impenetrable, et dont le timbre de voix parait presque faux, alors 
qu'il est la voix la plus vraie peut-etre du montreur invisible et 
omnipresent? Powys est Sylvanus, est Dud, et sa cruaute appa- 
rente est une pi tie dont il faudrait, pour trouver I'egale, se tourner 
vers I'auteur de / 'Idiot. 

A peine moins ancienne que cette fascination pour des doubles 
caricaturaux et presque asexues, est la propension proteenne a 
s'imaginer sous les traits d'une femme : Mon dme peut changer de 
peau aussi facilement qu'un serpent. Elk reussit les plus curieux tours de 
passe-passe. Elle peut, par exemple, trouver un plaisir extraordinaire a se 
donner V impression d'etre une jeune jille. Cette derniere metamorphose est 
de celles avec lesquelles mon imagination aime par-dessus tout a jouer^ . 
Mais si I'imagination peut se donner aussi libre cours, n'est-ce pas 
qu'une part de Vanima vagabonde et onduleuse de Powys est pro- 
prement feminine ? Dans sa poursuite des sylphides sur les plages, 
il laisse cette part predominer et le metamorphoser, lui I'inlassable 
-voyeur, en une figure feminine a son tour : Je contemple mes sulphides 
comme si j'etais une autre sjlphide ou, si vous aimez mieux, comme une 
salamandre contemplerait les formes ravissantes d'une ondine^. Peu 
importe si Tissue de la metamorphose est incertaine : Powys 
n'hesite a s'imaginer sylphide que par un trait de cette humilite 
psychique^ qu'il preconisera, et la salamandre n'est ici qu'une syl- 
phide ayant subi quelque charme, une sylphide envoutee par 
d'autres sylphides. Powys est captive de retro uver cette tentation 
et ce pouvoir chez des genies qu'il sent animes de la meme mobihte 
ambigue : Plusjeplonge dans leiir ceuvre, pliisje constate que Shakespeare 
et Dosto'iewsky ont eu le pouvoir magique de se changer en femme. C'est la 
le point essentiel et c 'est la que nos critiques modernes se montrent si homes. 
Le sens du mot Imagination leur echappe^. Affirmant le primat de I'ima- 
gination, Powys recuse une fois de plus les hmites donnees du reel. 
Changer de visage, fuir I'identite, n'est-ce pas la consolation de 
garder irremediablement son visage, de connaitre les detours tous 
previsibles de son etre? 
La merveille est que dans cette gymnastique de I'ame, le corps 



1. Autobiographie, p. 249. 

2. id., p. 250. 

3. « Ma Philosophie », p. 1 70. Granit, p. 368. 

4. Autobiographie, p. 454. Powys developpera amplement ce theme de Tambiguite de 
Dostoiewsky dans son extraordinaire essai de 1947. 



192 



n'est point absent, et meme qu'il agit de concert avec la volonte 
pour arracher I'ame a sa fixite. Cette maniere serpentine de se 
couler dans I'illusion d'etre une femme (ou son double modeste, 
une salamandre) est liee a des emotions momentanees tres fortes, 
qui aident a la metamorphose mentale, et conduit a une espece de 
renversement de Fame et du corps, ou la premiere affine et par- 
vient presque a diminuer le second : I'ame emue a I' impression de se 
diver ser dans mon corps comme de I 'air ou de I'eau, de se I'assimiler, de le 
transpercer avec I'emoi qu'elle eprouve. Dans ces moments-la, je me sens 
aussi leger que I' air et plus mon exaltation est vive plus je deviens frele, 
fluet, fragile de corps! Oui, c'est un fait vraiment bien etrange et bien 
curieux : plus je suis transports de bonheur en presence d'un etre ou d'une 
chose, etplusj'ai Vimpression d'etre une jeune fille^ . De cet allegement 
ressenti du corps, on trouvera trace plus tard dans des techniques 
tout a fait volontaires et maitrisees^ Ce n'est point que Powys 
cherche a diminuer le corps en tant qu'obstacle; pour lui le corps 
n'est pas un reel obstacle, mais un receptacle de sensations bonnes 
ou mauvaises (et dans cette distinction, il ne songe qu'a leur qua- 
lite, non pas a leur pretendue « moralite ») . II faut done diminuer 
le corps non pas pour le nier mais pour permettre a I'ame d'en 
franchir la parol, apres quoi I'ame errante ramene au corps sa 
pature, car I'extase oii elle atteint se propage a tout I'etre. A partir 
de Wolf Solent et de VApologie des Sens, Powys n'est plus un puritain 
secretement ennemi du corps, il est un paien spirituel qui mene le 
corps ailleurs que ne I'a pu aucun materialiste. 



L'AGTE ICHTHYEN 

Ces echappees, ces fuites, il les designe de fagon plus concertee au 
debut de son deuxieme Art du Bonheur de 1935, qui est sans doute 
son essai le plus accompli d'avant la guerre, celui dont la traduc- 
tion manque le plus pour saisir les problemes vitaux que Powys 
eut, plus qu'un autre, a affronter, et les solutions qu'il leur apporte 
victorieusement. Ce petit livre, qui est comme une longue le^on 
passionnee, recele I'essence concentree des resultats de V Autobio- 
graphic ; car les livres de Powys sont tons le reflet d'un resultat 
precis obtenu au creuset de son alchimie mentale^. 

1. Autobiographie , p. 384. 

2. Exposees notamment dans In spite of, p. 65-67. 

3. Au fur et a mesure que I'oeuvre progresse, ces « resultats » ont des repercussions a la 
fois de plus en plus larges et singulieres, ce qui explique que plus de lecteurs trouveront 
leur compte dans Wolf Solent que dans Camp retranche, mais que la le^on de ce dernier 
livre, plus secrete, est aussi plus forte pour qui I'entend. En ce sens — et celui-la seul — - 
Powys est un auteur « esoterique », lui qui ne croyait guere a I'esoterisme classique, mais 
croyait a la possibilite de retrouver la magie primitive, et d'aller plus loin encore par des 
voies bien plus simples. Le vrai esoterisme de ses derniers recits, c'est que seul celui qui 
a penetre tous les livres anterieurs y accede, I'osuvre etant I'unique chemin qui mtoe a 
son propre terme. 



193 



C'est a une domination des echappees que nous invite VArt du 
Bonheur. II serait eclairant d'esquisser un parallele entre les opera- 
tions de 1' esprit que relate ici Powys et les instants transcendants 
privilegies de certaines mystiques. 

Le mouvement essentiel que nous decrit Powys est un mouvement de 
I' esprit qu'il appelle I'acte Ichthyen parce qu'il offre une ressemblance 
eloignee avec le bond d'un poisson kors de I'eau, dans I'air, et sa retombee 
dans I'eau^. Ce mouvement, il I'invente pour I'opposer, bien sur, a 
la pression qu 'exerce sur nous un tourment mental, et nous devons consi- 
derer ce sombre moment comme un defi a noire esprit, un defi a nous mesurer a 
Vennemi invisible dans un combat mortel. A ce double defi repond 
done une fois encore un exorcisme, non plus vague et sensuel, 
animiste et a demi inconscient, mais mental et entierement mai- 
trise : Ce que je veux dire par « acte ichthyen », c'est amasser rapidement 
tous les maux de votre vie — comme si vous les transformiez en un seul 
element qui vous entoure completement — puis effectuer un bond farouche 
de votre identite intime, un bond qui vous porte, meme si ce n'est qu'un ins- 
tant, a I'air libre. En cet instant vous plongez a travers les maux amasses 
de votre vie et vous vous en echappez, non pas par la force d'un changement 
exterieur de condition, oupar I'espoir d'un tel changement, mais uniquement 
par une revolte spasmodique contre eux, une revolte au cours de laquelle 
I' esprit indestructible qui est au fond de votre dme refuse de ceder^. Ce 
processus est done la rencontre et la fusion de deux aptitudes fon- 
cieres de Powys, celle de resoudre I'hostilite ressentie comme un 
defi par un exorcisme conduisant a I'apaisement, et celle de diri- 
ger, au moyen de son esprit, I'echappee de son ame, en une sorte 
de dedoublement qui est en meme temps la saisie de soi : Du 
moment que, comme le dit Heraclite, « toute vie est une guerre », la paix de 
I 'esprit ne s'acquiert que grace a une lutte perpetuelle et... il faut farouche- 
ment I'empoigner pour la tenir ferme^. A ce bond comme a cette 
empoignade, on mesure ce que les precedes powysiens ont d'actif 
et presque d'agressif, et que la fiiite chez lui n'est jamais synonyme 
de passivite, mais bien toujours une revendication furieuse et pres- 
que apre d'un bonheur, de ce calme interieur qui est un clair miroir^. 



LE SECRET IMMORTEL 

Powys accordera plus tard volontiers que cette volonte de fuite 

— Toute ma vie,je n'ai cesse defuir, et surtout,je me suisfui moi-meme^ 

— etait issue d'une nevrose, qui prolongeait les extases premieres 
dans la volonte de se quitter. On comprend alors que la mytholo- 
gie apparemment egotiste, le retranchement en soi, etait la 

1. L'Art du Bonheur (1935) , p. 28. 

2. id., p. 29. 

3. Autobiographic , p. 564. 



194 



premiere etape d'une operation aux prolongements multiples. La 
fuite oblige celui qui fuit a une perpetuelle mobilite, a une sou- 
plesse dans les metamorphoses qui lui permettra de varier les 
genres de fuite, jouant alternativement sur I'une ou I'autre des 
dispositions de sa nature changeante. Comme un refrain, a travers 
toute I'oeuvre, des essais aux romans, retentit I'egoiste conseil : // 
n'est qu' une f agon d'echapper a la destruction qui menace vos moments 
heureux, et c'est la meme echappee que vous avez du pratiquer sans cesse en 
d'autres difficultes. S'enfuir ! C'est Id tout le secret mental, le grand secret 
sage et liberateur, le secret immortel^. La profondeur du secret pent se 
mesurer a sa simplicite : il n'est point besoin d'initiation ni 
d'intercession pour etre sage, il suffit d'etre libere, et pour etre 
libere, il suffit de le vouloir, ou parfois simplement de le dire. Et 
la vraie decouverte, la nouveaute profonde a laquelle Powys est 
parvenu en ce domaine reside dans sa confiance absolue (de pretre 
et de barde) en la parole comme pouvoir de metamorphose; a 
preuve, cette simple petite phrase glissee comme en passant, et 
qui bouleverse les perspectives : L'homme sage passe sa vie a s'enfuir 
au loin. Mais par bonheur il peut s'enfuir au loin sans bouger d'un pas'^. 
Pour celui qui, dans cette incidente, a atteint une telle vue des 
choses, tout bascule. Comme nous sommes loin (loin, precise- 
ment...) d'une vaine rhetorique qui inverse les termes d'une pro- 
position sans les peser! Car une telle affirmation a des consequen- 
ces inevitables dans la vie; elle est un formidable rempart de 
confiance (proprement religieuse) contre les assauts du doute, ce 
doute meurtrier auquel Powys, jadis esthete pour eviter de souf- 
frir, a longtemps sacrifie; elle est surtout une breche pratiquee 
dans les frontieres temporelles et spatiales, dont la puissance serait 
reductrice sans le secours arme de I'imaginaire, de I'imaginaire 
vecu. 

Voila le maitre secret de toute I'entreprise powysienne — vivre 
rimaginaire. C'est I'une des grandes legons de cet homme, non 
seulement de son oeuvre mais de sa vie. Je suis alle a Blaenau- 
Ffestiniog, j'ai vu ce ciel clos par la brume perpetuelle, cette 
montagne comme la porte de I'enfer, et j'ai compris a quel point 
Powys, lorsqu'il est alle y vivre, etait devenu invulnerable. Pour 
choisir ce lieu entre tons a 80 ans passes, faut-il n' avoir besoin de 
rien, atteindre, sans bouger d'un pas, le lieu reve que Ton se donne, 
le paradis que Ton s'invente et qui devient la vie meme! Powys 
avait rencontre en lui tres vite son enfer, on peut dire que son 
purgatoire se sera etendu sur vingt ans de creation (de Bois et 
Pierre a Camp retranche, qui marque un terme crucial dans I'oeuvre), 
apres quoi regne sans brisure I'eden de I'intemporel qui est comme 
la fuite supreme. Powys a experimente jusqu'a la supreme sagesse 

1. L'Art du Bonheur (igs^) , p. 45. 

2. « La Magie du Detachement », in The Aryan Path, vol. iv, n°io, 1933. 



195 



(c'est-a-dire, si Ton veut, jusqu'au supreme delire) la vraie magie 
du Detachement, cette magie qui vous rend possible d'etre en un lieu — 
comme Vhomme assis sur la pierre nue pres duflux de I'eau — et pourtant 
d'etre an caur du soleil flamboyant et a la circonference de I' ether divin^. 
Oui, c'est jusqu'au coeur du soleil que dans Tout ou Rien, Powys 
poursuivra a travers une creation onirique sa propre fuite, et du 
monde et de soi. Et avec Homer e et I'Sther, ce n'est pas a la cir- 
conference de I'ether physique, mais dans la voix meme de I'fither 
divinise qu'il elira refuge afin d'observer, et a la fois d'animer, par 
la bouche d'Homere, le recit de la guerre de Troie, symbole de 
reternelle guerre quotidienne des hommes, cette guerre dont il 
nous appartient de nous detacher pour quitter la part de nous 
trop humaine, et nous garder de tout vain combat. 
Cette remontee du temps, qui conduit Powys d'Owen Glendower a 
Porius et d' Atlantis a Homere, est une fuite croissante de la civilisa- 
tion et du present, la recherche de plus en plus sereine d'un abri 
d'oii il puisse voir et entendre « le bruit et la fureur » du monde 
des vivants. Le grand jadis, grec ou gallois, ou il choisit de se 
retrancher, pent meme devenir, dans ses ultimes fantasmagories, 
un grand futur improbable. Mais c'est toujours un grand lointain, 
ou pour parvenir il n'est meme plus necessaire de faire un seul 
pas. Le demiurge de Corwen et de Blaenau, resolument immobile, 
est aussi le plus obstine fugitif de son temps. 



FRANgOIS XAVIER JAUJARD 



I . « La Magie du Detachement ) 



196 



^ m 



LES TRAVAUX ET LES JOURS 



Je suis peut-etre un Adorateur des Pierres et vous etes peut-etre 
un Adorateur des Icones, mais au benefice de ce livre^ je crois qu'il 
vaudra mieux faire semblant, vous et moi, de soutenir le dogme 
d'un materialisme athee. Pareil deguisement ne sera nuUement 
facile car nous sommes tellement lies a notre propre passe et au 
passe de notre race qu'il faut nous battre pour liberer notre esprit, 
meme aujourd'bui, de I'idee que I'univers comporte un dessein 
conscient; mais puisqu'il existe beaucoup d'hommes et de femmes 
qui se sont effectivement libere 1' esprit, meme si leur liberte appa- 
rait aux autres dechirement fanatique et desolation, je tiens a faire 
de mon « art du bonheur » un systeme assez ouvert pour seduire 
le plus austere adversaire de 1' opium des religions. 
Eh bien, comme dirait Whitman, « qui que vous soyez », pensez 
que vous etes absolument seul dans un univers incomprehensible. 
Quant aux autres qui vous sont proches, qui sont une part de votre 
vie la plus intime, il vous faut aussi les inclure dans cet aveugle 
chaos sans but et sans dieu qui vous entoure de tous cotes. 
Et dans ce terrifiant tourbillon de choses etrangeres, de quoi etes- 
vous maitre? D'une seule et unique chose, vous-meme! C'est le 
pouvoir auquel Socrate attachait tant d'importance. Et c'est apres 
tout Facte le plus profondement rehgieux dont I'ame humaine 
soit capable. C'est en fait I'adoration de la Vie en elle-meme, qui 
a pour eternelle litanie : « Bien que tu me tourmentes, je me 
rejouirai a travers toi ! » Notre prochaine etape sera de suggerer 
la methode la plus habile pour utihser les petites hakes et les petits 
plaisirs de tous les jours qui parsement les travaux de notre vie. 
La Nature y occupe la premiere place, et ce qui importe dans 
I'interet que nous portons a la Nature est qu'il ne devrait pas se 
Hmiter aux phenomenes les plus saisissants et les plus grandioses, 
mais se concentrer sur les aspects qui nous sont accessibles a tous 
et a tous familiers. 

I. L'Art du Bonheur. 



197 



Parmi tous ces aspects je placerais d'abord les Quatre filements 
traditionnels. Ce sont ces mysterieuses presences qu'il vaut mieux, 
pour ce qui concerne notre bonheur, considerer comme faisait 
Goethe selon Spengler, d'un mil physiognomique , qui les revele a nos 
sens, plutot que d'un oeil scientifique, qui les fait apparaitre 
comme autant de vibrations electroniques. 

Nous devrions toujours etre sur le qui-vive pour trouver des sub- 
stituts vivants a Feffroi religieux devant la vie que notre espece 
a si longtemps cultive. Supprimer tout sens religieux de la maniere 
absolue conseillee par Lucrece me semble tristement negliger un 
instinct naturel monstrueusement perverti. Et notre attitude face 
aux quatre grands elements, a la terre, a I'ether divin, la mer et 
toutes les eaux, le soleil et la lune et tous les corps stellaires, le 
vent et la pluie et le gel et la rosee, les mouvements des nuages et 
la succession des saisons, les tenebres elles-memes lorsqu'elles se 
melent au mystere des deux crepuscules — notre attitude devrait 
impliquer tous les sentiments exprimes par le mot « adoration », 
devrait etre le vrai substitut de la religion, le seul peut-etre, a part 
la pitie qu'inspirent la chair et le sang, que le scepticisme de notre 
epoque nous permet. 

Et venant apres ce sentiment a I'egard des elements primordiaux, 
apres cette reponse donnee a tous les aspects de la terre et du 
soleil et du vent et des eaux qui s'infiltrent jusqu'a nous par les 
crevasses de nos preoccupations pratiques, je crois que notre sen- 
timent de loin le plus important est I'indescriptible frisson qui 
nous saisit au hasard de certains spectacles de la vie, de certains 
assemblages de choses et de gens, pas necessairement beaux mais 
qui donnent a notre existence, soudain, une intensite magique. 
Cette intensite s'accompagne souvent de I'etrange sensation que 
nous avons ete deja emus precisement par ces choses dans une vie 
differente, dans une autre vie. C'est peut-etre la une illusion et il 
est possible que le bonheur aigu que nous eprouvons soit simple- 
ment du a un souvenir inconscient de nos plus jeunes annees. 
Mais d'oii qu'elle vienne, cette subtile emotion est telle qu'elle 
rachete tous les chagrins, et nous apporte un merveilleux instant 
de_ reconnaissance comme si, pelerins d'un lointain ailleurs, nous 
avions deja suivi cette meme route. 

Mais je voudrais donner quelques details concrets sur ces senti- 
ments evasifs auxquelsj 'attache tant d'importance. 
Une sensation dont j'ai toujours senti qu'elle etait penetree par 
cette emotion, c'est la curieuse blancheur metallique de I'eau juste 
avant la tombee de la nuit. II y a dans cette blancheur particu- 
liere quelque chose qui evoque tous les relevements mystiques qui 
aient jamais existe, toutes les batailles perdues et toutes les causes 
perdues qui aient jamais existe dans la longue succession des vies 
humaines. 



198 



Un autre phenomene dont j'ai toujours le sentiment qu'il remue 
d'etranges richesses dans le fond de notre ame, c'est 1' aspect tout 
particulier de n'importe quel objet ancien use par le temps et relie 
a I'humain quand il se profile sur un paysage de vaste etendue. Ce 
pent etre un poteau, ou un groupe de poteaux laves par I'eau et 
dresses dans une longue endurance mystique devant la ligne d'un 
ciel lointain, ou un horizon d'eau, et qui attire notre esprit vers 
I'infini. De la nature de cet infini, ce vieil objet ronge par les 
vers, ce vieux poteau par exemple, vient a participer par des cor- 
respondances et des affinites inconscientes ; ces elements qui « sont 
eux-memes anciens » repondent a la nature de cet Inanime desole 
et I'appellent sans fin a partager leur immunite contre la des- 
truction. 

Une autre vision fortuite a la portee de tons et qui possede le 
singulier pouvoir de fi"apper I'imagination est celle de n'importe 
quel fragment de toit ou de mur pergu dans la lumiere du soleil 
levant ou du soleil couchant. Le simple fait de cette presence, 
immobile et ainsi transfiguree, avec les immenses abimes de fair 
ou du soir, le sentiment que nous sommes sur le seuil d'un pays 
enchante, ainsi transfiguree, avec les immenses abimes de Fair qui 
s'enfoncent derriere elle dans I'espace illimite, evoque, tandis 
qu'elle repose sur le calme mystere de I'aube ou du soir, le senti- 
ment que nous sommes sur le seuil d'un pays enchante ou pent 
entrer notre ame pour y trouver la solution de tous les paradoxes 
de la vie. 

II y a des milliers d'autres objets semblables dans le voisinage le 
plus sinistre, mais nous ne pouvons decouvrir leur secret avant 
d'avoir appris a demander a la Nature non pas tant la beaute ou 
le pittoresque qu'un certain pouvoir poetique de suggestion qui 
oriente I'esprit vers une longue perspective de reveries imprecises. 
Mais un autre aspect encore de la Nature oil lefamilier devient sou- 
dain insolite — • cause essentielle de ces brusques et incomprehensi- 
bles vagues de bonheur qui nous emportent en de si etranges 
traversees vers les rivages recules du pays que notre coeur desire — 
est le spectacle d'une seule branche, aux larges ramures, d'un arbre 
au loin qui, tandis qu'on le contemple, semble flotter sur un mys- 
tique ocean d'air, d'air si transparent et liquide, si pret a dispa- 
raitre, qu'il semble que la branche qui s'y repose attire vers elle, 
de cette immensite, le secret meme de la vie et de la mort. Je dis 
« de la vie et de la mort » parce que ceux qui desirent connaitre 
avant de mourir ce qu'est le bonheur veritable feront bien de tirer 
le plus grand parti du sentiment qui nous vient a tous quelquefois, 
peut-etre lorsqu'apparait la plus legere bouffee de vapeur rosee 
flottant vers I'ouest quand tout le reste du ciel est noir, ou quelque 
autre presage le long du chemin : le sentiment que nous sommes 
au bord de joindre si etroitement la vie et la mort qu'elles 



199 



fusionnent, et que la terreur de la mort, ne regnant plus seule. 
va dans un instant se transmuer en autre chose. 
Ce que nous eprouvons a ces moments-la est plus significatif de 
nos sentiments qu'en toute autre occasion, mais nous I'oublions 
volontiers quand nous sommes d'humeur cynique. 
Ce qu'il semble apporter avec lui, ce sentiment profond et repete. 
relie de si pres a toutes sortes d'effets passagers de lumiere et 
d'obscurite, c'est I'intuition que la vie et la mort ne sont pas des 
contraires absolus, mais fatalement melees I'une a I'autre; qu'elles 
sont en verite I'expression a deux tranchants d'une troisieme chose 
qu'il est hors du pouvoir de notre raison de concevoir. 
A la base de tout bonheur durable se trouve une reserve de tous 
ces moments singuliers; leur valeur est prouvee par le fait que 
lorsque nous evoquons quelque long moment de notre passe, 
miseres et ennuis s'effacent alors que de flottantes impressions 
d'une sensualite elusive demeurent, comme I'essence meme des 
annees disparues. Et elles sont bien I'essence de ces annees, et de 
toutes les annees de notre vie, et s'il existe une memoire planetaire 
de notre antique terre, qui recele longtemps apres notre mort ce 
que nous avons eprouve, ces moments-la en seront I'essence 
immuable, notre apport personnel a la conscience tellurique. Ce 
qu'il faut, c'est employer votre volonte pour forcer I'instant a 
devenir passage vers I'eternel. 

Ne comparez jamais le present au passe. N'anticipez jamais sur 
I'avenir. Reprenez-vous a la seconde meme ou vous alliez vous 
plaindre d'etre ici plutot que Id. 

On a trop fait cas de I'esperance. Plus vous serez philosophe, moins 
vous aurez d'esperance. De tous les actes mentaux, esperer est le 
plus anti-philosophique car il implique que vous echouez a accom- 
plir la supreme metamorphose du present en eternel. 
« L'espoir trompe brise le coeur. » Eh bien qu'il aille au diable ! 
Et au lieu d'appeler de vos voeux des changements imaginaires 
dans votre vie, ou d'esperer ceci ou cela, a I'instant ou vous avez 
le temps de prendre conscience, a la seconde oii il vous est possible 
de regarder autour de vous pour denombrer les choses, faites reso- 
lument I'efFort de transformer ce que vous voyez, fut-ce le plus 
sinistre assemblage d'objets, pour y trouver quelque signification 
poetique. L'important est de cultiver en vous la faculte d'annuler 
ce qui parmi ces objets vous deplait, de le rendre invisible, et puis 
de vous concentrer sur ce qui plait, meme lointainement, a votre 
imagination, sinon a vos sens. 

Obligez les objets qui vous entourent, meme hostiles, a ceder a 
votre resolution et a votre defi : vous affirmer a travers eux et 
contre eux. Saisissez I'instant a la gorge. Ne cedez pas a la fai- 
blesse d'attendre que cela change. Creez le changement en mobilisant 
les forces spirituelles du fin fond de votre etre. C'est une attitude 



200 



d'esprit que I'habitude peut rendre automatique si vous la repetez 
constamment. Violez I'mstant au passage. II ne passera peut-etre 
plus jamais; et c'est peut-etre bien sa mediocrite meme, si vous 
le saisissez assez fort, qui ouvrira une issue vers I'eternel. 
N'attendez jamais I'avenir; ne regrettez jamais le passe; faites 
en sorte que le present serve ensemble d'avenir et de passe. Et si le 
present est une souffrance absolue, levez malgre tout la tete, comme 
en eut le courage meme le criminel Macbeth... 
Mais supposez que vous regardiez les gouttes de pluie sur votre 
fenetre, ou la ligne droite d'un toit contre un ciel gris, ou les 
volutes ondoyantes d'une colonne de fumee, ou le lisere teinte de 
feu d'un nuage sombre, ou un rocher en bordure de mer avec des 
plaques d'algues vertes, ou des corneilles qui suivent une charrue, 
le plaisir que vous pourrez tirer de ces simples choses n'est pas 
entierement simple si vous vous obligez a isoler et a apprecier leur 
charge de poesie. Car a I'instant de votre sentiment se melent les 
sentiments de tous vos aieux avant vous, qui dans leur temps et a 
leur heure out regarde les memes choses. 

II est vrai que ce que la pression de votre present immediat fait 
fusionner avec le passe dans les vies de vos ancetres n'est pas quel- 
que chose de precis, ni une succession de choses precises. C'est 
seulement la conviction indecise que la sensation que vous eprou- 
\ez en cet instant de detachement de votre activite est riche des 
souvenirs de toutes les generations qui vous ont precede. 
Les courants de conscience de notre vie a tous s'ecoulent en un 
double flot, I'eau salee de Taction et I'eau douce de la contem- 
plation, et il n'est pas d'homme dont les jours soient pleins s'il ne 
pergoit pas I'une et I'autre. Heureux I'homme qui pendant un 
instant de repos, que ce soit chez lui ou dehors, au cours de sa 
journee, possede le pouvoir de se detacher, de se rejeter loin de 
ses preoccupations pressantes et immediates et de contempler avec 
calme tout ce qui I'entoure, meme si le spectacle en est absurde ou 
sans beaute, et de se dire : Eh bien, me-^?oici, conscience encore 
vivante face a cela ; et rien que de regarder cela et de m'isoler avec 
cela, et de prendre cela comme decor temporaire, hasardeux, acci- 
dentel, incongru, de mon esprit indomptable, je I'emporte avec 
moi, dans cet unique instant invincible je I'emporte avec moi 
dans une autre dimension, si absurde soit-il, et je le place parmi 
les choses eternelles dans la memoire de la conscience cosmique ! 
Cette plongee momentanee, loin du monde de Taction, dans une 
detente complete du corps et de T esprit, et dans une attention 
h\^notique a n'importe quel petit objet, peut devenir, quand on 
s'attache a la cultiver, non seulement une prise de conscience 
determinante du plus profond courant vital, mais aussi un recon- 
fort des plus bienfaisants. 
Car Tessence de cette plongee est a la fois philosophique et 



201 



amorale, et du fait qu'elle est entierement detachee de toute 
preoccupation pratique elle est delivree de toute responsabilite. 
Dans cet « instant eternel » votre moi, confronte avec votre non- 
moi, utilise tout objet inanime, minuscule et proche, comme un 
symbole de I'univers. 

Immerges dans mille jeux ou travaux absorbants, nous sommes 
tentes d'oublier la continuite de notre vie interieure; nous sommes 
tentes d'oublier notre solitude totale et accumulee. Ces « instants 
eternels » ou Ton s'abandonne a son ame et ou Ton se laisse devenir 
pure conscience, pur esprit face a face avec n'importe quel frag- 
ment de I'inanime qui se trouve proche, sont des instants, si nous 
voulons etre heureux et vivre longtemps, qu'il faut arracber au 
flux du temps. Saisissez-les, dans les autobus, dans les salles 
d'attente, dans les trains, sur les bancs des pares, dans les vesti- 
bules, dans les entrees des hotels et des theatres, dans les toilettes 
publiques, dans les ferry-boats, dans les taxis, les charrettes, les 
eglises, dans votre lit, votre fauteuil, votre cuisine, sur votre per- 
ron, contre la palissade de votre jardin; saisissez-les toujours et 
partout ! 

L' essence de ces instants est de vous plonger, I'espace d'un souffle, 
dans I'irresponsabilite absolue. 

C'est le seul moyen d'etre Jtouj ours plus heureux, et c'est la seule 
maniere d'eviter I'usure de nos nerfs. Les tout-petits en ont le pou- 
voir, et aussi les tres vieilles gens ; et nous gaspillons le Nectar de 
la Vie lorsque nous refusons, au midi du jour, de retrouver la 
beatitude de son commencement et de sa fin. 
Vous decouvrirez qu'il est sage de cacher a vos amis ces plongees 
quotidiennes dans la Source Sacree de I'irresponsabilite. Rien 
n'est plus irritant pour un compagnon qu'agite ou bouleverse un 
ennui passager ou une crise imminente que de vous voir ainsi 
flotter detache dans le courant profond de I'univers ; mais si vous 
vous refusez a cultiver ce divin secret, e'en est fait de votre bonheur 
dans la vie ! 

Ce que vous accomplissez vraiment dans ces instants de divine 
irresponsabilite n'est pas seulement affirmer deliberement le bien- 
heureux privilege de la petite enfance et de la vieillesse, mais a la 
fois faire retour a quelque passe vegetal et gouter a I'avance quel- 
que avenir divin. La technique du veritable bonheur a beaucoup 
plus a voir avec ce qu'on appelle a tort la vie quotidienne et banale 
qu'avec les grandes crises de I'existence. Mais toutes ces expres- 
sions telles que banal, quotidien, ordinaire, monotone, ennuyeux, 
sont des mots inventes par des etres stupides et irreflechis. 
La vie est la vie; et il appartient a I'individu d'etre heureux par 
la vie en elle-meme, et de n' avoir pas besoin des gateries de la For- 
tune, ni des galas de la Chance, ni des grands festivals solennels de 
la Destinee. 



202 



Mais la supreme adresse est de vous faire une profonde religion et 
une rigoureuse morale de 1' obligation d'etre heureux et de vous 
consacrer a I'effort de devenir de plus en plus heureux. Tout le 
secret reside dans cette continuite de 1' attitude stoique; et si vous 
en faites votre but constant, vous vous apercevrez que vous com- 
mencez a trouver une apre satisfaction dans les occasions difficiles 
ou votre philosophic est mise a I'epreuve. 



II existe un epouvantable Ennemi du bonheur qui saisit quelque- 
fois I'occasion de relever son horrible visage indistinct lorsque la 
magie de I'existence tente de reapparaitre — je veux dire ce sen- 
timent abyssal de la vanite de tout, comme s'il n'y avait rien 
d'interessant ni de captivant dans la vie, et dont les jeunes surtout 
souffrent si souvent. Ce sentiment de vanite cosmique — qui est 
frequemment d'origine sexuelle — est tout a fait different de ce 
qu'on appelle « I'ennui ». Le sentiment que tout est vanite est une 
faiblesse philosophique, I'infirmite d'un noble esprit, tandis que 
se vanter qu'on s'ennuie est avouer une suffisance stupide de niais 
et de snob. 

On a appris aux gens bien eleves a eprouver de 1' aversion pour 
certains mots grossiers — comme celui que les ecoliers aiment 
ecrire sur les murs, mais que les prudents redacteurs du grand 
dictionnaire d'Oxford ont prefere supprimer de la langue anglaise 
— mais les levres humaines qui prononcent les mots « Ennui, 
Ennuyeux, Ennuye » proferent un "Blaspheme bien plus indigne 
contre la vie, contre le dementiel tohu-bohu qui contient tant de 
choses obscenes, repugnantes, indiciblement horribles, eclairees 
de beaute infinie, ou ravagees de degout infini, de choses rayon- 
nantes, dont les racines livides s'enfoncent dans I'enfer, ou dont 
les ailes enflammees ecorchent de leurs pointes la voute du ciel — 
un blaspheme bien plus indigne que I'emploi de la pire grossierete 
d'une seule syllabe dont I'amant de Lady Chatterley imagine, 
\ertueux comme il est, qu'il ajoute au plaisir de sa maitresse ! 
Les victimes de I'ennui sont des poux ennemis de leur propre 
bonheur et du bonheur des autres, et si frivoles soient-ils, ils peu- 
vent etre d'affreux fauteurs de trouble. Vous pouvez etablir en 
regie absolue qu'aucun homme ni aucune femme qui ait le moin- 
dre caractere n'emploie jamais le mot « ennui », et je n'ai pas envie 
de m'appesantir sur le sort de ces ennemis du bonheur lorsqu'ils 
arriveront a I'Enfer de Dante. « Non ragionam di lor : regarda e 
passa ! » est le meilleur des commentaires sur leur destinee. 
U ennui? Dans la tragique bataille pour le bonheur oil nous nous 
sommes tous engages, on n'en a guere le loisir! La chose a faire 
quand on commence a se sentir depasse par les soucis est de se 



203 



dire : « Seigneur! je suis toujours vivant; et quelques-uns de ceux 
que j'aime sont toujours vivants. Sacrebleu! Et dors? » Cela dii. 
ce qu'il faut faire ensuite est se jeter contre les pointes. Je ne veux 
pas dire contre les images qui vous tourmentent. Je veux dire 
contre les objets materiels precis qui vous entourent. Si vous ete> 
entre quatre murs, projetez votre esprit contre le fer des cheneis. 
contre la fonte du poele, contre les coins et la surface opaque des 
objets! Si vous etes dehors, projetez votre esprit contre les angle^ 
vifs des murailles, contre les troncs des arbres, contre les rocherj. 
les pierres et les haies, contre le vent aveugle et le vide de Tair! 
N'attendez pas que les formes et les substances de ces Etres ina- 
nimes qui vous entourent deviennent attirantes ou belles. Projetez 
votre esprit contre les pointes ! Projetez-le contre I'insouciance des 
elements, contre I'indifference des murs. Ce geste meme de I'ame 
au desespoir est une sorte de suicide momentane et le repit et le 
soulagement que vous en retirerez est indescriptible. G'est une 
fa^on de vous tourner en plein jour face au mur. C'est une mor: 
momentanee. Mort, mort, mort. Ces quatre lettres de I'alphabe: 
sont d'un grand poids dans certaines vies. 

Le meilleur moyen d'en dissoudre la fumee deletere lorsqu'elle 
vous gene est d'envisager de sang-froid la seule alternative : ou 
bien vous etes plonge dans I'aneantissement total, ce qui n'est que 
le prolongement indefini du sommeil; ou bien vous retrouvez dan? 
une autre dimension le sorj^^ie tout etre mortel, et n'avez pas a 
affronter un statut unique ou etrange qui soit une exception dans 
I'ordre universel. II y a beaucoup de gens qui, n'etait le choc 
physique de mourir, pref ereraient etre morts plutot que vivre ; et 
quoiqu'il y ait des amoureux de la vie pour qui la mort est le pire 
qui puisse arriver, I'interet meme qu'ils portent a la vie donne a 
la mort son importance. 

Mais le meilleur moyen est de combattre sur les deux fronts, et de 
cultiver tons les jours un certain pouvoir que nous a donne la 
Nature : plonger si profond sous les distractions superficielles que 
nous puissions gouter une partie de « ce plaisir qu'il y a dans la \ie 
et dans la mort ». 

Mais c'est le Tourment et la Vanite de tout, et non la mort, qui 

sont les deux pires ennemis de notre paix; et que nous soyons en 

plein travail ou hvres au repos, ou meme en train d'essayer de 

nous divertir, ces deux diaboUques Phorkyades sont toujours la qui 

grattent et creusent pour atteindre au refuge de notre secret 

bonheur et y enfoncer leurs ongles horribles de sorcieres. 

Et comment circonvenir et saper au mieux cet eternel souci des 

petites choses qui alterne avec I'atroce sentiment que tout le 

dessin de notre vie est vain et son ensemble un echec ? 

En plongeant — oh, si peu I — sous la surface des eaux ameres et 



204 



saumatres de revenement, pour atteindre aux eaux douces et 
fraiches du flux de la vie et de la mort. 

Voici le secret. Une fois que vous vous serez bien persuade que les 
soucis sont inevitables, quels qu'ils soient — sinon ceux d'aujour- 
d'hui peut-etre, d'autres aussi deplaisants — jusqu'a la fin de vos 
jours, une fois que vous vous serez bien persuade que quels que 
soient les succes qui vous attendent dans le monde, ce vieux senti- 
ment de la vanite de tout persistera a I'arriere-plan — car c'est 
dans tout esprit 1' autre face de la lune, et il coexiste avec la cons- 
cience meme, avec la conscience des dieux, s'il y a vraiment des 
dieux — vous finirez par voir combien il est absurde de survivre 
jour apres jour, une annee apres I'autre, sans jamais vous rendre 
compte que le drame palpitant de votre ame vivante dans le grand 
mystere tragique est a elle seule un sujet d'emerveillement. 
Ces choses-la vous tracassent parce que vous trouvez que la mys- 
terieuse grandeur, la sombre sublimite de 1' existence vont de soi. 
Vous avez conscience de votre estomac, et de votre argent, et de 
votre amour-propre ; mais vous refusez d'avoir conscience de la Vie. 
Vous visez toujours a cote — vous voulez vous debarrasser de vos 
tracas en vous tracassant et vous vous debarrassez de votre senti- 
ment que tout est vain en poursuivant ce qui est encore plus vain; 
tandis que si vous prenez I'habitude de vous imaginer vraiment 
mort — comme vous pourriez I'etre a n'importe quelle seconde — 
vous acquerrez cette secrete irresponsabilite qui est le tremplin de 
toute joie dans la vie. "*~ 

La chose a faire est de vous imaginer soudain lance dans la vie 
depuis une distance inimaginable, projete dans la vie depuis d'ini- 
maginables limbes. Vous regardez autour de vous, vous reperez ce 
qui vous entoure, vous vous situez. Quel est le pire qui puisse vous 
arriver? Simplement de retourner la d'oii vous venez! 
Mais, direz-vous, c'est la vie qui me fait soufFrir, et non la mort. 
Mais non, non, ce n'est pas la vie qui vous blesse ainsi. Ce sont les 
circonstances de la vie. C'est votre refus de voir la foret a cause des 
arbres ! Vous avez bien le droit de souhaiter etre mort quand vous 
etes victime d'une interminable succession de details destructeurs. 
Mais ces details ne sont pas la vie. La mort que vous desirez 
ressemble beaucoup plus qu'eux a la vie. En fait, si on la compare 
avec ces details, cette mort que vous desirez est une part de la vie, 
elle est I'eternel autre cote de la vie. 

Ce dont nous avons tons besoin, ce que nous pouvons tous reussir 
si nous avons la moindre imagination, c'est la grande liberation, 
la grande fuite de plonger au coeur de cette mort-dans-la-vie. Si vous 
etiez vraiment mort, tout cela n'aurait pas tellement d'importance. 
Ou bien ceux que vous aimez mourraient aussi, ou bien ils survi- 
vraient et continueraient de lutter. Quand vos douleurs revien- 
r.ent, quand on sonne pour reclamer le terme, quand votre amour- 



205 



propre est offense, quand votre migraine recommence, quand 
votre journee de travail a ete un echec, tuez-vous. C'est ce que \ou5 
avez de mieux a faire. Tuez-vous en imagination! Et quand vous 
serez mort et qu'on mettra sur la table le cafe ou le the — meme 
si vous ne I'avez pas paye — vous aurez le privilege de rexenir 
soudain a la vie, et d'y revenir avec un profond soupir de conten- 
tement. 



Un manuel machiavelique comme celui-ci doit proposer plus d'un 
moyen pour venir a bout des divers demons qui nous tourmentent. 
A quelques-uns de ces demons il vaut certainement mieux echap- 
per par la fuite, et Ton ne pent echapper aux pires d'entre eux que 
par cette sorte de fuite absolue qui ressemble a la mort, je veux 
dire par I'effacement absolu de ce que nous serions fous de ne pas 
oublier; mais quant au demon de la vanite de tout, bien qu'il n"v 
ait pas deux de ses victimes qui utilisent les memes armes, il existe 
une fagon desesperee de I'attaquer, si Ton a assez de vitalite pour 
le faire, c'est de nous retirer de ce qui nous entoure dans I'imme- 
diat, de rassembler notre courage, comme un animal tapi pret a 
bondir, et puis, tout comme cet animal lorsqu'il bondit enfin. 
plonger d'un grand bond de I'esprit dans la vaste circonference du 
cosmos. Notre corps pendant ce temps, dans sa lassitude de la vie, 
demeure absolument immobile. Mais notre esprit, « comme de la 
matrice un enfant, conjme de la tombe un fantome » s'elance dans 
les dures volutes et spirales, les angles, les surfaces planes, les cubes, 
dans les couleurs eclatantes ou mornes, criardes ou fanees qui nous 
entourent, jusque dans les corps et les visages memes, dans I'atmo- 
sphere qui surplombe tout, dans la substance opaque de la terre 
qui soutient tout, et ainsi de suite et sans fin, au travers de tout, 
au-dela de tout, jusque dans les abimes infinis, le vide insondable 
des espaces interstellaires ! 

Mais notre plongee dans le cosmos ne doit pas s'arreter la. Arrives 
a I'ultime gouffre obscur entre les systemes stellaires, nous nous 
trouverons soudain aux limites mentales de cq faux injini, de cet 
infini mathematique fait de cercles et d'illimite qui est la circonfe- 
rence et le no-man's land de notre propre espace vital. Nous 
atteignons la et tenons a la gorge cette vipere, cette folic ration- 
nelle qui est au coeur de notre tourment de VA quoi bon. 
Vous voila maintenant aux frontieres de la reflexion humaine, au 
point ou la conscience humaine ne pent aller plus loin sans se briser. 
Vous avez atteint ce point sans un seul mouvement du corps. 
Vous I'avez atteint a travers tous les obstacles, a travers les 
murailles qui vous enferment si vous etes dans une maison, a 
travers Fair qui vous entoure si vous etes dehors. 



206 



Et que decouvrez-vous ? Vous decouvrez qu'il existe dans votre 
esprit quelque chose, une part integrante de votre esprit, un 
arriere-plan recule de votre esprit qui — puisqu'il a le pouvoir de 
deceler cette ultime barriere de la pensee — demeure exterieur a ce 
qu'il decele. Cette barriere rationnelle de la pensee est la cause de 
votre sentiment de la vanite de tout; elle est cette vanite meme. 
EUe est ce qui est vain en vous, dans la Nature, dans la vie. Elle 
est I'immense Antagoniste dans le drame de votre lutte pour deve- 
nir vous-meme. Mais maintenant vous avez decouvert au cours de 
ce voyage mental du centre a la circonference que ce centre et 
cette circonference sont tous deux inclus dans votre propre esprit. 
En plongeant jusqu'au trefonds dans I'ultime sentiment de la 
vanite universelle, vous avez fait surface de 1' autre cote. Le senti- 
ment de I'a quoi bon qui vous paralysait s'est revele etre I'inevita- 
ble recul de votre raison lorsqu'elle se concentre sur la vie; mais 
vous vous etes rendu compte, en aflfrontant les choses jusqu'au 
bout, que meme ce recul s'est loge a I'inUrieur de vous-meme et par 
consequent ne pent se confondre avec tout votre etre. C'est votre 
logique, cette puissance terrible et insensee qu'utilise votre esprit, 
habituee a mesurer ce qui est vain et a utiliser de vains paradoxes, 
qui vous a trahi. 

Quand 1' esprit d'un homme se retourne ainsi aux abois contre un 
univers dont il condamne la vanite, et contre un moi qui se 
condamne lui-meme comme vain, il lukfaut seulement porter sa 
revoke encore plus loin pour se heurter a I'ultime barriere — et 
il saura, par le seul fait de reconnaitre la barriere, qu'il I'a deja 
franchie. 

Un esprit qui serait entierement vain, dans un univers qui serait 
entierement vain, serait incapable de reconnaitre ce qui est vanite. 
Ce qui est vraiment vain n'aurait pas conscience de ce qui est vain. 
C'est parce que nous ne le sommes pas que cela nous rend 
desesperes ! 

Ce n'est pas notre lutte pour le bonheur qui est une erreur; c'est 
I'idee fausse que nous pouvons trouver le bonheur ailleurs qu'en 
r.ous-memes. 

Le plaisir pent aller et venir au hasard, au gre de la fortune, parce 
qu'il depend des choses exterieures; mais le bonheur ne depend 
i^as des choses exterieures. II est ne de I'esprit, il est nourri par 
i" esprit, il est ce qui s'exhale — comme le souffle dans Fair glace — 
de la lutte de I'esprit avec sa destinee. Nous ne sommes pas nes 
ojur etre heureux. Nous sommes nes pour conquerir en luttant le 
bcmheur. Nous sommes nes du plaisir, mais nous sommes nes dans 
\i douleur. Nous sommes entoures par la douleur, et nous aurons 
de la chance si notre fin est sans douleur. Mais au plus profond de 
n JUS, il est une fontaine sacree, et par un entrainement resolu de 
la \oionte, nous pouvons lui frayer la voie et debarrasser les deblais 



207 



qui retiennent les eaux de la vie. Ni dans ce que nous possedons, 
ni dans ce que nous accomplissons, ni dans Fopinion des autres, ni 
dans I'esperance, ni dans I'admiration, ni dans I'amour, ni dans 
rien de ce qui existe sous le soleil ou par dela, ne se trouve le secret 
du bonheur. II ne se trouve qu'en nous-memes. 
Qiii pent en dire la nature essentielle ? Certains le possedent dont 
la vie parait aux autres une longue tragedie ; et il manque a beau- 
coup qui semblent avoir tout pour etre heureux. 
Certains dont la vie est pleine de dechirants instants de plaisir 
n'ont jamais ete et ne seront jamais heureux. 
Alors qu'il y a des epaves, des imbeciles, des infames, des idiots, 
des demeures, des miserables, des debiles, dont I'ame laisse ruis- 
seler, quoi que fasse la Societe, quoi que fasse I'Univers, cette 
source pure et invincible! 

C'est un grand mystere; mais nous pouvons etre surs d'une chose : 
il n'est pas un etre ne d'une femme qui n'ait en lui la source jaillis- 
sante de cette divine essence. La seule question qui se pose est de 
savoir si nous avons ou pas une volonte assez resolue pour y faire 
appel. 

Nous pouvons tous aimer, nous pouvons tous hair, nous pouvons 
tons posseder, nous pouvons tous nous prendre en pitie, nous pou- 
vons tous nous condamner, nous pouvons tous nous admirer, nous 
pouvons tous etre egoistes, nous pouvons tous etre desinteresses. 
Mais il existe autre chose de sous-jacent. II y a en nous une etrange 
et profonde et inexplicable acceptation du mystere de la vie et du 
mystere de la mort; et cet acquiescement subsiste sous les chagrins, 
les souffrances, les malheurs et les deceptions, sous les tourments et 
le sentiment que tout est vain. 

Et ce que cet acquiescement a de plus etonnant, c'est qu'il ne 
depend pas de I'amour, ne depend pas du plaisir, ne depend pas de 
I'esperance, et qu'il pent durer, tant que nous restons fideles a 
nous-memes, en depit de toute raison, jusqu'a la fin de nos jours. 



JOHN COWPER POVV^YS 

traduit par Dominique Aury 



Ce texte est tire des Travaux et des Jours, dernier chapitre de L'Art du Bonheur (1935). 



208 



IV 
FICTIONS 



Ce qui excite notre interet le plus 
intelligent, c'est une histoire, autre- 
ment dit le combat engage plus ou 
moins consciemment par une ame 
contre les obstacles qui genent sa 
croissance, contrarient son elan vital, 
la retardent sur le chemin de son 
integrite. 

Autobiographic, 51. 



L'EXTASE ET LA SENSUALITE 
JOHN COWPER POWYS ET WOLF SOLENT 



II y a generalement dans les romans de Powys un personnage 
qui le represente de fagon tres proche : grand, osseux, degin- 
gande, attire par les fiUes et horrific par I'amour, plus a I'aise 
avec le grand mystere du monde qu'avec le petit mystere des 
femmes. Personnage juste assez ridicule pour ne pas faire figure 
de heros, de sorte que I'intrigue, qu'il nc dominc pas — il y a. 
malheureusement, une intrigue — s'agglutine, multiple et gau- 
chement foisonnante autour de lui. Wolf Solent, lui, est solide- 
ment au centre de son histoire. John Cowper Powys a dit que ses 
romans etaient des numeros d'acteur et en efFet on voit comment, 
autour de certains traits inalterables et dominants de sa nature, 
il fait une composition de personnage en y joignant des circons- 
tances, une situation sur lesquelles il s'essaie et s'eprouve. Wolf 
a son grand corps et cette canne rustique et mystique, son indis- 
pensable appendice. Mais il est autre chose qu'un porte-parole : 
nourri de toutes les intensites passionnelles de son createur, il 
existe pourtant en son nom propre; laissant de cote les evidences 
d'origine, il me parait bon de chercher a separer le plus possible 
I'image du createur. 

Lorsqu'on connaitra mieux la chimie de la pensee, on saura 
pourquoi certains d'entre nous, comme Alexandre Dumas le 
disait de Nerval, sont des drogues naturels. Powys est I'un de 
ceux-la; et de ce qu'il transmet a ses personnages rien n'est 
plus clair, ni, dans ce livre-ci, de plus saisissant, que les modes 
imaginatifs. lis se decomposent, me semble-t-il, curieusement. 
Le moi, pour pratiquer ses magics, doit etre retranche du monde. 
Un siecle avant, De Quincey marquait I'importance, pour 
le reveur et le visionnaire, de la solitude. Sans elle, la concen- 
tration de I'ame est impossible, et son depart dans ses voies 



210 



propres. Or le monde est de plus en plus au divertissement, 
foule et bruit de foule, machines et bruit de machines, devita- 
lisation de I'homme par la mecanique. L'homme singulier se 
dresse alors contre I'orientation de l'homme en masse, dans 
une fureur d'hostilite qui est ifci le primum mobile de I'histoire, 
puisque Wolf, enseignant I'histoire, a perdu la tete en parlant 
de Swift a ses eleves et s'est laisse aller a une attaque delirante 
— sa danse de malignite — contre le monde moderne et le progres. 
Powys a nourri de lui-meme la description de ce moment, 
disons, exactement, de folic, puisque la non-folie consiste pour 
nous tous simplement a interdire le passage de nos delires vers 
le monde exterieur — tout a coup un ecran, un couvercle, un barrage 
mental avail cede dans sa tete, el il s'etait retrouve en train de deverser 
un torrent d' invectives forcenees et indecentes sur la civilisation moderne'^. 
Ce qui compte, pour Wolf comme pour Powys, c'est de sauve- 
garder les moyens de sa vie secrete, les moyens de maintenir 
ensemble le reve et la vie. Or il se trouve que si le modernisme 
est abomination, la haine militante du modernisme apparait, 
curieusement positive, sur le chemin de I'extase : une poussee 
heroique (imaginaire) contre le monde precede la stase. Wolf 
a besoin de se sentir exalte par ce role qui n'est pas, a divers 
egards, sans suggerer une regression infantile. A Dorchester, 
dit son frere Littleton evoquant leur enfance ^, il imposait sa 
personnalite sur son petit monde en organisant une armee dont il etait 
le general. II etait, dit Littleton, plein de son importance. II part 
pour Cambridge avec encore dans la tete la preoccupation de 
remplir le role pastoral auquel le destinait sa mere : elk aimait 
a se le representer comme un immense pouvoir benefique dans le pays... 
Le pere, le Reverend Charles Powys, avec la forte et domi- 
nante nature qu'ont tous les peres chez John Cowper, a de tout 
autres moeurs qu'eux. II est fort loin de leur habituelle paillar- 
dise. Son intensite sublimee par I'ascetisme chretien, qui ne 
laisse a la sensation que les domaines permis, repousses en 
dehors de I'humain, a fortement contribue a forger le surmoi 
exigeant de John Cowper, et a tendre sa conscience entre les 
deux poles du bien et du mal. Tres tentee, delicieusement trou- 
blee par le mal, la personnalite de Wolf, heritant de ce surmoi, 
sinon de ce pere, n'eprouve le sentiment de son integrite que 
dans le choix militant du Bien. L'idee quHl prenait part a un 
occulte conflit cosmique entre ce qu'il hi plaisait de tenir pour le bien 
et le mal, est liee chez Wolf a son plus profond orgueil personnel, a 
ce qu'on pourrait appeler son illusion vitale dominante^. Un pen, peut- 
etre, ce que Charles Mauron eut appele son mythe personnel. 

1. Wolf Solent, 1929. Traduit par Suzanne Netillard. Gallimard, 1967. 

2. Littleton Powys, Still the Joy of It, 1956. 

3. Wolf Solent, p. 339. 



211 



Ce terme ^'illusion vitale doit etre retenu comme marquant chez 
Powys la necessite d'une valorisation de 1' existence. II est lie dans 
ce livre, I'un des plus coherents de I'auteur, a un tres fort sys- 
teme d' expression symbolique, a quoi sont tres propres, en litte- 
rature, les idees du bien et du mal. 

Ce quHl hi plaisait de tenir pour le mal? Qiielle est done cette elec- 
tion du mal? EUe est curieusement multiple. Wolf, nous ra\'on^ 
vu, se demande, dans sa retraction initiale contre le monde. 
pourquoi il ne dresserait pas la force de son magnetisme individun 
contre les tyranniques machineries inventees par d'autres hommes ^. Le 
mal, ici, est represente par le progres, materiel et materialisant. 
I'erreur et la confusion de I'humanite entiere imposees a I'indi- 
vidu. Mais bientot Wolf, libera de la ville et de I'ecole, rencontre 
son nouveau patron, pour qui il doit rassembler les elements 
d'une histoire secrete — et salace — du Dorset. II s'appelle 
Urquhart et comment ne pas penser que c'etait le nom du 
traducteur classique de Rabelais? Mais Powys admirait Rabe- 
lais au point d'en traduire des fragments et de les presenter au 
public anglais. De telles revelations d' ambivalence sont cons- 
tantes dans cette personnalite profondement divisee. Le libi- 
dineux Urquhart raidit Wolf dans une hostilite immediate ei 
profonde : // lui sembla evident quHl avail cette fois rencontre un etn 
qui, dans le monde mysterieux et mythopoietique oil son imagination 
evoluait exclusivement, etait un antagoniste serieux, incarnant si profon- 
dement le Mal que cette experience en etait toute nouvelle dans sa vie -. 
Or ce qui I'a herisse comme un animal devant une espece hos- 
tile, c'est tout simplement I'intuition d'une depravation sexuelle. 
plus precisement homosexuelle. Un pen plus loin, c'est la ren- 
contre de Jason Otter et de sa hideuse idole, Mukalog. Le mal 
qui emanait de cette idole etait d'espece bien plus revoltante (que 
Mr. Urquhart) : un mal absolu^. Le surmoi judeo-chretien devient 
d'une intensite paralysante quand il est confronte aux cultes 
noirs et magiques des idoles monstrueuses liees a des pratiques 
inimaginables. Mais, plus loin, nous voici devant le vieux libraire 
Malakite et Wolf se sent en presence de formes d'obliquite humaiui 
compVetement nouvelles dans son experience. II ne va pas tarder a 
apparaitre que le libraire a fait un enfant a sa fiUe. On notera 
au passage la paresse ardstique que manifestent ces presen- 
tations successives et lourdement explicites : Powys ne serait 
pas si conteste s'il n'etait pas contestable. 

Ces reactions horrifiees du surmoi voilent evidemment le senti- 
ment obscur qu'on a etouffe de pareils elements en soi-meme; 
mais parfois il y a I'ombre d'un aveu : ily avait quelque chose dan^ 

. Wolf Solent, p. 14. 
■ Id., p. 45- 
• Id., p. 59. 



212 



-: visage... qui suggerait un jaillissement inimaginable du mat... le 
'nal emergeant comme une abominable vapeur d'un niveau de conscience 
rare.ment revile... un suintement abysmal de la fange sous-jacente a tout 
'.■: trial... ^ 

Ce seraient des horreurs et qui feraient pensfer a celles qu'entre- 
\oit Conrad « au coeur des tenebres », si nous pouvions les 
prendre au serieux, si elles n'apparaissaient pas comme la valo- 
risation d'infractions et d'infirmites connues, assortie de fan- 
lasmes. L'homosexualite masculine, I'inceste, I'adultere qui a 
dote Wolf d'une demi-soeur soudain revelee, a qui il serait tente 
de faire un bout de cour pour la consoler d'etre laide : il manque 
quelque chose au palmares. Mais Wolf voit deux jeunes fiUes 
sur le champ de foire : Wolf eut la brusque revelation... qu'il etait 
in presence d'une perversion passionnee, du meme ordre que ce qu'il avail 
decouvert ailleurs dans ce village... et il fut un peu surpris de constater 
que cette presence faisait cogner son cceur et battre son pouls. Quelque 
chose en lui le conjura de rester encore un peu en ce lieu impie ^. 
Et il cherche a s'expliquer sa sympathie perverse. La vision des 
deux jeunes fiUes comme une goutte de delicieux venin reste en lui 
dans une veine ou un nerf qui semblait en contact avec le centre meme 
de sa conscience. Le surmoi, on le voit, paie de considerables divi- 
dendes en intensite. « Je ne connais done pas encore les limites de ma 
nature secrete et pervertie...»^ 

Une lecture pornographique — Llewelyn nous confie que 
c" etait I'une des faiblesses de John Cowper ^ — met Wolf dans 
tout ses etats. De temps en temps, parce qu'il est parfaitement 
honnete, I'ecrivain ouvre les yeux sur ses fantasmagories : Ce 
que Wolf sentait en ecoutant, c'est que tout le mal mysterieux qu'il avait 
associe a cet homme n' etait en realite rien de plus qu'une perversite senile. 
II se demande a I'occasion s'il n'a pas toujours surestime la relation 
;ntre le sexe et cette mysterieuse lutte dans les abimes, dans laquelle sa 
mythologie etait impliquee. Nous voyons bien que c'est parce que 
tout ce qu'on I'a habitue a tenir pour crime sexuel, il en eprouve 
la tentation en lui-meme qu'il le valorise ainsi. Wolf en arrive 
a sentir monter en lui un immense degout pour les furtives indecences 
de la vie humaine et de la vie des betes — tout ce qui copule, tout ce qui 
porte ses petits, comme ce serait bien si tout cela disparaissait dans quelque 
zrande catastrophe'^. 

« Sans contraires, pas de progres » : la formule de Blake corres- 
TDond a la dialectique de la violence qui caracterise sa vision. 
Powys, en i960, donnant une preface a ce livre de 1929, atteste 
que son but, c'est d'attester la necessite des contraires, dont le 

:. Wolf Solent, p. 189. 

;. Id., p. 412-413. 

; . Malcolm Elwin, Life of Llewelyn Powys, Londres, John Lane, The Bodley Head, 1 946. 

4. Wolf Solent, p. 442. 



213 



bien et le mal. Soit : si la formule a un sens c'est celui de Blake, 
depassant les categories de la morale et dormant pour fin a la 
violence et au conflit la liberation de I'individu. Nous voyons 
que ce n'est pas ici de liberation qu'il s'agit mais d'exutoires. 

Mais qu'est-ce done que ce Mal? se demande enfin Wolf, longtemps 
apres nous ^. Apres tant de mots, tant d'impensable, d'inoui. 
d'inimaginable, d'indicible, allons-nous passer de la perspecti\-e 
judeo-chretienne et du vocabulaire de la damnation a une 
realite plus intime? Etait-ce, lisons-nous, une reversion ataviqui 
a la matiere primordiale, a la substance du monde inerte, passive, opaque, 
hors de laquelle, au commencement des temps, la vie avait du se frayer 
un chemin?^ Du Phedon a Teilhard, n'est-ce pas la meme vision 
idealiste d'un mouvement ascendant vers un principe vital plus 
pur et plus leger? N'avons-nous fait que changer de systeme? 
Pour preserver sous une forme vague et syncretique ce que nous 
pourrions appeler le platonisme eternel ? 

Au moins, la langue traite sur le mode imaginatif, ici, de la ten- 
sion entre les deux poles de cet univers manicheen : c'est cette 
transcription qui importe. 

Ce qui fascine chez Powys, c'est I'intensite, animant des ten- 
dances et des tensions contradictoires ; c'est I'enorme drame 
interieur, I'espece de Ramayana toujours renouvele ou Rama 
et Ravana s'affrontent a grands coups. Powys est attire par la 
matiere mais il n'est jamais sorti d'enfantines visions de gloire 
spirituelle. Sa canne, qui semble a premiere vue un equipement 
d'adulte moderne, est entre ses mains a la fois le baton de I'augure 
et I'arme d'un chevalier. Telle nous la re^rouvons de livre en 
hvre. Nous voyons Wolf retomber dans sa reverie d'enfance, dans 
laquelle sa canne e'tait semhlable a la lance de William Deloraine. La 
lance est pour mener le bon combat : agression et regression vont 
ensemble. Libre a la psychanalyse d'aller plus loin. 

Tout cela, je pense qu'il fallait le dire, et marquer que meme 
dans cet admirable Hvre d'un ecrivain fantastiquement inegal, 
Powys reste peu capable de se retirer du monde qu'il a cree. 
Nous n'avons vu jusqu'a present que les echafaudages qu'il 
n'a pas su enlever. 

Imaginons-les retires par un artiste soucieux de ne laisser que 
I'expressif Tout ce que je veux, dit Wolf au debut de son histoire, 
rejetant I'argent ou la gloire d'ecrire, c'est certaines sensations, 
c'est trouver mon bonheur dans la sensation. Tout ce qui a ete dit 
permet d'eclaircir, d'eclairer cette formule. Entendons qu'il 



I. Wolf Solent, p. 413. 



8I4 



faut se mettre en etat de sentir, et de recevoir 1' element de reve- 
lation du mystere de I'etre que recele la sensation, d'ou viennent 
a ce livre tant d'instants memorables, d'eblouissements et 
d' illuminations qui transfigurent tout objet choisi et separe 
du vaste contexte materiel : fut-ce simplement les minuscules 
boutons blancs d'une haie de prunelliers, qui deviennent une 
apparition de merveilleux cygnes blancs. 

II faut se disposer a I'extase; il faut eviter I'encombrement de 
I'ame, les exigences perturbantes des echanges humains, dont 
le plus exigeant est 1' amour, mais il faut bien plus surement 
eviter les blocages psychologiques que j'ai evoques; il faut 
deblayer les voies qui par la solitude menent a I'extase. Depuis 
la chambre d'enfant, Wolf-Powys a ces transes qu'il baptise 
mythologies. Pourquoi? sinon parce qu'en effet il passe d'abord 
par une identification heroique. II plonge dans son dme, et il ramene 
a la surface un pouvoir magnetique subconscient. C'est une operatiori 
magique, d'ou lui vient I'enivrement de sentir sa personnalite 
se dilater, de s'imaginer comme une sorte de force demiurgique 
qui tire son pouvoir du coeur de la nature. Et dans cette reverie 
de grandeur il se mue, par exemple, en geant prehistorique 
demesurement puissant. Le moment de puissance marque une 
phase, a laquelle ""succede le moment de vision, comme si a 
I'ame exaltee s'ouvraient les portes de I'infini. Et cela est assez 
habituel pour que nous puissions, en face des processus imagi- 
natifs ici evoques, dire : ce sont ceux d'un visionnaire. Le declen- 
chement de la vision, lorsqu'il n'est pas trouble, est immediat, 
et les images qui surgissent ont un caractere obsessif, a domi- 
nante a la fois vegetale et aquatique. EUes peuvent d'ailleurs 
se presenter d'abord comme une metaphore, ou meme une 
comparaison, de I'ecrivain, aussi bien que comme une vision 
du personnage : // s'appuyait sur une ruse... insaisissable, serpentine, 
qui savait couler comme I'air, s'insinuer comme Veau de pluie, monter 
comme la seve nouvelle, s'enraciner comme les spores invisibles de la 
mousse, flotter comme une couche d'ecume a la surface d'une ^ mare ^. 
Les impulsions magnetiques de Wolf sont comparees a ritalement 
de grandes feuilles sur une mare tranquille — des feuilles nourries de 
midis silencieux, de nuits liquides et transparentes... Les^ choses exte-^ 
rieures etaient pour lui comme des images dans un miroir. La realite 
se trouvait dans son esprit, dans ses larges feuilles...^ 
Son ame est vegetale, faite et defaite en ces mouvements de 
larges feuilles, telles des pattes d' elephants, telles des oreilles d' elephants, 
mouvantes et muables, sur Veau du reve. Nous avons tout un tableau 
d' hallucinations hypnagogiques ou reviennent ces dominantes. 
Cette vache couchee serait un beau tertre vert couvert de plantains, dont 

I. Wolf Solent, p. 14. 



215 



les feuilles grandiraient de plus en plus et finiraient par ressembUr. 
enormes et^ succulentes, a des oreilles d'elephants; mais la vache ne pouvait 
pas tout a fait s'etendre : quelque chose d'epais, de lourd, de poisseux. 
comme du vin de porto, genait ses mouvements ^. 

Et le chapitre se termine par des lignes dont la portee le depasse : 
// semblait que dans sa lente descente vers le sommeil, son dme dut passer 
par toute la longue periode evolutive des stades precedents de la vie plani- 
taire, et avoir la meme conscience que les vegetaux et les mineraux^. Car 
on se demande si cette identification aux etats obscurs de la vie 
et meme de la matiere, il ne Fa pas pratiquee toute sa vie comme 
une libre et voluptueuse gymnastique de I'ame dans les parages 
memes, et d'autant plus fascinants qu'il est redoute, de I'anean- 
tissement. Le surgissement meme de la sensation mystique se 
fait image et vision : elle monte comme un grand poisson couleur di 
lune, d'abimes sans fond — comme, d'etangs obscurs et invioles, quelque 
echassier aux larges ailes... Le moindre support ou pretexte suffit 
a soutenir la vision : si Wolf en faisant sa toilette songe a Redfern 
mort, le visage inconnu, cruellement plastique, se mue et se 
rnoule sur les objets les plus divers et les plus imprevus, le savon. 
I'eponge, I'eau repandue. 

Que I'hallucination tourne a la hantise et presque a la possession, 
cela n'a pas de quoi surprendre. Les morts ont une presence 
lourde et insistante pour I'espece de medium qu'est Wolf Lors- 
qu'Albert Smith meurt, il est en proie a une sorte d'hypnose 
de dissolution, ou d'attirance pour la corruption du cadavre : 
// hi sembla que tous les instincts malsains ou caches qu'il av ait jamais 
eus prenaient une forme materielle et devenaient une partie de son corps. 
II se transformait en une tete humaine vivante emergeant d'une agglo- 
meration monstrueuse de tout ce qu'on pent imaginer de plus repoussant. 
Et cette masse d'ordure n'etait pas seulement ignoble et excrementielle, 
elle etait aussi... comique ^. — 

Puis tout a coup il se trouve libere : // avait de nouveau P impression 
que sa personnalite profonde etait un cristal dur, rond, opaque, capable 
de traverser n'importe quelle substance. 

Qu'il n'y ait pas besoin de s'endormir pour avoir des cauche- 
mars, beaucoup le savent. II y a un aspect tres psychedelique a 
I'oeuvre de Powys, et particulierement a ce roman ou la pression 
de la culpabilite, du chagrin, de I'inquietude sur I'image de 
soi-meme est extreme. Sa tete encore, dans un autre passage. 
la chose qui dit « Je suis moi », se lord et se tourne comme une tete dressee 
de cobra au-dessus d'un corps en indicible decomposition^. 
Et une fois de plus nous voyons dans cet univers amphibie de 



1. Wolf Solent, p. 49-50. 

2. Id., p. 294. 



216 



I'imagination powysienne I'image qui surgit d'abord comme 
metaphore dans la narration prendre corps et devenir realite 
eprouvee par le personnage : // porta cette pensee sardonique comme 
un renard demoniaque serre contre son ventre... et on aurait dit que sous 
la salive noire du renard le disque de cristal opaque et dur de sa person- 
nalite profonde se changeait en quelque chose d'informe et de repugnant 
qui ressemblait a une masse flottante de frai de grenouille...^ 
Sans doute depuis Blake la litterature anglaise n'a-t-elle connu 
aucun genie tout a fait de cette sorte. Wolf, cherchant un mot 
qui definisse ses rapports avec le monde, trouve : fetichisme. 
Ce n'est pas de la variete sexuelle qu'il s'agit : ce fetichisme-ci 
eloignerait plutot de I'humain. 

Cetait le culte de toutes les dmes individuelles vivantes et mysterieuses, 
avec lesquelles il entrait en contact : les dmes de I'herbe, des arbres, des 
pierres, des mammiferes, des oiseaux, des poissons; les dmes des corps 
celestes, et aussi des corps d'hommes et de femmes; les dmes de toutes ces 
etranges associations chimiques qui donnent une personnalite vivante 
aux maisons, aux. villes, aux lieux divers, aux campagnes. . . ^ 
Fetichisme ou animisme qui n'embrasse en effet I'humain 
qu'en lui niant toute primaute, et qui assure le detachement, le 
degagement, la solitude radicale dans laquelle on veut exister. 
C'est cette personnalite veritable et profonde qu'il fallait d'abord 
definir. Mais, si Wolf avait eu la sagesse de s'y tenir, il n'y aurait 
pas de roman. 

Or, tandis que Powys, idealiste pervers, s'est contente presque 
toute sa vie de bizarres amours blanches, son personnage, fils 
de paillard mais qui constate avec plaisir qu'il a ete chaste, 
reve, contradictoirement, de paillardise. Voulant trouver une 
jolie fille, il n'est que trop exauce : il trouve en Gerda une sorte 
de Venus rustique d'ailleurs inculte et decidee a rester etrangere 
aux joies de I'esprit. Le lecteur frangais qui a tate des Sables 
de la Mer ou de Camp retranche se dit : « Qa va recommencer, 
j'ai droit a une autre Curly ou a une autre Wizzie ». Or, c'est 
la I'exceptionnelle et surprenante merveille de ce livre, 9a ne 
recommence pas, et je ne suis pas sur que ce livre d'un admi- 
rateur de Hardy porte au solipsisme ne temoigne pas d'une 
ouverture du coeur et de I'imagination plus large, plus franche, 
plus liberee qu'on ne trouve chez I'auteur de Tess et de Jude. 
Gerda pourrait etre traitee comme Arabella, jugee et condamnee 
comme essentiellement physique et sensuelle; ou comme I'Eus- 
tacia du Retour au Pays Natal. Mais Gerda rayonne sans effort 
d'une grace tendre et quasi-mythologique. S'il n'y a pas de 
spirituel en elle, il y a du divin, et elle imite moins le chant des 
merles qu'elle ne le retrouve en elle-meme, par affinite. Et c'est 

I. Wolf Solent, p. 53. 



217 



un chant plus impregne qu'aucun autre son terrestre de I'dme meme de 
I' air et de Veau... C'est la voix des vertes pdtures et des haies de prunel- 
liers... juste avant I'aube, au depart des forces surnaturelles de la nuit. 
C'est sur un lit de fougeres dorees, dans une grange, que Wolf 
et Gerda connaitront I'amour, dans un moment de simplicite 
parfaite, presque heureuse et presque totale, au terme d'une 
exaltation imaginative laissee libre, par un surmoi de bonne 
humeur, de s'ouvrir a I'emerveillement cosmique. C'est un 
ravissement de nature et de surnature a travers lequel marche 
le heros vers la consommation sexuelle : un grand ciel de nuees 
t,ranslucides, legeretes diaphanes, vols de plumes innombrables, 
echelonnes a I'infini, et derriere ces vagabonds legers s'etendait V ocean 
de kit sur lequel ils Jiottaient... comme si Fair tout entier [the universal 
air) refletait des millions de jeunes primeveres ^ . Depuis I'extase de 
De Quincey enfant a la mort de sa soeur Elisabeth, et celle de 
Nerval au seuil de la folic, je n'ai pas rencontre de ciel plongeant 
de fa§on aussi emouvante vers I'infini. Mais il y a un centre 
spirituel, une certaine flaque bleue. Cette flaque bleue, c'etait le 
bonheur parfait i. L'evocation se gate. Voici revenu le pasteur 
ou le magister : Oil done se trouvait la source de ce bonheur?... Ni 
dans Vascetisme ni dans le vice. EUe n'est pas pour les pervers, elle 
est plutot dans une reconnaissance large, libre, totale, de quelque chose 
qui existait dans la nature... et qui n' avail besoin pour s'accomplir que 
de la terre et du ciel^. 

Mon maitre Wordsworth, dit frequemment Powys, et comment, 
devant cette extase assumee, ne pas penser a UAbbaye de Tintern, 
ne pas entendre les echos du pantheisme wordsworthien, disant 
le sens 

D 'une fusion bien plus profonde 

Accomplie dans la lumiere des couchants, 

Dans le courbe ocean et I 'air vivant 

Et le ciel bleu...^ 
Ce moment mystique importe pour la suite de cette journee 
si riche de phases et d'humeurs. L'antique serpent de la thxure 
s'est dresse dans cette ame foncierement protestante (on ne 
parvient pas au bout du compte a tenir separes I'auteur et le 
personnage), mais le voici love et assoupi, et c'est une person- 
nalite rassemblee, fut-ce provisoirement, qui rencontre la pre- 
sence totale de Gerda. La est le miracle : ce romancier si souvent 
ineflicient a reussi une scene d'amour d'une loyaute et, repetons, 



1. Wolf Solent, p. 152. 

2. Of something far more deeply interfused 
Whose dwelling is the light of setting suns 
And the round ocean and the living air 
And tlte blue sky... 



218 



d'une presence, poignantes. NuUe explication ne vient gater la 
douce et reciproque angoisse de ce choix absurde, de ce mariage 
impossible conclu sur les fougeres. Ni Hardy ni Lawrence n'ont 
joint tant de gravite a tant de simplicite, et a tant de plenitude. 
Wolf et Gerda se gardent des paroles. Celles qu'ils prononcent 
preservent la dignite du silence. 

Que n'ai-je rencontre Christie d'abord, s'ecrie notre maitre d'ecole, 
des qu'il ne pent plus nier que sa douce compagne de lit n'est 
comme celle de Milton qu'une partenaire muette et sans esprit, 
n'est qu'une etrangere, ineluctablement autre, dont le malheur 
reflete dans son visage desole, dut-il s'en accuser, n'est plus_i 
qu'un jalon fixe dans le paysage de sa vie. Gerda n'est signi- 
fiante que presente pour son corps et ses sens. EUe ne lui importe 
plus, n'a rien a dire a son imagination, des I'instant qu'il la 
posslde et qu'ont reussi a les joindre les petites ruses de I'instinct. 
De I'instinct baptise Pere. Les dialogues hamletiens avec le 
crane vivement imagine de ce paillard, devant sa tombe, ont 
surtout pour sens et pour efFet de lier la sexualite a la mort. 
II dit, le crane, que la vie est courte et que V amour des filles est la 
seule fagon d'echapper a ses miseres^ Message paien revetu d'une 
ambivalence redoublee par la vision chretienne. 
Gerda s'use vite, et Wolf delaisse et neglige cruellement cette 
splendide creature. Elle se laisse consoler par Bob Weevil, 
mediocre epicier, et la mortification jalouse qu'en eprouve 
Wolf reflete tres precisement son humeur solipsiste, le fait qu'il 
ne traite jamais qu'avec des images et des combinaisons d'images : 
Et maintenant il sera toujours la, cache derriere les pensees de Gerda 
comme un rat derriere un ecran, me guettant quand je la touche... je 
mangerai avec lui, je coucherai avec lui.. J 

Le mariage avec Gerda est absurde. Un Blake pouvalit recon- 
naitre que, son ame retranchee dans une parfaite solitude, sa 
chair seule avait besoin d'un commerce tendre; Wolf n'est pas 
Blake. En realite, a la fagon des occultistes, il ne saurait se satis- 
faire a moins d'un double mariage : Christie, la fiUe du libraire 
incestueux, repond a son besoin de communion — avec un 
autre soi-meme. // vaut mieux etre seul, a moins qu'on ne puisse penser 
tout haut. Christie lui rend son bonheur de solipsiste : Qtiand il 
parlait a Christie, c'etait comme sHl se fut parle a lui-meme, ou comme 
s'il eut pense a haute voix^. 

A peine feminine, presque androgyne ou asexuee, elle rayonne 
de feminite essentieUe du seul fait qu'en existence elle en montre 
si peu. Wolf reconnait en elle l' essence platonicienne... du mystere 



Wolf Solent, p. 248. 
Id., p. 258. 
W., p. 369. 
Id., p. 249. 



219 



de toiites les jeunes filles, qui pour lui etait ce quHly avait de plus magigue 
au monde^. 

Cerebraux et pervers, ils sont faits I'un pour I'autre, et nous 
voici de nouveau convies aux longues caresses sans conclusion. 
Grace a cette affinite elective Wolf retrouve le passage vers 
I'univers : Maintenant que je vous ai connue, mon esprit a retrouve 
le contact. 

Mais ce n'est decidement pas le livre des amours blanches, 
mais bien celui des aventures passionnees. 

Nous allons en effet vers une seconde scene capitale, aussi sombre 
que I'autre etait claire dans I'or des fougeres. Wolf et Christie 
gravitent irresistiblement I'un vers I'autre; elle, que nous con- 
naissons bien, qui nous est tres presente avec son corps fluet, 
ses petits pieds dans leurs souliers a barrettes, plus sure d'elle- 
meme que de lui malgre sa timidite sexuelle; lui, tres dechire 
en efFet parce que le surmoi gronde et que la desintegration 
menace. II vient d'avoir une extase, une de ses cheres visions 
vegetales ou proto-vegetales, qui I'a mene d'une mousse verte 
a une algue verte. Cette mousse verte, cette algue verte, c' etait le bon- 
heur. Mais il entrevoit la fin des bonheurs, parce qu'il va au 
rendez-vous coupable que Christie s'est laisse persuader de lui 
donner chez elle en I'absence de son pere. II voit se former 
quelque chose qui va tuer ma mythologie si je n[y prends garde. Si 
I'on admet ^ qu'il n'y a pas de joie qui n'ait pour fond — Words- 
worth encore — la triste musique de I'humanite, conscience de 
souffrance et de malheur, on pent imaginer que cette conscience 
quiescente devienne intolerablement active si la quete de joie 
se salt ou se croit coupable, et que le blocage soit brutal. Mais 
voici la tendre rencontre. Christie n'est pas coquette. Et Powys, 
par une simpHcite digne d'elle, preserve la scene du ridicule 
qui menace les seductions puritaines. Wolf a obtenu sans peine 
qu'ils passent dans la chambre a coucher. Alors il se passe quel- 
que chose en lui, comme une transe. II perd le sens de la realite : 
reve-t-il qu'il lui a dit : Enlevez votre robe? Sa voix s'est-elle fait 
entendre? Christie a-t-elle vraiment commence a se degrafer? 
En lui la tension critique se fait extreme. Une image hallucinante 
monte et d'un coup s'impose, obsessive, I'image d'intolerable 
detresse entrevue sur un visage, sur les marches de la gare de 
Waterloo. Pour un autre personnage, le poete Jason Otter, 
poete du soleil noir et des sombres marais, qui semble etre un 
produit de fragmentation de I'auteur, de telles figures interdisent 
tout bonheur; pour Wolf, elles imposent d'y joindre une reve- 
rence, et d'abord de soi. Aussi, coupable par anticipation, Wolf 



1. Wolf Solent, p. 241. 

2. Id., p. 155. 



220 



»ii»|lNll!lll' 



voit se dresser devant lui I'image d'interference et crie son hor- 
reur. Mais ce rappel a une convention de vertu, en soi-meme 
et dans 1' autre, a ce moment precis, est un outrage impardon- 
nable, qui donne la mesure une fois de plus d'un solipsisme 
irremediable et cruel. Le crane blanchi du pere a beau jeu apres 
cela de reprendre la parole : Ta vertu metaphysique, mon fits si 
moral, a fait plus de mal cette nuit a ta bien-aitnee que toute ma sensualite 
rCen a jamais fait a aucune femme ^ . 

Et dans cette humeur merveilleusement lucide et singulierement 
humaine, Powys eclaire brutalement I'illusion de Wolf. Apres 
le crane, la vivante, blessee mortellement, parle : Vous vous tirez 
toujours d' affaire en vous accusant vous-meme... mais si vous sentiez 

vraiment ce que les autres sentent Tout ce qui arrive, c'est seulement 

pour vous quelque chose a arranger dans voire tete... Ce que vous ne 
semblez jamais comprendre malgre vos beaux discours sur « le bien et le 
mal », c^est que les evenements se passent en dehors de la tete de qui- 
conque ^. 

Powys a reussi cette fois a creer un personnage et non pas seule- 
ment une image clownesque de lui-meme. II a presente, dans 
une humeur critique — autocritique — le drame de la psyche 
protestante et de ses effets entre le grotesque et le desastre. II 
semble que Christie, ses sens eveilles, quelque humeur entree 
en elle de suicide moral, accueille plus ou moins les avances de 
son pere, qu'elle punit ensuite de mort en le faisant tomber dans 
I'escaher. Gerda, dont la gorge ni les levres ne connaissent plus 
le chant des merles, se retrouve sur les genoux du vieux Lord 
Carfax qui sait etre tendre a la douce chair des fiUes. Wolf est 
repousse dans une sohtude sans joie, mais il est purge. La vie, 
ou il est tombe a I'improviste, lui a donne une legon cruelle, 
comme elle la donne aux heros de Conrad qui croient qu'on 
pent vivre dans sa tete. II y voit enfin clair. 

Cette conscience d'une lutte surnaturelle poursuivie dans les abysses entre 
le Bien et le Mal si nettement opposes s'etait effacee de son esprit. Jusqu'au 
cceur mime de la vie, les choses etaient plus compliquees que cela! Le sur- 
naturel lui-meme avail disparu de son esprit. Sa mythologie, quoi qu'elle 
eut ete, etait morte. Ce qui lui restait maintenant, c'etait son corps qui 
etait pareil au corps d'un arbre, d'un poisson, d'un animal, et ses mains 
et ses genoux etaient comme des branches, des nageoires, des pattes!... 
L'air et la terre, les nuages et une touffe d' her be, la nuit et le point du 
jour... Qui, cela sufft!^ 

Le numero d'acteur est devenu, dans ce cas unique, une expe- 
rience de critique de soi-meme par le roman, d'examen d'une 



Wolf Solent, p. 478. 
Id., p. 481-482. 
Id., p. 651. 



221 



maniere d'etre au monde ou de ne pas y etre, d'etre ou de n'etre 
pas en rapport. 

II voit ce qu'il a fait a Gerda, il voit ce qu'il a fait a Christie. 
Ayant perdu le contentement de soi-meme et le don de vision. 
il marche dans un vide hostile, mais qui est en meme temp? 
comme une sorte d'epreuve initiatique inversee : chasse de son 
univers secret, il reflechit, c'est mon corps qui m'a sauve, et. 
se pin^ant la cuisse, il entre dans le reel. La pitie I'envahit. 
largement, pour tons ces absurdes demons dont il avait peuple 
cet autre monde. II songe, sans pitie pour soi-meme, qu'il est 
seul, et au terme de ces meditations, Powys lui fait clore le livre 
sur une platitude merveilleusement expressive : Bon, je vais 
prendre une tasse de the! 



JEAN-JACqUES MAYOUX 



Ce texte est paru dans Critique en mai ic 



222 



LETTRE A LLEWELYN POWYS 



Mew York, 4 Patchin Place, 16 aout igsS. 



... Schuster 1 essaie de me persuader, d'une fagon qu'il qualifie 
de modeste, de couper 300 pages au milieu de mon roman^ la 
oti il pense, comme Durant et Mr Fadiman, que je vaticine le 
plus — si bien qu'il me faut ecrire maintenant un chapitre assez 
difficile pour combler ce vide, tout en gardant certaines scenes 
que je considere corome essentielles. Ainsi le livre n'aura plus 
que 200.000 mots et je pense qu'il comportera deux volumes 
d' environ 400 pages chacun. II me parle de la fin de mai comme 
date de publication. Le titre n'est pas encore arrete. Schuster 
et moi nous aimerions tous deux I'appeler Les Vivants et les Morts^, 
mais ce titre a deja ete employe... Pour moi, je ne trouvais pas 
cette coupure le moins du monde necessaire. Je n'y consens 
que parce que je pense que Schuster est sans doute celui qui 
s'occupera le mieux de mon roman, car il en est tres enthou- 
siaste. De toute fagon, il est a pen pres certain qu'aucun editeur 
ne I'aurait pris dans son entier. Mr Hill aurait sans doute voulu 
I'abreger lui aussi et il est bien probable que ces coupures auraient 
atteint davantage les lignes maitresses du livre a cause de son 
inquietude concernant les perversiUs et Vinceste. Ces aspects du 
livre ne semblent pas tourmenter du tout Schuster... Qiaant a 
moi il me semble que les 300 pages en question ont la meme 
valeur ni plus ni moins que toutes les autres pages ! Je pense a 
mon livre comme a une sorte de fleuve... ou Ton aime nager 
si toutefois ces eaux-la vous plaisent mais que Ton abandonne, 
amarrant son canoe, a un grand coude psychique de la riviere, 
la oil « les rumeurs et les odeurs » de la mer sont les plus 
fortes... Je ne sais pas si j'ai la puissance necessaire pour des 
denouements dramatiques et bouleversants comme il y en a a la 
fin d'un livre de Dostoiewsky ou d'une piece de Shakespeare 
— peut-etre pas — et toute la structure de mon roman ressemble 

1 . Un des editeurs americains de Powys. 

2. Wolf Solent. 

3. The Living and the Dead etait aussi le titre qu'il avait donne a un poeme de Wolf's 
Bane (Granit, p. 50). 



223 



au cours d'un fleuve qui pourrait couler ou s'arreter, tout comme 
riliade pourrait ne pas finir avec la mort d'Hector ou les jeux 
donnes en son honneur, mais aurait bien pu continuer jusqu'a 
la mort d'Achille ou au moins la Chute de Troie... 
J'avoue que je suis conscient de temps a autre qu'avec une ter- 
rible concentration de mes forces, le mouvement general de ce 
livre — qui gravite autour de la necrophilie d'Urquhart et de 
la mythologie de Wolf — aurait pu etre porte a s'elever et a eclater 
pour finalement se briser en un grand cataclysme oii tout 
s'ecroule, comme ceux que Ton trouve dans Le Roi Lear ou Les 
Possedes — dans un final ou la mort d'Urquhart aurait eu lieu 
au cours d'une tempete sauvage amenee par le vent, tandis 
que Tilly Valley se lamente et que Jason fait des remarques 
sardoniques; et Miss Gault aurait pu finir tragiquement. Darn- 
ley etre separe de Mattie, et Wolf etre arrache a la fois a Gerda 
et a Christie et rejete miserablement a Londres ou bien finir 
par se tuer dans I'Etang de Lenty... Oui, je peux vaguement 
imaginer une fin aussi terrifiante et bouleversante avec des 
fragments de destins pitoyables jetes ici et la comme des feuilles. 
Ce n'est pas que je ne prenne pas mes personnages au serieux, 
au contraire je les prends tellement au serieux que je ne puis 
m'obliger a les sacrifier de sang-froid lors d'un final esthetique, 
a moins que je ne sois assez heroique pour etre moi-meme pret 
— si tu vols ce que je veux dire — ^ a un tel suicide ou a une fin 
aussi tragique. J'ai scrupule a faire traverser a mes personnages 
(pour les besoins de la dramatisation) des situations que je sais 
avoir assez de ruse et de chance pour eviter!... Tu vols, si les 
personnages et les evenements m'avaient emporte et avaient 
gravi une montee fatale en vue de ce final immense et boule- 
versant autour de la mort d'Urquhart ecroule sur le cadavre 
de Redfern pendant un orage effrayant, peut-etre ce livre eut-il 
ete plus grand qu'il n'est. Mais si de sang-froid et pour les 
besoins de la dramatisation j' avals deliberement fait taire ma 
couardise personnelle et mon horreur de la violence, si j'avais. 
sacrifie Miss Gault, Urquhart, Wolf lui-meme, Gerda et meme 
Darnley dans un paroxysme de pitie et un denouement sombre 
et tournoyant, il est bien possible que le livre eut ete moins 
impressionnant et moins satisfaisant (au diable le convaincantl) 
qu'il ne Test en fin de compte, meme avec la fin paisible que je 
lui ai choisie sur le mode mineur! En permettant a Carfax de 
se substituer a Wolf a la fin du livre comme un vieux bouc 
emissaire sournois a la riche toison, en permettant a la vision 
cynique qu'il a des obsessions d'Urquhart de prevaloir sur 
I'edifice surnaturel du Bien et du Mai construit par Wolf, j'ai 
evite le danger de toute catastrophe forcee, de tout coup de 
tonnerre theatral et artificiel pour la fin... Et bien que cette 



224 



fin soit paisible et sobre et que peut-etre je n'aie pas fait la une 
oeuvre d'art aussi grande qu'elle I'eut ete si cette catastrophe 
terrible avait groupe autour de I'Etang de Lenty et du tertre de 
Redfern des silhouettes tragiques ployees sous un destin fatal, 
tout est mieux que d' avoir fait un denouement force qui aurait 
ensuite jete retrospectivement un doute, comme tu dis, sur tout 
le livre. Tel qu'il est ecrit, I'Etang de Lenty et le tertre de Red- 
fern se fondent dans des nuages flottants et fantomatiques, sur 
I'horizon bas, comme s'ils etaient crees par I'imagination de 
Wolf — qui doit maintenant se coUeter avec les choses sur un 
plan bien plus terrestre et moins surnaturel! Carfax et Jason 
ont tous deux raison en un certain sens contre ses reveries mys- 
tiques — et pourtant, dans ce champ d'or Saturnien a la fin 
du livre, quelque chose emerge (pourrais-je dire mieux ce que 
c*fest? il faut que j'essaie encore) qui I'aide a rencontrer les 
choses, meme sur un plan plus terrestre, a sa fagon a lui avec sa 
certitude toujours intacte que le monde materiel n'est pas 
tout ce qui existe, meme si le grand conflit entre le Bien et le 
Mai a quelque peu perdu de son sel ou du moins s'est revele 
plus complexe qu'il ne le pensait!... 



JOHN COWPER POWYS 

traduit par Diane de Margerie 



N ; U5 remercions Malcolm Elwin, qui nous a communique le texte de cette lettre ine- 
r_;e en anglais. 



225 



P, 



L..„,.. , 



LE MIROIR DES VOIX 



De tous les elements, I'eau est le plus fidele « miroir des voix ». 
Le merle, par exemple, chante comme une cascade d'eau pure. 
Dans son grand roman intitule Wolf Solent, Powys semble pour- 
suivi par cette metaphore, par cette metaphonie. Par exemple : 
« L'accent particulier du chant de merle, plus impregne de Fesprit 
de Fair et de Feau qu'aucun son du monde, avait toujours eu pour 
Wolf un attrait mysterieux. II semblait contenir, dans la sphere 
du son, ce que contiennent dans la sphere de la matiere les etangs 
paves d'ombre et entoures de fougeres. II semblait contenir en lui 
toute la tristesse qu'il est possible d'eprouver sans franchir laligne 
invisible de la region ou la tristesse devient le desespoir. » J'ai relu 
bien souvent ces pages qui m'ont fait comprendre que la roulade 
du merle est un cristal qui tombe, une cascade qui meurt. Le 
merle ne chante pas pour le ciel. II chante pour une eau prochaine. 
Plus loin, Powys entend encore dans le chant du merle, accentuant 
sa parente avec Feau, « cette cascade melodieuse de notes liquides. 
fraiches et tremblantes, qui semble vouloir tarir ». 
S'il n'y avait pas dans les voix de la nature de semblables redou- 
blements des onomatopees, si Feau tombante ne redonnait pas les 
accents du merle chanteur, il semble que nous ne pourrions pas 
entendre poetiquement les voix naturelles. L'art a besoin de s'ins- 
truire sur des reflets, la musique a besoin de s'instruire sur des 
echos. C'est en imitant qu'on invente. On croit suivre le reel et on 
le traduit humainement. En imitant la riviere, le merle aussi 
projette un peu plus de purete. Le fait que Wolf Solent soit preci- 
sement victime d'une imitation et que le merle entendu dans le 
feuillage au-dessus de la riviere soit la voix limpide de la belle 
Gerda ne donne que plus de sens au mimetisme des sons naturels. 



GASTON BACHELARD 



Nous remercions Mme Suzanne Bachelard et M. Jos(^ Corti de nous autoriser a publier 
cet extrait de L'Eau et les Reves (Jose Corti, 1942), id. 1971, p. 258-259. 



226 



LETTRE A MARIE CANAVAGGIA 

Paris, le 25 mai ig^8 
Chere madame, 
Quel livre vous m'avez envoye ! Vous me disiez dans votre si gentille dedi- 
cace de lire V avant-dernier chapitre. Maisj'ai voulu lire tout le livre ligne 
par ligne. Etje viens seulement d'en achever la lecture. On apprend plus 
en lisant un livre de Powys qu 'en lisant une bibliotheque de psychologue. 
C 'est un grand poeme de psychologie qu 'un tel roman. Chaque etre est 
ici designe par sa profondeur, petite profondeur ou grande prqfondeur peu 
importe. La dimension humaine est revelee. 
Je lis Powys commeje lis Dostoiewsky. 

Quel service vous venez de rendre ! Allez-vous continuer? Powys est si pro- 
fond, si vrai que je crains que son livre n' ait pas I' immense succes qu'il 
merite. Les romans d'Amerique font des hommes d' artifice. lis sont des 
essais de psychologie cocasse. Avec Powys on rive et on medite. 
Jean Wahl sail tout cela. Sa preface est digne du livre. 
Traduisez bien vite un autre livre, un livre aussi beau, aussi grand. 
Je vous remercie pour la semaine de lecture que vous m'avez donnee etje 
vous prie d'agreer I' expression de mes sentiments tout devoues. 



GASTON BACHELARD 



Nous remercions Marie Canavaggia, ainsi que Mme Suzanne Bachelard, de nous 
autoriser a publier cette lettre inedite. 



227 



UN REALISTE MYSTIQUE 



Comme son frere Theodore Francis Powys, qui est lui aussi un 
romancier de grand talent (les Powys constituent une sorte de 
famille litteraire, comme les Sitwell), John Cowper Powys rap- 
pelle, dans ses deux prenoms, deux illustres ancetres, dans la 
branche maternelle : Joh n Donne et William Cowper. CelaMe 
predestinait peut-etre a la carriere Utteraire, de la meme maniere 
que r antique ascendance galloise, du cote paternel, le predis- 
posait a cette faculte toute celtique qu'il a, et que les Gallois, 
entre tous les Celtes, possedent au plus haut degre, de percevoir 
simultanement, et avec la meme intensite, la realite concrete 
des choses et leurs prolongements indefinissables, leurs mys- 
terieux rapports entre elles, entre elles et les hommes aussi. Pour 
cette raison appellerai-je realisme mystique cette maniere d'exposer 
et d'exprimer les etres, les evenements, que partagent les trois 
freres Powys (Llewelyn devant s'ajouter aux deux que j'ai 
nommes), et que John Cowper presente dans ses livres, avec un 
sombre et lyrique eclat. 

Chez ce romancier moderne nous retrouvons une longue lignee 
de pretres (je dirais des Druides, s'il s'agissait des Gaulois), de 
bardes et de princes : c'est une heredite dont on ne se debarrasse 
pas facilement; aussi les romans de Powys, traitant de sujets et 
de personnages contemporains, retrouvent-ils, malgre I'auteur 
ou avec son consentement, le ton incantatoire des recits mythiques 
d'autrefois, et I'on remarque une grande analogic de formes, 
de sentiments, de conception du monde avec les grands bardes 
gallois, etudies et traduits par Jean Mar kale : Aneurin, Llywarch- 
Hen, Taliessin, et ce Myrddin dont nous avons fait MerUn^ 
J'espere que Ton traduira bientot les romans historiques de 
Powys, en particulier Porius qui decrit avec tant de force vision- 
naire la rencontre des deux grandes civilisations, la celtique et 
la latine, a I'epoque de la conquete du Pays de Galles par les 
Romains. 

II est necessaire de situer I'auteur dans sa hgnee pour comprendre 
tout ce qu'un roman comme Les Sables de la Mer doit a cette 
heredite de poetes-pretres qui celebraient les forces de la nature 

I. Jean Markale, Les Grands Bardes Gaulois, preface d' Andre Breton, Falaize, 1956. 



228 



illiiiiliii Ill 



divinisees : les prieres emoy.vantes et burlesques en meme temps 
qu'un des heros du livre, Sylvanus Cobbold, adresse aux ele- 
ments et aux objets familiers sont assez proches du chant du vent 
et du chant du feu de Taliessin pour que se reconstitue cette con- 
ception panique du monde sans laquelle Les Sables de la Mer 
ne serait qu'un roman realiste, qui se deroule dans une petite 
ville anglaise au bord de la mer, sous le regard bienveillant, ou 
reprobateur, de deux statues, celle de la reine Anne et celle de 
la reine Victoria. 

Les elements participent a cette histoire, constamment et violem- 
ment : le vent du large agite les rideaux victoriens, tandis que 
les embruns amers fouettent le visage des promeneurs le long de 
I'esplanade. Des figures familieres a toutes les plages anglaises 
animent ce recit : le predicateur-prophete qui harangue les 
bftdauds, le montreur de guignol qui fait dialoguer le couple 
demoniaque de Punch et Judy, et les bourgeois de la petite ville 
cultivant dans leurs salons sombres et encombres, derriere de 
lourds rideaux de peluche, comme des plantes carnivores, leurs 
vices, leurs angoisses et leurs nostalgies. Et la mer bat sans arret 
ces rochers immemoriaux, que la bise et les vagues ont tallies 
a I'image de monstres prehistoriques et de geants legendaires. 
De ce contraste meme entre la puissance et la purete des ele- 
ments, d'une part, et de I'autre, cette vie en retrait, secrete, des 
passions inavouees ou savoureusement satisfaites dans les arriere- 
plans sordides d'une respectabilite en apparence inattaquable, 
nait le drame qui jette ces personnages les uns sur les autres, 
pour se posseder ou s'entre-detruire. A ces personnages, John 
Cowper Powys a donne cette vie totale, qui les situe solidement 
dans la realite de tous les jours, presque dans la banalite, et, 
au meme moment, demasque les ombres dont ils s'enveloppent, 
consciemment ou non, et qui, trainant derriere eux sur le sable, 
font des gestes emphatiques, douloureux et ridicules. Ce drame, 
c'est avant tout le conflit entre I'etre et le non-etre, le moi et le 
npn-moi, et, simultanement, cette perception tragique que le 
mbj se confond avec le non-moi, et qu'il existe une connivence 
suspecte oii I'etre et le non-etre, son complementaire, non son 
contraire, dessinent les chemins de ce labyrinthe du desespoir 
ou ils se debattent tous, chacun d'eux tenant sa vie au bout de 
ses doigts, pret a la jeter a la vague ou au vent, sur un appel, 
plus insistant que d'habitude, de la tristesse et du regret. 
Ces personnages s'imposent a nous par leur puissante objectivite, 
par la masse de leur corps et la frenesie de leurs passions; ils 
paraissent presque hallucinants par leur maniere non equivoque 
d'etre la : a cela se reconnait deja le grand romancier, celui qui 
detache de lui ses heros apres leur avoir donne ce maximum 
d" existence que peut avoir un homme reel, non une creature nee 



229 



de I'imagination d'un ecrivain. Inoubliables, irrevocables, ils 
sont Id, dans leurs trois dimensions, presents, compacts, lourds, 
solides et vrais comme les galets de la plage. Ainsi opposent-ils 
a la vehemence des elements qui pourrait les emporter leur poids 
de rochers. Ils ne se fondent pas dans cette nature dominatrice; 
ils se heurtent a elle dans un corps a corps titanique, avec un 
farouche orgueil d'hommes. S'ils consentent a communier avec 
les energies elementaires, c'est d'egal a egal. 
Ainsi que le dit tres justement Jean Wahl dans sa preface pour 
Les Sables de la Mer, une des choses essentielles pour Vauteur, c'est de 
nous f aire communiquer avec ces instants de rapide et inattendue reve- 
lation oil les moments disperses d'intuition s'unissent et se fondent les 
uns avec les autres sous les rayons larges et reconciliants d'une myste- 
rieuse lumiere... II y a toutes sortes de niveaux dans cette vie d peine 
consciente des grands personnages de Powys; et aux niveaux les plus 
profonds, nos personnes emettent des rayons lumineux, comme certains 
poissons electriques. Ces phosphorescences qui emanent de 
I'illustre clown Jerry Gobbold, de son frere Sylvanus, I'evange- 
Hste paien (tous deux justifiant bien, et chacun a sa maniere, 
leur nom qui rappelle les kobolds), du caboteur Skald, du repe- 
titeur Muir, de Finsignifiant Gaul et du mediocre Ballard, de 
cette foule d'hommes et de femmes, c'est I'aveu de leur nature 
mysterieuse, masquee par leur caractere evident. S'affirmant 
et se derobant tour a tour, plus elementaires que les hommes, les 
femmes surtout se haussent au niveau du mythe, jusqu'a res- 
sembler a des meres au sens goetheen du mot, ainsi que le remarque 
Jean Wahl. 

La realite, I'objectivite des romans de John Cowper Powys, 
ressortent souvent du fait que Ton reconnait la petite ville dont 
il parle, et dans ses personnages, d'authentiques citoyens; ce 
qui lui a valu de singuliers desagrements. On peut voir la une 
preuve de I'adherence, dans ses romans, entre I'invention crea- 
trice et la verite des etres, preexistante ou coexistante a Faction 
de I'imagination. Mais cette realite, Powys la transpose sur un 
autre plan; il decouvre les arriere-plans monstrueux des figures 
falotes, il retrouve les veritables dimensions de ces hommes et 
de ces femmes dont certains se recroquevillent dans un corps 
encore trop grand pour eux, alors que les autres developpent 
des silhouettes de geants, et, ramenant I'humanite a I'elemen- 
taire, deviennent de la meme matiere que les forces de la nature. 



MARCEL BRION 

de I'Academie Frangaise 



Ce texte est paru dans Le Monde du i«r juillet 1958. 



230 






LES CIMMERIENS 



On s'embarque dans le roman de John Cowper Powys, Les 
Sables de la Mer, traduit de I'anglais par Marie Canavaggia, 
comme on s'embarquerait pour les songes, si les songes etaient 
a portee de la main. II compte pres de six cents pages, quinze 
chapitres, une vingtaine de personnages. II commence un soir 
de Janvier, au jour tombant, sur une plage bordee de galets; ie 
fracas des vagues qui montent a I'assaut de la plage, la colora- 
tion grise et glacee de la mer sous la brume d'hiver vont etre 
la tout I'espace du livre; le bouillonnement de la mer froide et 
furieuse ne se laissera pas oublier un instant en six cents pages. 
On ignore oh I'histoire se passe — en quelle bourgade de la 
cote anglaise — et cela n'a pas d'importance. On ignore a quelle 
date — sans doute au debut du siecle — et cela non plus n'a 
pas d'importance. Les contours sociaux sont egalement imprecis; 
il y a des riches et des pauvres, mais la pauvrete et la richesse 
n'ont guere d'incidence sur la conduite des personnages, et 
leur metier, lorsqu'ils en ont un, ordinaire ou bizarre, est une 
simple donnee, comme I'age ou la couleur des yeux. Les person- 
n^es semblent naitre d'une resolution brute et souveraine, sans 
que i'auteur paraisse jamais se prendre pour le destin, mais il 
decouvre comme malgre lui, dans ses brouillards cimmeriens, 
les plus etranges creatures : un clown celebre, sa femme a demi- 
foUe, son frere Fillumine; un apprenti-philosophe ; une bohe- 
mienne; un simple d' esprit; un marin fou; un repetiteur de grec; 
un geant farouche qui reve de justice et de meurtre; un entre- 
preneur avare, austere et pourtant debauche. Les femmes et 
les jeunes filles sont encore plus etranges, pures et faciles tout 
ensemble. Leur jeunesse, leur beaute blanche et blonde, leur 
douceur tiede, leur abandon ou leur passion sont evoques avec 
une tendresse emerveillee, comme si chacune etait le refuge et 



231 



le salut par excellence. EUes s'appellent Hortensia, Curly, 
Marret, Peggy. Leur peau rayonne comme la nacre des coquil- 
lages. Qui aimeront-elles ? Qui sauveront-elles ? L'amour laisse 
triomphantes les femmes, et les hommes eblouis. La plus douce, 
la plus violente, la plus belle se jettera comme dans les epopees, 
a la derniere page, aux bras du geant justicier. Tous ceux que 
mene l'amour, le temps que l'amour les mene, obeissent a une 
sensualite a la fois pure et brulante, reveuse et tumultueuse. 
EUe est en eux la force du printemps, le battement des marees 
et peut-etre I'harmonie des spheres. Car Les Sables de la Mer 
est un livre ou jamais on ne perd de vue que la terre est un astre 
dans une galaxie eternelle. 

Au debut, tout parait simple. On ne remarque d'abord que le 
plus exterieur. Mais, a mesure qu'on avance, la matiere rom^- 
nesque s'epaissit et les personnages s'eclairent par le dedans. 
lis sont determines par un physique, par un caractere, par 
un comportement propre a chacun. Leur reahte est indiscu- 
table, cependant elle surprend. Sans doute, ils progressent au 
milieu d'un nuage, par eux-memes secrete : souvenirs, reflexions, 
reves — et ces nuees se melent, se heurtent, se dissolvent, se 
reforment, prenant leur couleur du ciel et du sol, des etres et 
de la nature. On s'habitue vite. La surprise vient d'un autre 
element, simple et grandiose, mais tel que pour le faire admettre 
sans affectation ni ridicule il faut I'accent d'un grand rhapsode. 
C'est qu'ils participent d'une realite mythique ou mytholo- 
gique, chacun servant de poussiere au soleil de la verite. Voila 
pourquoi rien n'est plus loin du roman reahste ou psycholo- 
gique que Les Sables de la Mer : John Cowper Powys apporte 
une vue de I'univers oii la matiere est ce qui rend I'ame visible. 
Aussi bien s'agit-il d'une ame universelle et multiforme, presente 
dans la vague et le grain de sable autant que dans le regard des 
jeunes fiUes. Clairement ou obscurement, tous ceux qui existent 
dans ce livre en ont conscience. Une connaissance seconde y 
habite les hommes et les femmes, et le sourd grondement dela 
mer n'accompagne pas en vain leur veille et leur sommeil. Leur 
part d'eternite leur est toujours sensible, si absurde que soit 
leur conduite, ou affreuse leur condition. Parce que leur vie est 
une parcelle de la vie universelle, l'amour est pour eux comme 
la mer et la mort. Sont-ils bien surs que leur vie leur appar- 
tienne? lis se sentiraient plutot appartenir a la terre ou ils 
vivent. Ici intervient une nouvelle particularity : ce n'est pas 
n'importe quelle terre. Les landes n'abandonnent aux vagues 
que du sable ou des pierres, ou se melent a I'eau pour former un 
immense et sauvage marais. Ou sont les cultures? Oti sont les 
arbres et les fleurs? II y a des carrieres d'oohthe, des tempetes 
et des naufrages, mais dans tout le livre un seul bouquet de 



232 



roses. II n'y a d'oiseaux que les oiseaux de mer. Les pierres 
blanches et grises, les lichens, les galets et les coquillages, I'eau 
verte et grise bouillpnnant dans le creux des roches, les algues 
pourpres, et les loiigues lames blanchissantes jusqu'a I'horizon, 
et la brume et le vent mouille, voila I'univers ou naquirent 
Iseult et Tristan. Mais il n'est pas besoin d'Iseult ni de Tristan. 
La-bas, le plus simple berger salt qu'il faut guetter I'aube, et 
qu'il a peut-etre deja vecu. Les personnages de Powys se sur- 
prennent volontiers a sentir que I'instant qu'ils vivent, ils Font 
deja vecu, et dans I'ephemere ils reconnaissent par eclairs 
I'eternel. Comme le berger, ils se laissent enchanter de deso- 
lation et consoler par un brin d'herbe ou par un lambeau de 
brume. lis entassent leurs peines en pierres de silence au fond 
de leur coeur. Mais a cet infini pouvoir de detresse repond un 
aiaaour fanatique de 1' amour et du bonheur, un emerveillement 
inlassable devant le moindre caillou, et le sentiment qu'il suffit 
d'une bourrasque ou d'une lueur entre deux nuages pour ima- 
giner qu'on va tout comprendre. 

Arriver, par le moyen d'une longue histoire, a rendre sensible 
ce fremissement, cette attente immemoriale, cette spontaneite 
dans I'abandon, cette faculte de glissement d'un plan a I'autre, 
c'est etre poete bien plus que romancier. Le patronyme de Cow- 
per, dans le nom de John Cowper Powys, evoque un celebre 
poete metaphysicien du xyni^ siecle, William Cowper. Si loin- 
tains ou si laches que soient les liens qui rattachent a William 
Cowper John Cowper Powys, il est singulier et admirable que 
I'angoisse du mystere qui ravagea le poete anglais se retrouve 
chez I'ecrivain gallois transposee et magnifiee par la serenite. 
II est plus admirable encore que le rayonnement poetique ait 
resurgi, a lui-meme identique. Les longues et lentes phrases 
liquides de John Cowper Powys emportent le lecteur au bord 
de ces moments oii Ton croit que le monde va s'ouvrir. Les 
aubes sur les marecages et les soleils couchants sur la mer, tout 
cela fut dit mille fois, mais ici ce qui vient du fond des ages 
p^ait invente de la veille. Aussi, n'est-il pas sur que Les Sables 
de la Mer soit un roman, meme metaphysique ; mais, sous le 
masque du roman, une oeuvre plus rare et plus singuliere : 
un long poeme celtique en prose, qui redonne vie a une parole 
perdue. 



DOMINIQUE AURY 



Ce texte est paru dans la Nouvelle Revue Frangaise en septembre 1958. 



233 



ATTENTIF 
AUX MOINDRES MOUVEMENTS DU VISIBLE 



Si nous considerons d'abord ce romani de loin, nous croyons voir 
un theatre de grandes dimensions, dont les limites se perdent a 
I'infini : la largeur, la hauteur et la profondeur sont egalement 
enormes, et la paysage meme ou vit Powys, ou se deroule aussi le 
roman, semble la meilleure image que Ton puisse donner de I'oeu- 
vre. Qu'on imagine une mer aux marees puissantes, aux tempe- 
tes funestes, de grands vents, I'eclat violent du soleil alternant avec 
le passage de brumes pareilles a des fuites d'ombres. Et s'il y a aussi 
une ville non loin de ces galets et de ces algues, de ces plaines et de 
ces rocs, s'il y a des maisons riches et pauvres, des cafes, des asiles, 
des lieux de rendez-vous clandestins, des chambres luxueuses ou 
douillettes, ils ne preservent jamais ceux qui les hantent de cet 
immense espace autour d'eux qui gronde ou flamboie, de ces sour- 
des profondeurs, de ces dels attirants, des menaces ou des pro- 
messes du dehors. Dans ces etendues si vibrantes, si changeantes, 
les personnages eux-memes sont mus par des puissances elemen- 
taires, inexprimables, qui leur pretent une force presque sur- 
humaine; et nous les voyons avec quelque stupeur traverser ce 
theatre comme des etres emportes, flottants, a la fois pleins de 
puissance et de desordre, de presence et de reves, ainsi que nous 
avons pu voir le roi Lear dans la tempete et le delire. Certes, une 
oeuvre pareille s'affirme comme inseparable des lieux qui I'on^vue 
naitre, on ne saurait la concevoir sur les rives de la Mediterranee ; 
mais a une certaine profondeur de I'enracinement dans un lieu, 
Foeuvre retrouve toujours un fond commun, et nous nous jugerions 
incomplets si nous n'avions pas aussi, pour nous nourrir, ces 
embruns et ces brumes. 

Ce qui nous frappe ensuite et nous empHt d'admiration pour 
I'auteur, c'est que cet univers si vaste, dans I'estompement de ses 
limites et la mobilite de ses formes, ne manque nullement de 
coherence ; que ces vents, que ces marees, que ces ombres (et aussi 

I. Les Sables de la Mer. 



234 



4W' 



bien pourrais-je dire que ces reves, ces amours, ces larmes) sont 
soumis a des lois qui n'ont pas moins de force que les regies plus 
strictes et plus eclatantes dont la litterature mediterraneenne se 
sert pour edifier ses architectures. Des liens singuliers, d'ordinaire 
peu visibles, souvent mis en doute, s'etablissent entre la profondeur 
et la hauteur, I'anime et I'inanime, de meme qu'entre les humains 
les plus difFerents (car toutes les classes ici se melent, et on sent bien 
qu'une vision etroitement sociale du monde paraitrait ridicule a 
I'ecrivain). Ce qui aurait pu n'etre qu'un chaos est en reahte, 
grace a la perspicacite d'un romancier attentif aux moindres mou- 
vements du visible, a toutes les recherches de 1' esprit, une structure 
pleine de souplesse, une « tenebreuse et profonde unite », oui, une 
especfe d'immense foret animee par le vent et la lumiere. Et le 
grondement complexe de la vie devient musique puissante, envou- 
tante, ou cohabitent sans effort ni disparate les tons les plus divers, 
de la confidence a la declamation, de la meditation au dechaine- 
ment des passions, du murmure au coup de tonnerre. 
Si bizarres, si impenetrables qu'il leur arrive d'etre, les nombreux 
personnages de ce roman sont violemment presents, profondement 
emmeles avec la vie. Et il n'est pas possible de les detacher de 
r ensemble dans lequel ils sont pris pour les presenter au lecteur 
(mais I'oeuvre qui s'accommode mal de la critique a toutes chances 
d'etre la plus riche et la plus vraie). 

Sur une plage de la petite ville anglaise de Sea-Sands, en Janvier 
191 2, Magnus Muir, repetiteur de latin, personnage timide et 
sensuel domine par le souvenir puissant de son pere, attend une 
jeune inconnue qui doit arriver de Guernesey pour servir de 
demoiselle de compagnie a Lucinda Cobbold, femme d'un clown 
mondialement connu. Sur cette plage hivernale ou est dresse un 
theatre Guignol (et Ton entend comme des menaces grotesques 
et dechirantes les cris du montreur) , Magnus Muir songe a la jeune 
Curly Wix qu'il reve d'epouser; ses songeries traversent ainsi 
I'espace invisible, tandis que ses pas visibles, hesitants, I'amenent 
a rencontrer tour a tour deux des principaux personnages du 
roman, tons deux de grande taille comme lui, et a tous points de 
vue : Sylvanus Cobbold, le frere du clown, prophete ambigu 
d'une religion ambigue ou les jeunes filles jouent un grand role, et 
Adam Skald, dit le Caboteur, un marin vigoureux et populaire 
qui tient tete quasiment seul, dans la ville, a Cattistock le capi- 
tahste; Adam Skald qui, ce soir-la, accepte d'attendre la demoi- 
selle de compagnie a la place de Magnus Muir. Celui-ci, trouble 
par le spectacle de la mer, du crepuscule, et par I'ardeur de ses 
songeries, regagne le foyer confortable ou une vieille demoiselle 
veille precautionneusement sur sa soHtude. Avant qu'il ne s'en- 
dorme, par la fenetre qu'il a ouverte sur la nuit, la force terrible 
de la mer, de I'obscurite, des vents envahit sa chambre et le 



235 



secret de son coeur, comme I'emissaire d'une fatalite toujours 
tournee vers les peines et les tourments; et la ville, en une sorte 
de vision, lui apparait comme une ville d'embruns et d'odeurs 
d'algues. Mais ce desespoir se mue bientot en bonheur, en emer- 
veillement devant la puissance mysterieuse du monde. 
Et si je me suis attarde sur ces premieres pages, c'est qu'elles mon- 
trent deja I'un des elements centraux du livre : une conscience tres 
vive, tres douloureuse, de la funeste violence de la vie, la connais- 
sance de la fatalite profonde, inseparable de I'ivresse qu'eprou\e 
I'esprit du fait meme de cet orage meurtrier. En Powys, comme en 
la plupart de ses personnages, s'associent ainsi la douleur et I'emer- 
veillement, le poids du passe et I'elan vers le possible, la compassion 
et I'exaltation. Je doute que beaucoup de lecteurs puissent resister 
a cette ouverture de I'oeuvre, si immediatement envoutailte, et 
qu'ils n'aient pas desormais le desir de suivre ces personnage^, qui 
touchent a la fois a la lie et a la plus haute limpidite du monde, 
dans leurs singulieres passions. 

En revanche, il ne m'est pas possible, dans le cadre d'une chroni- 
que, de resumer I'histoire de ces passions, encore moins d'exposer 
tons les themes du livre, d'evoquer leur orchestration, d'ausculter 
leurs resonances. Au centre rayonne d'un feu sombre I'amour de 
Skald, le Caboteur, et de Perdita Wane, la demoiselle de compa- 
gnie : passion nee le soir meme de leur premiere rencontre a 
I'arrivee de cette derniere, passion faite de breves extases et de 
longs mois de malheur, passion tres individualisee, incarnee, et qui 
est cependant aussi comme I'aUiance difficile, tumultueuse, du 
galet et de I'algue, du roc et des eaux : une des belles histoires 
d'amour de notre litterature contemporaine. Mais les autres pas- 
sions qui se dechainent dans ce livre, il serait faux de croire pour 
autant qu'elles soient secondaires; chacune est en soi un centre 
tourbillonnant, un abime oii s'etreignent, ou combattent I'ombre 
et la lumiere : presque tons les personnages du livre, le jeune et 
austere philosophe Gaul, le cynique Dr Brush, directeur de I'asile 
de fous, la feroce et malheureuse Lucinda Cobbold qui poursuit 
de sa haine son propre pere, le capitaine Bartram, Sylvanus qui 
finira lui-meme a I'asile, Magnus Muir enfin, le timide repetiteur 
que trompe si cruellement la petite Curly, presque tons ces per- 
sonnages sont en relation plus ou moins etroite, plus ou moins 
saine, avec un « autre monde » qui leur apparait par eclairs dans 
ce monde-ci, a travers ses aspects les plus fuyants, « autre monde » 
fascinant oii il n'est plus aucun detail qui soit prive de sens, « autre 
monde » que tout I'effort du romancier est de rendre sensible par 
un approfondissement de notre vision, par la revelation des Hens 
qui lui semblent rattacher les songeries, les actes, les sentiments des 
humains au passage des vents et des oiseaux, au mouvement des 
saisons, au fantomal passe des villes et des demeures. '"^ 



236 



■ililliinilllii 



Ainsi preniient place et s'ordonnent dans cet immense et bruyant 
theatre les figures les plus diverses : bohemiens, marins, acteurs, 
prophetes, vierges, voyous, hommes d'affaires; gouvernantes 
bavardes, sages petites vieilles, domestiques fideles; simples et 
savants, athletes et infirmes. Et loin d'etre reduits a des types, 
toujours ils demeurent complexes, insaisissables, incomprehensi- 
bles par quelque endroit. Sylvanus Gobbold est-il un obsede ou 
un authentique prophete paien ? Magnus Muir un pedant ou un 
poete ? Et la petite Peg Grimstone, la fille du brasseur, la provo- 
cante petite Peg, est-elle une devoyee ou une malheureuse eprise 
de perfection? En chacun se contrarient et s'epousent des mou- 
vements apparemment incompatibles, et c'est cette complexite, 
ce soiaj; ces contradictions et ces obscurites qui font de chaque 
personnage, de chaque intrigue, une profondeur aussi vivante que 
la profondeur jamais epuisee du paysage et du temps. 



PHILIPPE JAGGOTTET 



Ce texte est paru dans La Gazette de Lausanne du 5 juillet 1958. 



237 



LE SECRET OUVERT 



II y a dans les romans de John Cowper Powys une barriere 
sensuelle et mystique que le lecteur franchit avec une innocente 
allegresse, ou avec la jubilation d'avoir decouvert un secret. 
Mais qu'il se mefie ! Powys a Fart des metamorphoses, et la 
barriere ou I'obstacle qu'on saute n'est peut-etre pas celui 
qu'on voit, ni le secret celui qu'on croit. 

Dans les lents meandres ou errent les automates terribles de ses 
romans, Powys se glisse comme une grande vipere froide, une 
vieille dame anglaise, un lezard de I'epoque Jurassique, ou un 
obscene geant de chocolat. 

II y a une liquefaction presque materielle de ces livres qui se 
mettent a vous fondre entre les doigts, et vous tirent vers des 
fonds ou Ton se retrouve empales sur les comes et la queue des tenebres ^. 
dans la vase qui recouvre les visages defigures des anciens dieux 
de la mythologie galloise. 

Un univers en liquefaction qui se met a sentir, des qu'on 
s'approche du mystere. Pour ma part, a un certain niveau de 
plongee, les romans de Powys me font penser a Russula Xeram- 
pelina, cette russule justement signalee, selon les flores, par son 
odeur de crevettes, d'ecrevisses cuites, ou de homard. On retrou\e 
ainsi un certain nombre d'odeurs-signal, jalonnant la route des 
morts-vivants qui hantent ces pages, a la recherche de leur 
identite : odeur d'algues seches, de crotte de poule brulant a 
petit feu, d'agenouilloir et de sacristie sans air, de crocus seches. 
d'encens, de porcherie et de chevrefeuille, sueur vitale a forte 
odeur de poisson, haleine embaumant le coucou, gazon epais 
a odeur de miel, fade odeur ecoeurante rappelant celle d'un 
cadavre. 

I. Camp retranche, p. 165. 



238 



DfiCOR POL|R SOMBRE RfiVERIE 

Cette transe olfactive est souvent annonciatrice de ce que Wolf 
Solent appelle sa « mythologie », ce retrait ou il se saisit par 
petits coups de tentacules s'etalant comme de grandes feuilles sur 
une mare tranquille ^. 

Bizarrement, en efFet, les rochers, les rivieres, les paysages et la 
mer dont s'entoure ce Gelte se presentent comme une serie 
d'a-plats, ou Ton ne sait pas ce qui est proche et ce qui est loin- 
tain, composant une geographic etale, fetichiste, dont I'ancrage 
se deplace au gre des obsessions, un echiquier ou des pions a 
tetes de dieux et de deesses copulent avec des mots encore 
gluants du soubassement excrementiel de ['existence ^, Caput-Anus avec 
Carridwfen, Bran le Corbeau avec Trivia, Dor-Marth avec son 
double. 

Powys batit un monde a sa mesure. II decapite le soleil, fait de 
la mer un ventre d'algues grouillantes, un rut de marees, et 
change les paisibles etangs du Dorset en mares croupissantes 
ou tetards et tritons taquinent de jeunes corps devores par les 
poissons et les mouettes. Meme les petits salons fanes des petites 
\-ieilles dames de Weymouth deviennent des decors pour sombre 
reverie. 

Le decor plante, la parade commence. Comme tous les trompe- 
Toeil, celui que Powys installe sur le cirque-univers, ne trompe 
qu'a demi. L'ajustement n'est jamais parfait. II y a des jours 
par lesquels on voit des fragments de scene sous un eclairage 
inedit : Sea-Sands lui parut soudain transforme en un amas de vapeurs 
dans les airs... une ville mystique faite de tristesse solennelle, bdtie en 
odeurs d'algues seches, embruns eparpilles et rafales de pluie ^. 
La parade, a la fois deploiement et bouclier, investit le monde 
en le rendant poreux, en le creusant de I'interieur comme un 
fromage mange aux vers. 



FAUST AU PAYS DE GALLES 

\ 

Installer le monde sur sa table quand on est, comme Powys, 
macheur de mots et mangeur de Dieux, c'est ceder au desir 
faustien de penetrer Venorme mystere du cosmos et d'en jouir, fut-ce en 
empruntant des chemins interdits *. 

Quand on est, en plus, un Faust Gallois, I'operation va se com- 
phquer d'un rituel glouton, d'une casserole metaphysique oii 



1. Wolf Solent, p. i8. 

2. Les Sables de la Mer, p. 258. 

3. Les Sables de la Mer, p. 29. 

4. Camp retranchS, p. 17. 



239 



vont lentement reduire les ingredients de la mystique et de la 
sensualite. 

Dans la casserole de Powys, la Substance de Spinoza, les Monades 
de Leibniz, I'ldee de Hegel, fondent et se transforment, comme le 
dit Christie Malakite, en une atmosphere ^, et sa bouilloire, tenue 
par cette Circe extraordinairement mince, distille un the capable 
de changer Homer e en clavecin et Platon en pianola ^. 
Powys a I'art de fausser toutes les notions metaphysiques, recep- 
tacles vides dans lesquels il faut faire bourgeonner le sue de la 
vie, ou simples cosses dessechees dont seul un botaniste dement ou 
un chasseur de papillons fou^ salt qu'elles contiennent les cent vingts 
sortes de ronces sans lesquelles F existence serait insupportable. 
Mais Faust est un apprenti sorcier qui boit un the de plus en 
plus noir, decapant, et les gouttes qui s'echappent de sa bouilloire 
rongent I'endroit puis I'envers du decor, de tons les decors 
enfouis dans la terre, couche apres couche, jusqu\a grossir le 
ruisseau de boue ou rampent les dieux gallois, la bauge aux 
fetiches, la caverne ou Ton voit passer sur le mur les ombres des 
corps mu tiles. 



LA PATE A FANTOME 

Le demiurge qui modele les visages et les corps peuplant cet 
univers, ressemble a un fabricant de poupees qui coule ses 
modeles dans des monies deformes d'avance. Comme tous les 
poetes, Powys est un maniaque qui fait guignol avec ses poupees. 
Dans Les Sables de la Mer, le capitaine Bartram est decrit comme 
un automate remonte a fond'^. Dans Camp Retranche, Teucer Wye, 
le fievreux petit disciple de Platon, n'est (\\x'une marionnette qu 'un 
magicien aurait douee de vie et qui eut diverse a voix suraigue les griefs 
d 'une vie de poupee sans pouvoir eveiller chez les humains une attention 
comprehensive^. 

Toujours dans Les Sables de la Mer, Lucinda Cobbold a de longs 
cils noirs qui reposent comme sur les joues d'une poupee de cire ^. 
et son frere Jerry, le clown celebre, un visage a V expression fausse 
et vivace, aux traits actionnes par des ficelles '. i 

Powys jongle avec ces automates demesures qui apparaissent 
sur la scene du guignol avec le visage ou les mains d'un autre, 
puis disparaissent et se fondent dans un decor erotise en rema- 
chant des mots mystiques et obscenes. 

1. Wolf Solent. 

2. Camp retranche, p. 65. 

3. Wolf Solent, p. 108. 

4. Les Sables de la Mer, p. 349. 

5. Camp retranche, p. 179. 

6. Les Sables de la Mer, p. 62. 

7. Les Sables de la Mer, p. 69. 



240 



Avec une acuite de schizophrene, Powys projette aussi bien sur 
les choses que sur les gens une mythologie predatrice qui se 
donne la fuite comme alibi. 

Le long cou chauve de Dud No-Man a autant besoin de 1' eidolon 
de Mona qu'un vautour de la chair d'un cadavre. Une obsession 
ne tourne jamais a vide. EUe est predatrice ou elle n'est pas. 
Mais le paysage sur lequel elle se projette est un paysage de 
fuite qui emiette et morcelle les corps pour n'en garder qu'une 
image tronquee, devitalisee, bonne pour la curee. 
LJimage du corps est ainsi remarquablement morcelee. Les 
automates de Powys se dcvissexit comxae de vraies poupees. 
Parlant des mains de Wizzie, I'ecuyere de Maiden Castle, il ecrit : 
// semblait que Wizzie aurait pu se lever et partir en les laissant sur la 
table^. 

Hypnotises par eux-memes, les personnages de ces etranges 
romans ne se per^oivent que par fragments. C'est la frustration 
qui donne la pleine mesure du spectacle. Sylvanus Cobbold, 
dans Les Sables, est ou bien un moi a grandes moustacles, ou bien 
rien du tout : prendre conscience de son itre physique le heurtait et hi 
faisait insulte, hi donnait V impression qu'une saccade, une torsion 
horrible etait imprimee a un cordon ombilical tout en nerfs, a un fil par 
ou, le diable le faisait sautiller telle une marionnette^ . 



L'OBSESSION DU VIOL NON COMMIS 

Le territoire d'un vautour jouissant de ses proies en les serrant 
longuement centre lui, baigne dans ce que Ton pourrait appeler 
un onirisme de I'os. Gerda et Christie, les deux heroines de 
Wolf Solent, ne sont au fond que deux squelettes couverts de chair, 
pulpeuse et elastique pour I'une, maigre etfrele pour P autre ^. 
La transe erotique quijpermet, sinon de franchir la barriere, du 
moins de faire trembler le mystere, est provoquee par une femme- 
sans-chair, I'elfe squelettique si avidement recherche par Powys 
sur toutes les plages de Weymouth. Sous la robe noire de Thuella, 
ecrit-il, Dud sentait Vextreme minceur des formes. La poitrine, les 
hanches, les jambes semblaient etre plus minces que celles du plus mince 
des gargons, minces au point de faire penser a lafantaisie d'un sculpteur 
pervers qu'un degout tyrannique eut detourne des courbes normales du 
corps feminin *. 

Le corps de la femme est un eidolon qui, encense par de longues 
ruminations mentales, acquiert ce pouvoir de virginite erotique ^ 

1. Camp retranche, p. 92. 

2. Les Sables de la Mer, p. 447. 

3. Wolf Solent, p. 267. 

4. Camp retranche, p. 60. 

5. Les Sables de la Mer, p. 316. 



241 



enfouies dans le plus profond de I'ombre. Ainsi surgit Timage de 
sa mere adoptive, aussi belle que celle qui etait venue devant lui main- 
tenant avec ses seitis sous la robe bleue, qui lui avait donne une epee di 
bois. En fait tout est tres clair. L'epee de bois n'est autre que le 
substitut symbolique du sexe et celle qui a, la premiere, excite 
le desir de Porius enfant, etait sa mere adoptive. Nous avons 
encore ici un trait caracteristique de I'education celtique ancienne 
oil I'initiation des jeunes gens par des femmes (generalemeni 
des sorcieres ou des femmes-guerrieres) etait a la fois magique 
et sexuelle. Et cette pratique d'initiation se refere a un antique 
rituel du culte de la deesse-mere dont on trouve de nombreuse? 
traces dans les litteratures epiques de I'ancienne Irlande et du 
Pays de Galles, notamiment dans la legende de Myrddin et celle 
de Peredur. 

Mais par contre-coup, ce rappel d'antiques traditions joint aux 
images d'enfance revues et corrigees par un Powys qui connait 
la Psychanalyse, declenche chez Porius des reactions instinctives 
de recul devant I'inceste. Ainsi, a la fin du roman, Porius se 
trouve en presence de Nineue (= Viviane). II est enflamme de 
desir pour celle-ci qui apparait sur un cheval geant. On notera 
d'ailleurs que Powys superpose a I'image de Nineue celle de la 
deesse-mere galloise, heroine de la premiere branche du Mabinogi. 
Rhiannon ( = la Grande Reine) que les Gallo-Romains appelaient 
Epona et qui etait toujours representee sur un chevaP. Porius est 
done en proie a un desir sexuel intense. II s'approche de Nineue. 
II la touche. 

Et c'est alors que le drame eclate, et que I'explication de I'attitude 
de Porius se fait jour : Porius n 'etait attire par des seins pleinement et 
largement developpes que lorsque leurs pointes etaient anormalement 
petites. Porius est sous le charme magnetique et erotique de 
Nineue, mais il decouvre tout a coup une pointe anormalement 
large an bout d'un sein anormalement petit. II n'en faut pas plus pour 
que le desir qui I 'avail attire vers ellefut brusquement brise. 
Alors Powys se met a delirer completement dans un melange de 
themes celtiques et d'obsessions mi-psychanalytiques, mi theo- 
sophiques. U impuissance constatee de Porius va devenir sa victoire, 
va permettre sa metamorphose. Et cette metamorphose va etre 
due a Nineue, qui est la mere, mais la seconde mere, celle qui ne 
donne pas la vie mais la puissance. An lieu d'etre en colere, an lieu 
d'exprimer I'ultime affront que peut souffrir lafeminite, cette extraordinaire 
femme lui sourit avec une indulgence qu'il n' avait jamais vue dans un de 
ses sourires. Et quand elle eut couvert son sein expose, avec sa pointe egaree, 
elle retira d'entre ses cuisses sans egales un morceau de minerai de fer en 



I . Voir dans la Femme Celte (Ed. Payot, Paris, 1972) le chapitre que j'ai consacre a I'etude 
de la Grande Reine, pp. 158-207. 



252 



grace auquel il devient possible de couler vers I'interieur a la 
rencontre de ce jet de tenebres lance par la plus dangereuse des aber- 
rations ^. 

La femme est a califourchon sur la mort, comme Gerda sur 
I'une des pierres tombales taillees par son pere, ou comme Woli 
sur I'os de poulet en compagnie duquel il part en pelerinage dans 
les limbes de tons les tas d'immondices du monde ^. 
Ce rituel fetichiste permet une fornication mentale au cours de 
laquelle Powys deshabille des poupees aux tournures allechantes. 
fait I'amour avec leurs souliers, leurs bas, leurs ceintures et leurs 
droles de petits chapeaux, puis les couche a fleur de terre pour 
copuler avec leurs pitoyables restes. 



LE DIEU-CADAVRE 

Si les fibres sensuelles, comme I'ecrit Powys, sont les dieux de 
ceux qui sont ainsi faits, I'image qui domine cette sensualite 
macabre est celle d'un ver delirant qui trouvait sa pdture dans les 
racines vegetales du monde^. 

Voila ce qu'il y a de plus typiquement celte chez Powys : cette 
fascination de la mort. La mort est I'inspiratrice des bardes 
gallois qui levitent devant les yeux des vivants en vomissant 
des paroles incomprehensibles. Les bardes sont Ms poetes de la 
realite, et il n'y a d' autre realite que la mort. Si vous continue z 
a me frequenter encore quelque temps, dit Jason, le poete de Wolf 
Solent, vous allez vous trouver precipite dans la realite comme un foetus 
dans un egout^. 

Dieu est un ver qui converse avec son propre crane et ne cesse 
de dire aux vivants que ses orbites sont creuses et qu'il n'y a 
d' autre profondeur que la nuit de son vide. II est le ver qui nourrit 
le monde '"• et fait couler de son crane vide, comme d'un chapeau 
magique, le champ de renoncules dorees sous lequel il pourrit. 
II y a ici un singuher detour, un pourrissement de la vision, 
qui conferent au mysticisme sensuel de Powys une originalite 
hors-pair. On a souvent dit que les romans de Powys etaient 
des trouees vers I'invisible, irisaient I'inanime des nervures du 
vivant, transposaient d'un seul bloc le Bien et le Mai, la Vie et 
la Mort dans un au-dela ou la transparence des cardamines 
avaient, dans la balance des essences, autant de poids onto- 
logique que les premiers galets du monde. 
Une vision qui porte I'oeil vers 1' au-dela, voila un bien beau 

1. Camp retranche, p. 488. 

2. Wolf Solent, p. 461. 

3. Camp retranche, p. 209. 

4. Wolf Solent, p. 469. 

5. Tout ou Rien (All or Nothing), p. 117. 



242 



reve, une bien belle rhetorique ou I'on flaire I'odeur du secret. 
Voila I'illusion vitale, la mythologie qui est fuite, descente en 
soi-meme au profond de la reverie. Mais au fond du cachot, 
au creux de I'ouverture naystique, il n'y a que des poupees. Ces 
poupees que Ton a fabriquees au dehors pour se rendre le monde 
supportable, on les retrouve au dedans, au secret, et Ton s'aper- 
goit que toute la quete mystique (les detours de la reverie et les 
meandres de la vision) n'est qu'un alibi destine a se donner 
I'illusion d'un au-dela, une route oblique qui longe le chemin 
des automates, le chemin de soi-meme, et lui sert de garde-fou. 
De meme que Ton construit des routes cotieres pour mieux voir 
la mer, de meme Powys se construit un absolu de carton-pate 
pour mieux tirer les ficelles de son guignol. 

C'est Guignol sur la plage. Le grand tour de passe-passe. Dieu, 
la vie-la mort, la vie-l' amour, la vie-la femme et le po-poetique, 
ne sont que des trompe-l'oeil car il n'y a rien derriere. Derriere... 
derriere... derriere, declame Jerry le clown, vous autres malins de 
mystiques, vous feriez croire que la vie a un posterieur arc-en-ciel, comme 
un singe d'appartement... Puisque nous n'avons pas le courage de fausser 
compagnie a Vexistence, voire cul de singe peut bien itre une aurore 
boreale! Je m'enfiche pas mal du moment que nous ne la verrons jamais ^. 
Dans le cycle de ses romans gallois, Powys jongle avec le cel- 
tisme, pietinant les plates-bandes de la tradition sacree en faisant 
danser sur les circuits televises du gouffre de Morwyn, Taliessin, 
le barde /gallois, sur la pause de Rabelais derriere laquelle 
s'abrite le visage mou du Divin Marquis. 

On ne peut ainsi jouer avec une tradition dont les racines plon- 
gent dans le mystere de la mort que si Ton a la certitude absolue 
que la mort est une supercherie et que le mystere est ailleurs. 
En penetrant dans la maison de Jerry Cobbold, le clown, on a 
immediatement I'impression d'une supercherie. Tout parait 
faux. Les meubles, qui sont de vrais meubles, ressemblent a s'y 
meprendre aux accessoires d'un decor, et les fieurs de cire, sur le 
piano, composent un faux bouquet plus vrai que nature. 
On se laisse berner par les reflets. On cherche au-dela sans 
s'apercevoir que leur demi-verite et leur demi-mensonge sont 
precisement la preuve qu'il n'y a pas d'au-dela. Leurs feux 
eteints composent la totalite du decor, I'envers et I'endroit, la 
toile d'araignee qui attend une mouche pour vivre. 

LA DOUCE LUMlfeRE DU SOLEIL 

La ville ou Powys choisit de donner son spectacle a un curieux 
decor : le cimetiere ou gisent les obsessions, I'asile qui attend 

I . Les Sables de la Mer, p. 383. 



243 



les detrousseurs de cadavres et le camp retranche ou sommeillent 

les dieux a-demi morts, sont relies par les fils d'une invisible 

salive. 

Le rideau se leve et les automates se mettent en branle avec des 

gestes mecaniques imitant a la perfection le spectacle de la vie 

et de la mort. C'est la perfection meme du spectacle qui cree 

I'illusion, car on ne s'apercoit jamais que les automates ne sont 

que des demi-vivants. 

Powys semble etre hante par cette idee que la vie n'est peut-etre 

pas la vie, et la mort peut-etre pas la mort. S'il en est ainsi, tout 

est bouleverse. Le sentiment mystique dont Powys enveloppe 

toutes choses n'est pas ce qui donne un sens a sa quete, c'est un 

eclair age : F eclair age fabuleux qui permet enfin de voir la realite 

en face. Et quelle realite ! // n'etait pas besoin d'oublier les morts 

— on ne pouvait les oublier. Us etaient en nous! Tandis que nous vivions 

notre demi-vie, Us vivaient leur demi-vie. Sombre, sombre, la vie des 

vivants et la vie des morts! ^ 

Cette torsion de la quete mystique qui, cherchant le dedans, 

trouve le dehors, an open secret ^, un secret livre a tous les vents, 

visible par tous les yeux, me semble quelque chose d'a peu pres 

unique. 

Un secret ouvert, visible par tous les yeux et pourtant d'une 

subtilite inouie, comme dans ce curieux petit conte de Ki^ist 

oil un gentilhomme tire au fleuret contre son maitre d'armes 

sans jamais pouvoir le toucher. Le maitre d'armes est un ours, 

qui fait a chaque fois devier la lame d'un coup de patte, car il 

ne voit pas les feintes, il ne voit que la realite. 

Par son cote visionnaire, Powys est comparable au maitre d'armes 

du conte de Kleist. Et si la vie - la mort n'etaient que des feintes? 

Des illusions? 

II y a chez Powys, une reference constante et hantee a Homere, 

le poete de la demi-mort. Cette demi-vie tragique des morts dans 

Homere, dit Sylvanus Cobbold, inspire par le magnetisme des 

noyes qui reviennent errer sur le rivage ou souffle la tempete, 

elle se cache partout, oui mes petites filles, partout ^. 

La mort n'est done pas I'etape finale. C'est une demi-vie, une 

vivisection. Comment savoir si les morts ne sentent pas la terre, 

I'epaisse argile du Dorset qui tombent sur eux? Quirm, dans 

Camp retranche, est un rex semi-mortuus, un dieu-cadavre. Enoch 

est son nom de vivant et Uryen son nom de mort. II est a la fois 

jeune et vieux, mediateur des abimes et fantoche rampant a 

quatre pattes, habite par le pouvoir et deserte par le pouvoir, 

cet hiareth incarne dans une tete monstrueuse dont la bouche fait 



1. Owen Glendower, p. 936. Granit, p. 408. 

2. Owen Glendower, p. 935. Granit, p. 408. 

3. Les Sables de la Mer, p. 303. 



244 



peut-etre souffler un vent fantome, mais qui n'est pet-etre aussi 
que le fetiche d'un vieillard senile. 

Comment savoir ? Dans sa preface a Wolf Solent, Powys affirme 
avec certitude que lorsqu'il mourra, il en sera completement et 
definitivement fini de lui. Completement et definitivement. N'est-ce 
pas le ton categorique que Ton emploie pour faire taire le pres- 
sentiment que les choses ne se passeront pas ainsi ? Faut-il avouer 
le « secret ouvert » ? Faut-il dire ouvertement que la mort n'est 
pas la mort, mais une atroce vivisection qui nous fait grossir 
les rangs de la terrifiante multitude des ombres qui nous entourent, 
vivent d'une pitoyable vie larvaire et ont le pouvoir de se lever en foule 
en poussant un terrible cri? ^ 

Dedans-dehors, devant-derriere, dedans-dehors, devant-derriere, 
raille le clown en tirant les ficelles qui font valser les longues 
jambes gainees de noir des danseuses. La roue tourne. Le spec- 
tacle s'acheve et recommence. Tissty et Tossty. Tossty et Tissty. 
Tour de passe-passe des voyelles. Le clown sort du theatre et va 
au bordel. Qu'il se console, le monde suit son train. II y a pour 
les mystiques des escargots blagueurs derriere les porcheries et, 
a tout prendre, les culs de singes sont de vraies aurores boreales. 



PATRICK REUMAUX 



I . Camp retranche, p. 2 1 . 



245 



POWYS ET LE CELTISME 



II y a eu, a toutes les epoques, et dans tous les pays, des ecrivains 
plus particulierement rattaches a leur terre d'origine et qui en 
derniere analyse, ne sont explicables que par ce lien etroit qu'ils 
ont entretenu avec la terre maternelle. II ne s'agit evidemment 
pas de ceux que Ton pourrait classer comme « ecrivains regio- 
naux >>, et qui sont tombes dans le piege absurde du folklore ou du 
petit detail pittoresque, mais au contraire d'ecrivains qui ont vise 
1 universalite tout en profitant des sources que leur ofFrait' leur 
terre, et qui ont repandu I'esprit de leur terre en I'integrant aux 
preoccupations essentielles d'une humanite toujours en train de 
se chercher. Qui pourrait en efFet ignorer les liens d'une Emily 
^ronte avec le pays melancolique ou elle fait vivre son Heathcliff ? 
Qui pourrait nier que Chateaubriand soit le plus breton de tous 
les ecrivains d'expression fran9aise? Qui pourrait lire Jean Giono 
sans se referer a la Haute-Provence ? Quant aux ecrivains anglo- 
irlandais, leur cas est si net qu'il n'est meme pas besoin d'en 
parler. 

John Cowper Powys peut, en un certain sens, appartenir a cette 
categoric. La premiere chose qui vient a I'esprit, quand on lit 
la plupart des ouvrages de Powys, c'est I 'idee du Pays de Galles 
(ce sont ses propres termes), meme si les personnages dont il nous 
raconte les aventures ne sont pas gallois ou evoluent dans le sud 
de 1 Angleterre, comme dans Maiden Castle et Glastonbury Romance 
Mais il y a cependant una difference : Powys, en depit de son nom,' 
n est pas gallois, il a seulement voulu etre gallois. Et par cette 
volonte tenace il rejoint tous les ecrivains celtiques, car I'esprit 
du Pays de Galles est si profondement enracine dans les sources 
celtiques qu il est impossible d'isoler ce qui est gallois de I'an- 
cienne tradition de I'Irlande, de I'Ecosse, de la Bretagne armo- 
ricaine, et par extension de la Grande-Bretagne tout entiere 
(cetait autrefois I'lle de Bretagne) et meme des provinces fran- 
gaises (dans un pays qui s'appelait autrefois la Gaule!) 



246 



Ainsi considerons John Cowper comme un Celte, et son oeuvre 
comme une actualisation particuliere et originale de ce qu'on est 
convenu d'appeler communement le celtisme, sans que ce terme 
soit bien clair, — mais il n'y en a pas d' autre. II s'agit d'une forme 
particuliere de penser, de juger, d'ecrire, une fagon particuliere 
d'apprehender le monde, la nature et rHomme, une fa^on parti- 
culiere d'envisager la Vie et la Mort, et cela au moyen d'une 
mythologie un peu compliquee pour le profane, mais qui merite 
d'etre etudiee parce qu'elle nous donnera la clef qui ouvre cer- 
taines portes secretes de I'oeuvre de Powys. 

Powys raconte dans son Autobiographie comment il en est venu a 
la culture celtique. On lui avait demande une conference sur le 
cycle arthurien, et pour preparer cette conference, il s'etait servi 
d'un seul livre, celui de I'erudit gallois Sir John Rhys. II avait deja 
lu les Mabinogion dans la traduction — edulcoree — de Lady 
Charlotte Guest, edition qui contient d'ailleurs la fameuse Histoire 
de Taliessin, ainsi que la Morte d' Arthur de Thomas Malory et les 
Idylles du Roi de Tennyson. Ces ouvrages joints a la lecture plus 
tardive des etudes sur le Graal ou Jessie Weston emet des hypo- 
theses sur I'erotique de cette legende, constituent a peu pres tout 
ce que Powys connait sur le celtisme^. C'est dire qu'il s'agit d'une 
vue bien superficielle et souvent bien conventionnelle. Mais Powys 
parle de l' extraordinaire joie mystique et de V exaltation sacerdotale qu'il 
ressentit trente ans plus tard en relisant I'ouvrage de Rhys. II 
n'en fallait pas plus pour qu'il se sentit I'heritier des anciens 
bardes. £,coutons-le : J'achetai des grammaires de langue celtique, 
des idictionnaires de langue celtique, des recueils de poemes celtiques. 
J 'Jchetai un livre de genealogie galloise, intitule Powys-Fadoc, et grand 
fut mon chagrin de n'y trouver nulle part mention des ancetres de mon 
pere... Helas! je n'avais pas encore compris... que la Providence m 'avait 
refuse le don des langues! Je renongai bientot a tenter d'apprendre le 
gallois... 

Mais, ce qui est tres interessant, c'est que Powys continue ainsi : 
I' idee du Pays de Galles, et I' idee de la mythologie galloise ne cessaient 
de resonner, tel le tam-tam d'une incantation, dans mon dme tourmentee 
par le supplice de Tantale. La est en effet la clef de I'inspiration 
celtique de Powys. Et puis il y a cet aveu : La nature ay ant fait de 
moi, non un erudit consciencieux, mais un charlatan imaginatif je resolus 
d' employer mes forces spirituelles a realiser ce que cela representait de des- 
cendre — au diable le Powys-Fadoc ! — de ces antiques chefs druidiques!^ 
C'est ainsi que les themes poetiques ou mythologiques qui n'ont 

1 . II est probable, car Powys ne le dit pas lui-meme, que I'origine de certaines theories 
bizarres de Powys sur le Celtisme, se trouve dans un livre anonyme en deux volumes 
paru a Londres en 1884, Ancient and Modern Britons. Ce livre, il faut le dire, est absolu- 
ment delirant, mais il a du frapper Powys, car on remarque une analogic frappante 
entre certaines theses et celles que Powys a exprimees dans Obstinate Cymric. 

2. Autobiographie, pp. 302-303. 



247 



cesse de hanter Powys se retrouvent bien davantage dans ses oeu- 
vres apparemment non celtiques ou non galloises que dans celles 
ou il se force a etre ce qu'il n'est pas. Si Porius est un ratage genial, 
si Owen Glendower est un roman historique «chauvin» sur le heros 
national gallois, avec tout ce que cela comporte de poncifs litte- 
raires et d' arrangements pseudo-historiques, c'est dans un roman 
neutre comme Jobber Skald (traduit en fran^ais sous le titre Les 
Sables de la Mer) que se manifeste le mieux le temperament de 
Powys. 

La localisation de I'intrigue est en eflfet tres vague. Cela se passe 
au bord de la mer, dans le sud d'une Angleterre eminemment 
saxonne. Les heros portent des noms empruntes a toutes les lan- 
gues. Mais on y decouvre la fee celtique chassee de son pays d'ori- 
gine (mythe de Melusine ou de I'irlandaise Becuna Cneisgel) : elle 
s'appelle Perdita, et effectivement elle serait perdue si elle ne ren- 
contrait pas le navigateur Skald, qui est evidemment le poete 
scandinave, bien qu'il n'ecrive pas de poeme. On est aussi surpris 
de constater I'apparition d'un certain docteur Mabon qui prone 
de nouvelles methodes therapeutiques. Or Mabon (= le Fils) est 
le nom du Jeune Soleil, fils de la deesse Mere galloise Modron, 
comparable a I'ApoUon grec, pere de la medecine. ,' 

Mais Perdita et Skald ne sont que les heros apparents de ce romah. 
Powys s'y est inserre, de fagon discrete, mais essentielle, sous 
r aspect de deux personnages : Sylvanus Gobbold et Magnus Muir. 
Le premier est une sorte de fou, prophete, philosophe et poete. 
C'est au fond le meme personnage que le Myrddin Wyllt de Porius. 
Et Myrddin Wyllt est le nom gallois de Merlin le Sauvage (Wyllt) 
au sens etymologique du terme, c'est-a-dire Sylvanus. Ce n'est pas 
un effet du hasard si Sylvanus Cobbold prophetise comme Merlin, 
devenu fou apres la bataille d'Arderyd et etabli dans la foret de 
Kelyddon. Qiaant a Magnus Muir, son nom est un curieux 
melange : Magnus est le mot latin qui signifie « grand » et Muir le 
mot irlandais qui signifie « mer ». Magnus Muir, professeur de 
latin peu reluisant, est un peu comme ces Fomore de la legende 
irlandaise, ces etres gigantesques venus de la mer. 
En tous cas, Sylvanus et Magnus se ressemblent et se completent a 
la fois, sans qu'il soit possible cependant de faire la superposition 
des deux personnages. lis sont tous deux hors du temps et de 
I'espace, comme s'ils avaient echoue sur cette terre au milieu 
d' etres humains qui ne peuvent comprendre le sens de leurs paro- 
les ou de leur comportement. L'un et I'autre sont nympholeptes , et 
Ton sait que Powys se complait a repeter qu'il est atteint de cette 
manie plus bizarre en apparence qu'elle ne Test en realite. Syl- 
vanus aime s'entourer de tres jeunes fiUes. II finit par vivre avec 
I'une d'elles, une petite saltimbanque nommee Marret. Mais il se 
garde bien de la toucher et se contente de dormir a cote d'elle. 



248 



De meme Magnus Muir est fiance a une certaine Curly. II sort 
avec elle, I'embrasse pudiquement, rimagine dans son fit, mais 
?e garde bien d'oser un geste deplace vis-a-vis d'elle : il la respecte 
comme une vierge, comme une jeune fille pure et sans tache. Sans 
f'apercevoir d'ailleurs que Curly a un jeune amant qu'elle aban- 
donnera pour un autre homme avec qui elle s'enfiaira. 
A priori, on pourrait imaginer que J. C. Powys traduit par la une 
impuissance sexuelle. Mais I'insistance qu'il met a se vanter d'etre 
nympholepte doit nous emmener vers d'autres horizons. Dans 

I Autobiographic, il nous raconte comment, ayant rencontre une 
prostituee, il la suit dans sa chambre. La fille se couche toute 
habillee sur le lit et I'auteur se contente de la regarder. Dans un 
autre passage, Powys s'explique plus clairement : il pretend qu'il 
est attire par les femmes beaucoup plus comme I 'est une lesbiennc que 
:'jmme I 'est un homme, et qu'il tire ses plus exquis frissons de scs ten- 
dances de VOYEUR (si c 'est bien la le mot) et nullement du sens du 
toucher. 

II y a la, en dehors de toute interpretation psychanalytique, un 
theme bien connu de la mythologie galloise, celui de Merlin et de 
Mviane. Dans les romans de la Table Ronde, il est dit que Merlin, 
enchanteur vieillissant, tombe amoureux de Viviane, tres jeune fille, 
rencontree aupres de la Fontaine de Barenton. Comme Magnus 
et comme Sylvanus dont il n'est que I'archetype, Merlin- Myrddin 
respecte la virginite de Viviane : il se contente de la voir et y trouve 
rellement de plaisir qu'il se laisse — consciemment — enfermer 
dans une prison d'air par celle-ci. Quant a la legende galloise, elle 
est encore plus troublante. Myrddin devenu fou abandonne son 
ejiouse et lui permet meme de se remarier. Mais Myrddin a des 
rapports tres ambigus avec sa soeur Gwendydd (personnage qui 
apparait dans Porius). L'inceste n'est pas loin et il semble qu'il y 
ait dans le comportement sexuel de Magnus et de Sylvanus cette 
meme terreur de transgresser le tabou de l'inceste firaternel. 

Et puis il y a surtout, a travers tout cela, une pratique essentiel- 
iement celtique due a un systeme de pensee religieuse assez curieux. 
De nombreux temoignages affirment que les moines bretons (insu- 
laires ou armoricains) et irlandais avaient I'habitude de dormir 
en compagnie d'une belle jeune fille, dans le but fort honorable 
de resister aux tentations de la chair i. En dehors du fait que ces 
moines devaient trouver la une sorte de plaisir mi-intellectuel, 
mi-sensuel, il se degage de cette pratique une idee mystique remon- 
tant a la nuit des temps et remise a I'honneur dans toutes les 
legendes celtiques : la Femme est la Deesse, c'est I'lnspiratrice, 
celle qui donne la beaute, la puissance et la vie. Lorsque le heros 

I. Pratique dont on retrouve la trace dans les recits de la vie de deux saints gallois, 
Saint Derfel et Saint Demogorgon. Powys cite ces deux saints dans Maiden Castle (fid. 
frangaise, p. 250). 



249 



irlandais Diarmuid accepte dans son lit une femme laide dont il 
a pitie, celle-ci, au reveil, est devenue une magnifique femme qui 
declare etre la Jeunesse. Quandleherosgallois Pwyll prend F aspect 
du roi des enfers Arawn et qu'il dort en compagnie de la femme 
de ce dernier, il la respecte, mais I'epreuve ainsi reussie lui confere 
le droit de porter le titre de Penn Annwfn, c'est-a-dire « Chef des 
Enfers ». D'ailleurs J. C. Powys I'avoue en termes symboliques 
dans V Autobiographie : Le Tombeau de Merlin, tertre naturel moussu... 
a jini par exister reellement pour moi a tel point que j 'ai pris I 'habitude 
de plonger mon visage dans ses bosselures humides et d 'invoquer le grand 
magicien... j'y gagnais une recompense tres precise : jamais je n'ai, en 
effet, respire parfum plus indicible — a croire qu 'il emanait du sein 
profond de Keridwen, I 'immortelle inspiratrice de Taliessin — que celui 
qui m 'emplissait les narines au creux de cette mousse. C'est aussi dans 
cette optique que Powys, s'opposant fondamentablement au sys- 
teme de pensee anglo-saxon caracterise par le wait and see (attendre 
et voir), symbole du pragmatisme rationnel, fait dire a Rhun, 
I'un des heros de Porius : « Taste and See (Gouter et voir) », 
symbole du mysticisme sensuel des Gallois. 
On pourrait aussi comparer 1' attitude de Magnus Muir et de Syl- 
vanus Cobbold a celle de Perceval le Gallois, ou plutot de Peredur, 
pour reprendre le nom qu'il a dans le recit gallois. Peredur est/a 
peine sorti du chateau de sa mere, il est inexperimente, a laTfois 
timide et audacieux. A vrai dire, il est parfaitement nice, c'est-a- 
dire niais. Or il penetre dans la premiere tente qu'il rencontre, 
croyant que c'est une eglise, y contemple une pucelle, lui mange 
un pate sous le nez, lui prend son anneau et lui derobe un baiser. 
Peredur est au commencement de son errance vers le Chateau du 
Graal, et cette errance sera jalonnee par des pucelles toutes plus 
belles les unes que les autres. Peredur les aimera, les contemplera. 
Et a la fin, il s'apercevra que toutes ces jeunes fiUes ne sont que les 
differents visages d'une seule et meme femme, I'lmperatrice, celle 
qui est a la fois la Mere, la Soeur, I'fipouse, la Souveraine et 
1' Inspiratrice. 

Et finalement c'est le theme de la Deesse-Mere celtique qui hante 
le plus J. C. Powys a tr avers ses heros. Comme Chateaubriand, 
Powys parle de ces sylphides imaginaires qui peuplent ses reves et 
qu'il decouvre comme les chevaliers arthuriens, au detour des 
chemins ou dans quelque chateau mysterieux. Je compris que, 
bien qu 'aucune jeune fille reelle ne put egaler I 'image que j 'avais dans 

I 'esprit, la vie se montrait sous un eclairage aussi terne, aussi inquietant, 
aussi sinistre que celui d'une eclipse de soleil quand any supprimait le 
principe feminin ^ . 

II est interessant de noter la superposition que fait Powys entre 

I. Autobiographie, p. 203. 



250 



la femme et le soleil. Ce n'est pas seulement un jeu litteraire 
que les troubadours et les poetes precieux ont mis a Thonneur, 
mais aussi la permanence du mythe de la Deesse-Soleil primitive 
que Ton retrouve plus ou moins occulte dans toutes les legendes 
celtiques. De plus, dans les langues celtiques, le soleil est feminin. 
Et I'image d'Yseult s'impose quand on parle de deesse solaire. 
Revenons a cette peur de I'inceste qui motive en partie le compor- 
tement de Magnus et de Sylvanus. lis ont — sinon une terreur — 
du moins une repugnance a toucher la femme. Et encore, lorsqu'ils 
regardent une femme, prennent-ils de preference des jeunes fiUes 
qu'on pourrait supposer a peine formees. Le cas n'est pas original 
et il est clair que Lewis Carroll etait afflige du meme tabou, 
puisque lui aussi ne se plaisait qu'en compagnie des petites fiUes 
sans qu'il y eut de sa part une perversite de mauvais aloi. A ce 
compte, la Marret de Powys est soeur d' Alice, a la difference 
qu'Alice est initiee par son sejour au pays de feerie tandis que 
Marret semble plutot I'initiatrice, celle qui permet a Sylvanus 
de comprendre certaines choses inexprimables : c'est le mythe 
de Viviane-Gwendydd, soeur et amante, inspiratrice de Merlin. 
Mais de la, il n'y a pas loin entre Viviane et Keridwen, la deesse- 
mere, qui est I'inspiratrice, I'initiatrice de Taliessin. 
On salt qu'il y a souvent, en mythologie, transposition, pour ne 
pas dire « transfert » entre la Mere et la Fille : Kore n'est que le 
double jeune de Demeter, Diane- Artemis n'est que la nouvelle 
figure de Latone-Leto. Dans I'optique particuliere de J. G. Powys 
et en rapport avec I'ambiguite fondamentale de son caractere, 
le passage de la Mere a la Fille est un element essentiel, tres cel- 
tique d'ailleurs, et repondant a un desir de renouvellement per- 
petuel en meme temps qu'a une terreur de la deesse-mere, pre- 
sentee comme un etre qui nourrit, certes, mais qui devore et 
engloutit. 

A cet egard, le theme des seins que Ton retrouve souvent dans les 
textes de Powys est significatif. Dans Porius^,le heros qui esthante 
par I'image de sa mere adoptive Alarch la Belle [Alarch signifie 
cygne, et I'auteur insiste sur la blancheur de la peau de cette 
femme), voit apparaitre deux jeunes fiUes qui lui semblent encore 
plus belles qu' Alarch : il s'agit bien ici d'un transfert. Porius 
n' avail jamais vu de seins aussi parfaitement formes que ceux que 
laissait deviner la robe bleue. Mais si la beaute de cette jeune fille 
— Gwendydd, dont le nom signifie « Blanche Joumee » — impres- 
sionne Porius, c'est vers I'autre jeune fille qu'il se tourne. Car 
Gwendydd lui evoque trop son enfance : sa mere lui a appris a 
respecter poetiquement les seins des femmes et 1' apparition des 
deux jeunes femmes a reveille en lui des pensees qu'il croyait 

I. Porius, Macdonald, 1951. 



251 



enfouies dans le plus profond de I'ombre. Ainsi surgit I'image de 
sa mere adoptive, aussi belle que celle qui etait venue devant lui main- 
tenant avec ses seins sous la robe bleue, qui lui avail donne une epee de 
bois. En fait tout est tres clair. L'epee de bois n'est autre que le 
substitut symbolique du sexe et celle qui a, la premiere, excite 
le desir de Porius enfant, etait sa mere adoptive. Nous avons 
encore ici un trait caracteristique de I'education celtique ancienne 
ou I'initiation des jeunes gens par des femmes (generalemen: 
des sorcieres ou des femmes-guerrieres) etait a la fois magique 
et sexuelle. Et cette pratique d'initiation se refere a un antique 
rituel du culte de la deesse-mere dont on trouve de nombreuses 
traces dans les litteratures epiques de I'ancienne Irlande et du 
Pays de Galles, notamment dans la legende de Myrddin et celle 
de Peredur. 

Mais par contre-coup, ce rappel d'antiques traditions joint aux 
images d'enfance revues et corrigees par un Powys qui connait 
la Psychanalyse, declenche chez Porius des reactions instinctives 
de recul devant I'inceste. Ainsi, a la fin du roman, Porius se 
trouve en presence de Nineue (= Viviane). II est enflamme de 
desir pour celle-ci qui apparait sur un cheval geant. On notera 
d'ailleurs que Powys superpose a I'image de Nineue celle de la 
deesse-mere galloise, heroine de la premiere branche du Mabinogi. 
Rhiannon ( = la Grande Reine) que les Gallo-Romains appelaient 
Epona et qui etait toujours representee sur un cheval^. Porius est 
done en proie a un desir sexuel intense. II s'approche de Nineue. 
II la touche. 

Et c'est alors que le drame eclate, et que I'explication de I'attitude 
de Porius se fait jour : Porius n 'etait attire par des seins pleinement e: 
largement developpes que lorsque leurs pointes etaient anormalemen: 
petites. Porius est sous le charme magnetique et erotique de 
Nineue, mais il decouvre tout a coup une pointe anormalemen: 
large au bout d'un sein anormalement petit. II n'en faut pas plus pour 
que le desir qui I 'avait attire vers ellefut brusquement brise. 
Alors Powys se met a delirer completement dans un melange de 
themes celtiques et d'obsessions mi-psychanalytiques, mi theo- 
sophiques. Uimpuissance constatee de Porius va devenir sa victoire. 
va permettre sa metamorphose. Et cette metamorphose va etre 
due a Nineue, qui est la mere, mais la seconde mere, celle qui ne 
donne pas la vie mais la puissance. Au lieu d'etre en colere, au lieu 
d'exprimer I'ultime affront que pent souffrir lafeminite, cette extraordinair-: 
femme lui sourit avec une indulgence qu'il n' avait jamais vue dans un d-: 
ses sourires. Et quand elle eut couvert son sein expose, avec sa pointe egaree . 
elle retira d'entre ses cuisses sans egales un morceau de mineral defer er 



I. \ oir duns la Femme Celte (iSd. Payot, Paris, 1972) le chapitre quej'ai consacreal'etucr 
de la Grande Reine, pp. 158-207. 



252 



forme de poire, petit, dur, lourd, et elk le hi tendit. Nineue et Forms 
sont separes par une sorte de brume chaude en depit de Fair 
glacial. Nineue lui dit : // me I'a donnee. Elle a ete dans son corps 
depuis que la foudre I'a frappe le jour oil it est tombe._ Tu peux la lui 
prendre, maintenant. Lui, il s'est echappe de la roue qui tourne. 
Cette pierre que Nineue donne a Porius, pierre qui etait a Merlm, 
qui etait dans le corps de Merlin, est tout simplement ce que les 
Bretons appellent une maen-gurun, une pierre de foudre, autre- 
ment dit un meteorite. Toute la tradition celtique est remplie de 
ces mein-gurun et les superstitions populaires y attachent encore 
une grande importance. Powys lui donne le nom de thunderbolt. 
Curieusement, Porius met la pierre dans sa bouche. Et c'est alors 
qu'il a la revelation de sa puissance. 

En dehors du fait que \a pierre de foudre donnee a Porius par Nineue 
est un symbole sexuel quasi divin, substitut de la puissance crea- 
trice de la divinite, il faut remarquer que Powys, dans sa vision 
delirante, ne fait que reprendre et transposer plusieurs legendes 
de pierres, et notamment celle qu'on trouve dans le recit gallois 
de Peredur. En effet, lorsqu'apres de nombreuses aventures, et au 
cours de sa quete du Chateau des Merveilles, qui est le Chateau 
du Graal, le jeune Peredur (Perceval) doit combattre un monstre, 
Vaddanc, qui se trouve dans une grotte. Or une femme juchee sur 
un tertre lui dit qu'il ne pourra jamais vaincre Paddanc sans la 
pierre merveilleuse qu'elle veut bien lui donner a condition qu'il 
jure de I'aimer a jamais. Cette femme, c'est I'Imperatrice, une 
sorte de deesse-mere aux multiples visages, qui, dans la suite du 
recit, reapparait constamment pour guider Peredur sur le chemm 
du triomphei. Le geste symboHque de Nineue, tirant la pierre 
d'entre ses cuisses pour la donner a Porius se refere etroitement 
a ce my the de I'Imperatrice. Porius pent desormais triompher 
de tout ce qu'il entreprendra : Nineue-Viviane est encore la 
personnification de la deesse-mere. D'ailleurs, bien qu'elle ait de 
petits seins, elle a des tetons gigantesques, car elle est la mere 
nourriciere de tous les etres, elle est done la mere de Porius, 
subhmee peut-etre, mais profondement reelle dans son imagma- 

Ce theme de la pierre, Powys Fa precisement utilise de ta^on 
tres discrete mais essentielle dans Les Sables de la^ Mer. Skald le 
Caboteur, qui a toujours au fond de lui-meme I'intention d'as- 
sommer celui qui a ruine son pere et qui le nargue, garde dans sa 
poche un galet. C'est une arme primitive , mais c'est aussi le substitut 
de sa propre personnalite non encore definie. Des les premieres 
pages du roman, cette pierre acquiert meme un caractere sexuel. 

I. Te me suis explique longuement sur le sens de cet episode dam /'^/>o/-^« Celtt^ue en 
Bretagne (Payot, Paris, 1971), pp.-i99-20i et dans le chapitre de la Femme Celte (Payot, 
Paris, 1972) consacre a la « Quete du Graal », pp. 248-292. 



253 



Lorsqu'il accompagne la jeune Perdita qu'il voit pour la premiere 
fois, il ramasse un galet autour duquel se trouve enroulee une 
algue. Perdita prend I'algue, mais Skald la lui arrache et lance 
ces deux inseparables habitants de la mer bien loin dans I'obscurite. Ce 
geste prend tout son sens quand on s'aper^oit que Skald aime 
Perdita et que Perdita I'aime. II y a refoulement provisoire d'une 
pensee inconsciente : I'amour de Skald et de Perdita est differe. 
De plus, I'agressivite du galet est ambigue. Apparemment dirigee 
contre I'ennemi, elle se manifeste sexuellement. Un jour que 
Skald et Perdita se promenent sur le rivage, ils tombent. Si lors 
de leur chute, la jeune fille, trap emue, ne s'e'tait apergue de Hen, elle devai: 
par la suite decouvrir que sa cuisse avait ete meurtrie par cette arme pri- 
mitive que dissimulait son amoureux^. Et le lendemain, apres une nuit 
passee ensemble, Skald et Perdita se disputent au sujet du galet. 
ce qui occasionne une sorte de rupture. Perdita disparait. Ce n'est 
qu'apres bien des semaines qu'elle reapparait et se reconcilie avec 
Jobber Skald, c'est-a-dire Skald « qui frappe avec un instrument 
aigu ». Alors Perdita liberera Skald et lui prendra son galet. Mais 
revelee a elle-meme, elle n'est plus la « nymphette » perdue qu'elle 
etait : elle passe au rang de deesse-mere. Et elle transmet le galet 
a Magnus Muir, le nympholepte, en lui demandant de le donner 
a un autre nympholepte. Perdita a joue le role de Nineue et il 
est permis d'esperer que le timide et « voyeur » Magnus Muir sera 
maintenant revele a lui-meme. Seul, Sylvanus Cobbold, enferme 
chez les fous et psychanalysant son medecin, reste en dehors de toute 
evolution : il n'a pas besoin de cela puisqu'il est deja le prophete. 
nouvelle incarnation de MerUn, personnage ou se cristaUisent les 
pensees et les instincts fondamentaux de J. C. Powys. 
En effet, la « nymphette » Marret n'a-t-elle pas repondu a la 
question indiscrete d'une amie : « On couche ensemble, vous 
comprenez, et il me serre contre lui mais... il ne me fait jamais rien. 
II n'a pas I'air de vouloir et je ne crois pas qu'il voudra jamais » ? 
On pourrait juger que Sylvanus est un anormal. Mais ce serait 
oubHer cette fameuse revelation « par la femme » qui combine 
a egalite I'attirance et la repugnance vis-a-vis de I'initiatrice. 
celle qui est en meme temps la nourrice et la meurtriere. Powvs 
s'en explique plusieurs fois. Dans VAutobiographie, il raconte qu'un 
jour, il a ete charme par les jambes d'une jeune fille qui cueillait 
des pois de senteur et qui lui a donne une fleur. Cette extase s'expli- 
quait enpartie par la gentillesse de la donatrice, en partie par V impression 
de jouer un role rituel, tel un pretre portant le calice, et en partie par la 
conscience d'etre un bipede... purijie qui marchait tete haute sur notre mere 
la Terre en tenant par leurs tiges fraiches une poignee de ses charmants 



I. Les Sables de la Mer, p. 418. 



254 



enfants^. D'ailleurs le mythe de Blodeuwedd, la Fille-Fleur de la 
mythologie galloise, n'est pas loin. Mais Blodeuwedd, femme 
creee des fleurs par le demiurge Gwyddyon, se revolte contre 
I'ordre divin male : elle est pretresse de I'ancienne religion de 
la mere^. 

Par consequent, et c'est la ou se manifeste le grand malentendu 
qui est inherent a la pensee de Powys, le conflit est inevitable 
entre les tendances gynecocratiques ou tout au moins feminines de 
son etre, et 1' education masculine, saxonne et protestante, qu'il a 
regue, avec, en arriere-plan, I'ombre d'un pere qui semble avoir 
eu sur lui une influence preponderante. Ce malentendu qui 
concerne aussi bien le melange celtique et saxon, le melange 
gallois et aborigene dont pretend etre issu Powys, le melange 
druidique et chretien, le melange druidique et theosophique, ce 
malentendu est net, precis, sur le plan de la sensibilite propre. Et 
Ton sait qu'a travers la sensibilite pure, un etre comme Powys 
decouvre le monde, se fabrique un monde a la mesure de sa puis- 
sance d'evocation, ce mot etant pris dans son acception presque 
magique. // est interessant, dit-il, que j'aie ainsi, d 'inspiration, decou- 
vert un moyen d'acquerir des merites qu 'ignorent les religions chretiennes. 
Peut-etre — au cas oil ma pretention d 'etre une reincarnation de Taliessin 
aurait une petite chance d 'avoir quelque fondement — , peut-etre ce pro- 
cede remonte-t-il aux Druides^. 

Car la rencontre avec Bloddeuwedd, si elle est instinctivement 
souhaitee (comme Porius devant Nineue, et meme comme Skald 
devant Perdita), est systematiquement refusee par 1' acquis 
conscient et logique resultant de 1' experience et de 1' education. 
Blodeuwedd, autre incarnation de la Femme-Lilith*, devient si 
redoutable, sa revolte prend une telle dimension, bouleversant 
ainsi I'ordre social et meme I'ordre moral, que son createur — 
ne pouvant la detruire puisqu'elle est la manifestation de sa 
pensee — , le druide-chaman Gwyddyon ne pent que la trans- 
former en hibou et la releguer dans la nuit, comme Jehovah le 
fit pour Satan. Si Ton tient compte de cette mentalite celtique, a 
mi-chemin entre le culte de la deesse-mere et le rejet de celle-ci 
dans la nuit, mentalite que traduisent parfaitement la plupart 
des recits gallois du haut Moyen-Age dont s'est inspire Powys, 
on comprend mieux la nympholeptie de I'auteur et son compor- 
tement bizarre sur le plan sexuel, comportement qui echappe 
aux categories. 

1. Autobiographic, pp. 201-202. 

2 . Comparer dans Porius cette reminiscence du culte maternel lie a la croyance de Powys 
concernant le peuple des Aborigenes du Pays de Galles : lis sont les descendants directs des 
deilles reines matriarcales du Peuple de la Foret de I' He de Bretagne. 

3. Autobiographic, p. 409. 

4. Voir dans la Femme Celte (Payot, Paris, 1972) le chapitre que j'ai consacre a la «Revolte 
de la Fille-Fleur », pp. 207-247. 



255 



Powys raconte en effet qu'au temps ou il habitait a Southwick, un 
ami lui fit cadeau d'une chienne a qui il donna le nom de Thora 
apres s 'etre consciencieusement casse la tete pour lui trouver un nom que 
seuls les representants de certaines races pouvaient prononcer. Mais cette 
chienne declenche chez Powys le reveil de sensations qu'on pour- 
rait facilement qualifier d'uterines : peut-etre de tres vagues sou- 
venirs de I'epoque oil il etait de sexe indifferencie dans le ventre 
maternel^, peut-etre la hantise de la naissance et du choc qu'elle 
a provoque, de la dechirure sanglante, laquelle, par le jeu des 
interferences, se deplace vers la dechirure anatomique vue par 
I'amant qui decouvre sa maitresse nue^. 

C'est ainsi que Powys, s'apercevant que la bete est une chienne, 
et qu'elle est sexuee, en vient a decouvrir le monde, autour de lui, 
comme un gigantesque sexe feminin ou il redoute de s'engloutir : 
J'allai si loin dans cette voie que je fus saisi de panique a I' idee qu'il 
pourrait me pousser des seins de femme, des seins dont les bouts ressem- 
bleraient aux tetines de Thora^. On comprend I'attitude de Porius 
decouvrant le sein nu de Nineue, ou encore I'impuissance toute 
psychique de Magnus Muir devant sa tendre fiancee qu'il croit 
vierge et qu'il n'ose pas decouvrir, I'attitude de Sylvanus Cobbold 
qui ne touche pas Marret alors qu'il couche avec elle. Et pourtant 
quel attrait la feminite ofFre-t-elle aux heros de Powys ! Combien 
Powys lui-meme est hante par le gouflfre beant qu'il devine entre 
les cuisses d'une femme! Mais, comme Jobber Skald, il se fait 
derober son galet, substitut de sa viriUte, par celle qu'il aime. 
Ce galet, cette pierre de foudre donnee a Porius par Nineue, le 
retrouvera-t-il un jour ? Cette angoissante question, avec tout le 
contexte mythologique qu'elle evoque, est au centre de la quete 
mysterieuse et ambigue qu'entreprend Powys dans son ceuvre 
litteraire. 

Et la solution se trouve dans son roman le plus acheve, le plus 
construit, le plus celtique aussi, Maiden Castle'^. 
II y a d'abord le titre, qui est hautement significatif Maiden 
Castle, c'est « le Chateau des Filles ». L'intention de Powys est de 
montrer, dans ce roman, un personnage au milieu de filles qui 
sont autant de nymphes echappees a I'imagination de I'auteur et 
parees de toutes les couleurs de la legende celtique. Car c'est 

1. Sensations qu'a essaye de decrire un poete gallois authentique, bien que s'exprimant 
en anglais, Dylan Thomas, dans la plupart de ses ceuvres. 

2. Ceux qui pretendraient que inon interpretation est du delire sexuel bien plus grave 
que celui de Powys, pourront lire dans Rabelais, auquel s'apparente le genie de Powys, 
un episode plutot comique et quelque peu obscene (Quart Lime, XLVTI) sur le meme 
sujet. II s'agit de la peur de la castration, bien connue, avant I' invention de la psychanalyse , 
dans toutes les legendes mythologiques et dans toutes les superstitions concernant les 
fernmes qui devorent leurs amants, ou qui les chatrent (les sorcieres avaient cette repu- 
tation). 

3. Autobiographic , p. 204. 

4. Le titre donne a la traduction fran^aise. Camp retranche, ne correspond pas a tous les 
sens du titre anglais. C'est pourquoi je prefere laisser I'original. 



256 



aussi le « Chateau des Pucelles » dont nous trouvons mention 
dans la version tardive et sophistiquee de la legende du Graal, 
chez Thomas Malory, qui est I'auteur favori de Powys, ne I'ou- 
blions pas. Le heros du Graal, le pur et beau Galaad, qui est 
en fait le doublet christianise de Perceval, qui est vierge et sans 
tache, dehvre des enchantements diaboliques un chateau ou 
etaient retenues de nombreuses jeunes filles. Le theme vient de 
loin puisque nous le retrouvons dans des textes anterieurs comme 
la legende d'Yvain-Owein, le Chevalier au Lion, lequel delivre 
egalement, dans le Chateau de Pesme-Aventure, vingt-quatre 
pucelles prisonnieres d'un demon. La le symbole est clair : il 
s'agit des vingt-quatre heures du jour retenues par la nuit. Le 
heros vient delivrer la lumiere du soleil retenue dans I'ombre 
de la mort. 

Et quand on salt que la forteresse prehistorique de Maiden Castle 
a vraisemblablement abrite un temple solaire de I'age du Bronze, 
on comprend que Powys ait voulu systematiquement developper 
Taction de son roman a Dorchester, a I'ombre de cet etrange heu 
prehistorique. Le personnage qu'il presente sous le nom d'Uryen, 
nom choisi par Powys comme etant celui du pere d'Yvain-Owein 
et epoux de la deesse-mere Modron, est ainsi parfaitement a sa 
place, et il pent evoquer les fantomes des temps passes. Et cela 
sert d'autant plus Powys que cette forteresse de Maiden Castle, 
reutihsee et agrandie par les gens de FAge du Bronze, puis par 
les Celtes, est d'origine plus ancienne et remonte done aux 
fameux aborigenes de I'lle de Bretagne dont Powys pretend 
descendre. Aussi quand Powys fait mention de 1' autre significa- 
tion de Maiden Castle, dont le nom pourrait provenir de Mai- 
Dun (= Force-CitadeUe), appellation non comprise et deformee 
en Maiden, il ne fait qu'ouvrir davantage le faisceau de nuit qui 
balaie tous les chapitres de son roman. 

Et ce roman est indiscutablement celtique. Le plan meme de 
Taction nous le prouve. Tout commence un jour de premier 
novembre, c'est a-dire a la grande fete celtique de Samain, a la 
fois Jour des Morts et Jour de TAn. Et cela commence d'ailleurs 
dans un cimetiere. Puis Taction est rythmee sur les autres fetes 
celtiques de Tannee : la chandeleur, c'est-a-dire la fete d'Imbolc, 
le premier mai, c'est-a-dire la fete de Beltaine (avec un jeu de 
mots supplementaire sur Mai-D^xn\), les feux de la Saint-Jean, 
c'est-a-dire la fete caniculaire (Lugnasad). Et tout finira au soir 
de Samain, dans le cimetiere ou le heros a commence d'entre- 
prendre sa quete. 

Et de quelle quete s'agit-il sinon de celle qu'entreprend le heros 
gallois Peredur, quete qui le menera au « Chateau des Merveilles » 
en passant par de multiples tertres, de multiples forteresses a 
Tentree desquelles se trouvent d'etranges figures de filles toujours 



257 



pretes a donner leur amour au temeraire, a I'audacieux qui osera 
franchir les limites sagement respectees par le commun des mor- 
tels ? Car la quete de Peredur se differencie de la quete de Per- 
ceval en ce sens que dans les romans frangais, on objective le 
but sous forme d'un vase sacre, le Graal, mais que dans la tradi- 
tion purement galloise, il n'est pas du tout question d'un quel- 
conque graal : il s'agit seulement d'un mysterieux chateau a 
redecouvrir et d'une vengeance a accomplir, vengeance qui per- 
mettra au heros d'etre reintegre dans une cellule familiale demem- 
bree, cette cellule familiale etant d'ailleurs beaucoup plus con- 
forme a celle des aborigenes du Pays de Galles, a cause de son 
caractere matriarcal, que de celle des Celtes indo-europeens. 
Or c'est la que J. C. Powys se montre le plus gallois : il conforme 
I'attitude de son heros Dud No-Man^ a celle de Peredur 2. 
Au debut du roman, No- Man est prisonnier, comme Peredur, 
d'un univers maternel d'oii il est difficile de s'echapper. II vit 
dans le souvenir de sa mere, qui n'a pas de veritable nom, qui 
est connue sous le sobriquet de « la Galloise ». No-Man n'a pas 
connu son pere. II est toujours reste dans I'orbite de « Maman », 
et lorsqu'il s'est marie avec Mona (c'est-a-dire avec la « Seule », 
avec V Unique), il n'a pas pu franchir certaines limites. Mona est 
morte vierge, et il ne pouvait pas en etre autrement, puisqu'elle 
n'etait que I'image ideale de la Mere Divine dont on honore la 
beaute mais qu'on ne touche pas sous peine de sacrilege et d'in- 
ceste. Mais « la Galloise » et Mona sont mortes. II ne reste plus 
a Dud No-Man que le souvenir de celle-ci et un objet de celle-la. 
Get objet, c'est une tete sculptee, assez horrible, surmontant une 
des colonnes du pied de son lit. Ou plutot, c'est une absence 
d'objet, puisqu'il n'y en a qu'une : la seconde a disparu, et le heros 
imagine volontiers qu'elle puisse se trouver dans le bric-a-brac 
d'un antiquaire. Or, cet objet-fetiche, il I'appelle Dor-Marth, ce 
qui signifie « Porte de la Mort ». C'est, d'apres Sir John Rhys, 
le nom de la Bete Glapissante, un monstre que les chevaliers 
arthuriens chassent sans jamais I'atteindre, qu'ils quitent verita- 
blement, dans la Morte d' Arthur de Thomas Malory. Et de plus, 
un roman arthurien frangais du xm^ siecle, le Roman de Durmart, 
se refere au meme nom (Durmart = Dor-Marth), en racontant 
la version archaique de 1' Enlevement de Guenievre au royaume 
de la mort, aventure reprise par Chretien de Troyes dans son 

1. Je prefere respecter le nom anglais du heros, celui-ci n'etant pas vraiment traduisible 
par Personne. Le mot frangais Personne n'est en effet pas negatif, et de plus, provient du 
latin personna, « masque de theatre », ce qui ajoute une confusion supplementaire. Res- 
tons-en a No-Man, qui est le latin Nemo (et qu'on pourrait rendre seulement par Ne... 
Personne) et signalons que le mot Dud, que I'auteur dit avoir ete choisi par son heros, 
provient d'un terme celtique voulant dire « quelqu'un » et ayant donne le breton tud 
(les « gens », au pluriel). 

2. On pent lire la traduction frangaise de Peredur dans J. Loth, les Mabinogion, II, pp. 47- 
120. Analyse dans J. Markale, I'Epopee celtique en Bretagne, pp. 182-209. Commentaire 
dans J. Markale, la Femme Celte, pp. 248-292). 



258 



Lancelot. Le mythe celtique est la, bien present. Car en plus, 
Dud No-Man, apres avoir evoque les ombres jumelees — et 
confondues — de sa mere et de sa femme, s'en va sur leur tombe, 
au cimetiere de Dorchester, c'est-a-dire efFectivement au Royaume 
de la Mort. 

Alors, dans le cimetiere, comme c'est le Jour des Morts, comme 
c'est la Grande Fete de Samain, epoque ou le monde des Morts est 
ouvert au monde des Vivants, Dud No-Man va rencontrer une 
femme, qui sera le substitut de la Mere. Ainsi Peredur commen- 
gait sa longue quete dans une tente dans laquelle se trouvait 
une pucelle, premier element de la chaine initiatique qui allait 
le mener vers le Chateau des Merveilles. Et cette femme, Nancy 
Quirm, va lui faire connaitre toute une serie de personnes 
etranges, particulierement desjilles. No-Man aura ainsi des rap- 
ports de complicite trouble avec la jeune artiste Thuella, qui 
ressemble bien a la Messagere du Graal, et achetera htteralement 
a un couple de comediens ambulants (curieuse replique des 
Thenardier!) la jeune ecuyere Wizzie, nymphette ambigue 
comme les aime Powys, pour en faire sa concubine (au sens propre 
du mot et rien de plus) . Et surtout, Nancy Quirm lui fait connaitre 
son mari Enoch, lequel se fait appeler Uryen et passe son temps 
a des recherches autant esoteriques qu'archeologiques dans 
I'ombre de Maiden Castle dont il se plait a evoquer les multiples 
fantomes. 

Et le temps passe. Au cours de cette quete immobile, Dud No- 
Man connait Wizzie plus intimement que si ses rapports avec elle 
etaient « normaux ». II en arrive a decouvrir le vrai visage de 
celle qu'il prenait pour une simple nymphette. Car Wizzie est 
mere d'une petite fille que Dud a le desir d'adopter. Alors on ne 
salt plus tres bien qui des deux I'attire, la jeune mere ou la petite 
fille. A moins que ce ne soit le double visage d'une meme realite : 
la femme-enfant, derniere incarnation de la deesse Carridwen 
(ou Keridwen) dont I'ombre plane sur toute Faction du roman. 
Comme Peredur-Perceval, qui ignore son propre nom jusqu'a ce 
qu'il soit temoin d'une scene mysterieuse dans le Chateau des 
Merveilles, Dud No-Man, inexistant depuis son enfance, ano- 
nyme, enfant sans pere, revele peu a pen par le contact de Wizzie 
I'initiatrice, Dud No-Man va decouvrir son pere, savoir enfin 
d'ou il vient et qui il est. La realite le de^oit peut-etre parce qu'il 
ne comprend pas le message, comme Peredur-Perceval qui 
s'eloigne du Chateau des Merveilles sans avoir pose la question 
qui I'aurait fait roi, qui aurait fait de lui I'etre complet qu'il n'est 
pas. Dud No-Man revolt des mains d'Uryen Quirm un etrange 
cadeau enveloppe dans un vieux journal : I'autre tete, I'autre 
Dor-Marth. Et tout se passe comme dans Peredur oil le heros 
apergoit, au cours d'une etrange ceremonie, une tete d'homme 



259 



coupee et baignant dans son sang sur un plateau tenu par deux 
jeunes fiUes. C'est cela le Graal primitif celtique. Powys I'a fort 
bien compris. Dud No-Man, a partir de cet instant, salt qu'Uryen 
est son pere. Mais il ne dit rien. Et la veritable initiation, il I'aura 
plus tard, lorsqu'Uryen prendra la parole dans le site de Maiden 
Castle, lui devoilant la verite en meme temps que sa poitrine 
sur laquelle est tatoue le sceau d'Uryen, la marque du Corheau, 
aVec une reference que Ton ne pent comprendre si Ton ne pos- 
sede pas les rudiments de la mythologie celtique vue a travers 
les textes litteraires gallois du Moyen Age. 

En eflFet, le personnage composite d'Uryen (qui est le Sylvanus 
des Sables de la Mer, le Myrddin Wyllt de Porius) ne pent etre 
compris que par son contexte archaique. Uryen est le pere 
d'Owein, le heros de la fontaine de Barenton, le vainqueur de 
I'epreuve de I'eau. Owein est aussi Mabon, le Jeune Fils, c'est-a- 
dire le Jeune Soleil, fils de la deesse Modron ( = Mere) . Modron 
(devenue Morgane chez Thomas Malory) est bien I'epouse 
d'Uryen. EUe est I'image de la Deesse-Mere. EUe est la Deesse 
aux Oiseaux telle qu'elle est representee sur le fameux Chaudron 
de Gundestrup, conserve au Musee de Copenhague. EUe pent se 
transformer en Oiseau, particulierement en Corbeau. Les textes 
gallois ou inspires par eux, font mention d'une troupe de cor- 
beaux qui donne la victoire a Uryen et a son fils Owein^. II est 
done normal que I'Uryen de Powys porte cette marque sur sa 
poitrine, puisqu'il pretend etre la reincarnation d'un de ces heros 
de I'ancien temps. Or, en gallois, corbeau se dit Bran. C'est un 
autre personnage mythologique en rapport avec la tete, puisque 
dans le recit de la Seconde Branche du Mabinogi, nous voyons 
les compagnons de Bran couper la tete de celui-ci qui est blesse 
a mort, I'emporter avec eux et la faire presider un etrange « festin 
d'immortalite » ou aucun des participants ne souffre de vieillesse, 
de chagrin ou de mort^. 

On en vient alors, dans le roman, a une merveilleuse scene ou 
Powys, qui est avant tout un poete epique, se montre infiniment 
meilleur, infiniment plus sur de lui que dans les divagations de 
son essai intitule Pair Dadeni ou le Chaudron de Renaissance, public 
dans le livre Obstinate Cymric. Certes Powys est plein de bonnes 
intentions, mais il appuie ce texte uniquement sur des bribes 
philosophiques, astrologiques et esoteriques. Heureusement, il 
s'est abreuve au Chaudron de Keridwen dans Maiden Castle, et 
cela donne une fiction poetique beaucoup plus forte et finalement 
beaucoup plus precise. 
Nous retrouvons en efiiet a travers les paroles d'Uryen destinees 

1. Voir mon J^opee Celtique en Bretagne, p. l8i et pp. 210-215. 

2. Voir mon Epopee Celtique en Bretagne, pp. 51-53. II faut aussi noter que la « Tete de 
Corbeau » est un symbole alchimique. Powys, tres verse dans Tesoterisme, ne Tignorait 
certainement pas. 



260 



a son fils (qui ne comprend rien), tout le systeme de pensee 
religieuse et metaphysique des anciens Gallois, du moins ceux 
du Moyen Age (car je ne dirais pas les anciens Bretons, ni les 
anciens Celtes, ni les anciens Aborigenes). Uryen declare qu'il a 
appris a lire les vieux livres gallois, qu'il a reussi a retrouver le 
secret transmis de generation en generation et lie au culte de la 
deesse Keridwen, celle qui possede le Chaudron de Renaissance 
et de Connaissance. On sent combien il y a d'elements identiques 
entre Uryen et Powys qui pretend etre la reincarnation de Talies- 
sin, de ce Taliessin qui a obtenu sa Renaissance et sa Connaissance 
Parfaite grace au Chaudron de Keridwen. Et ce que montre 
Uryen a son fils, alors que tous deux sont pres de Maiden Castle, 
c'est le chemin qui permet d'acceder au Chateau des Merveilles^. La il 
trouvera le Grand Secret, a savoir la signification exacte de la 
pensee galloise pure, laquelle permettrait au monde de resoudre 
ses difficultes et ses antinomies. On voit ainsi que Powys croyait 
fermement que le Celtisme pouvait apporter des solutions ine- 
dites aux grands bouleversements de la civilisation occidentale 
c'est ce qu'il tente de demontrer dans Pair Dadeni). Mais comme 
la voix d' Uryen qui se perd dans le vent, la voix de Powys n'a pas 
ete entendue de ses contemporains. 

Et Dud No-Man interrompt le delire de son pere en lui posant 
une question sur le bien et le mal. Tout s'effondre. On en revient 
a ce manicheisme qui empeche Fhumanite de faire un pas en 
avant. II n'y a pas d'opposition entre le bien et le mal cliez les 
Celtes. Powys le salt. Mais le malentendu est la et Powys s'en 
rend compte. Esclave de son education classique et judeo-chre- 
tienne, I'homme occidental contemporain n'est plus capable de 
decouvrir le Grand Secret. L'homme occidental est perdu dans 
sa recherche analytique. II ne peut plus recomposer ce qui est 
decompose. Tel I'alchimiste qui s'arrete au cours de ses operations 
apres avoir decompose les elements de la Materia Prima, parce 
qu'il ne salt plus le mode qu'il convient d'employer pour la 
conjonction, Powys declare forfait. C'est un constat d'echec. Pour 
parler un langage celtique et meme gallois que Powys n'aurait 
pas renie, la vision de 1' antique deesse Keridwen apparait dans 
route sa plenitude, dans toute sa beaute, dans toute sa perfec- 
tion. Mais Dud No-Man ne parvient qu'a decomposer le corps 
de la deesse, et il bute sur les seins de celle-ci. A quoi servent-ils ? 
II ne le salt plus. II couchera a cote de la deesse, il ne pourra pas 
operer la conjonction, le coit, il ne pourra pas remembrer la 
deesse. Car si Uryen represente Powys tel qu'il voudrait etre, 
prophete, enchanteur, demiurge, Dud No-Man represente Powys 
tel qu'il est, impuissant devant le monde qui s'ecroule, incapable 
de restituer a I'univers demembre (et par consequent a la divinite 

I. Camp retrancM. 



261 



maternelle demembree) son unite primordiale grace a laquelle. 
pourtant, tons les problemes seraient resolus. 
Dud No-Man est dans la meme situation que Peredur apres son 
premier passage au Chateau des Merveilles. II n'en connait plus 
le chemin. II le trouvera cependant grace a la Femme aux Mul- 
tiples Visages qui le guidera a travers les forets tenebreuses. Mais 
comme Peredur ne comprend pas toujours les messages de la 
Femme, Dud No-Man ne salt pas ou se trouve « I'entree ouverte 
au palais ferme de la Reine », aussi bien sur le plan sexuel que sur 
le plan metaphysique ou religieux. II va perdre Wizzie. EUe esi 
devenue inutile. EUe a donne tout ce qu'elle pouvait donner. 
c'est-a-dire une presence fantomatique, un fantome d'odeur pour 
reprendre une expression du roman de Powys. Et puis Uryen \a 
mourir. II est devenu inutile, lui aussi. II a transmis le message a 
son fils. II meurt. Ou plutot il va rejoindre les autres fantomes de 
Maiden Castle. Peut-etre plus tard va-t-il se reincarner dans un 
autre personnage? 

C'est ainsi que Dud No-Man, le Jour des Morts suivant, se 
retrouve dans le cimetiere, la ou il a commence sa quete. Sa quete 
a-t-elle ete un echec? Pas completement. Au fond de la nuit, des 
lueurs apparaissent. Mais on sait que la fete de Samain permet la 
communication entre les deux mondes. II pent done recommencer 
comme Peredur a recommence jusqu'a decouvrir I'entree du 
Chateau des Merveilles. Mais maintenant, et c'est pour cela que 
la conclusion de Maiden Castle est quand meme optimiste, Dud 
No-Man n'est plus seul : il y a avec lui celle qui I'a deja guide 
un an auparavant et qui ne le quittera plus : la veuve d'Uryen, 
la femme de son pere, c'est-a-dire la mother-fosterer, la mere 
adoptive, celle qui, sublimation de la premiere mere, sera sa mere 
nourriciere, celle qui lui apportera sa seconde naissance. EUe sera 
sa Keridwen, sa Modron, eUe sera sa deesse-mere. Et la quete 
de I'anonyme personnage pourra peut-etre recommencer. C'est 
du moins ce que J. C. Powys semble souhaiter a son lecteur. 
Ainsi Maiden Castle est probablement celui des ouvrages de Powys 
qui va le plus loin dans le sens celtique ou gaUois. II ne suffit pas 
de se dire gaUois pour I'etre. II ne suffit pas de citer des noms 
gaUois pour « faire gaUois ». Powys s'est souvent mepris sur la 
direction qu'il devait prendre, parce que le malentendu est grand 
entre les cultures qui lui ont servi de base et surtout entre les 
influences diverses qui se manifestent en lui. Si Porius etait une 
tentative pour restituer I'antique pensee galloise, c'est dans des 
romans plus neutres, plus transposes, moins marques par le 
folklore ou par la mythologie, qu'U parvient a exprimer la pensee 
galloise. 

Et la il parvient au genie. Non pas dans tout, mais dans quelques 
episodes. Le reste est certainement discutable, tout au moins 



262 



dans I'optique celtique qui a ete la notre au cours de cette breve 
exploration de Powys. Mais apres tout, lorsque Taliessin boit 
les trois gouttes du Chaudron de Keridwen et acquiert ainsi a la 
fois la Nouvelle Naissance et la Connaissance parfaite, ce qui 
reste dans le Chaudron est empoisonne. Trois gouttes dans 
I'oeuvre immense de John Cowper Powys, c'est peut-etre bien 
suffisant pour se prouver que Ton est en presence d'un ecrivain 
genial et qui a senti que la civilisation occidentale mourrait si 
elle ne se regenerait pas a la source celtique, cette fontaine oii 
Merlin se desalterait lorsqu'il vit surgir des tenebres de la forSt 
de Broceliande la radieuse silhouette de Viviane, la Dame du 
Lac, celle qui etanche la Soif des insatiables. 



Bieuzy-Lanvaux/ Paris £,te 1972 



JEAN MARKALE 



263 



V 



DITHYRAMBES 



La fluidite proteenne de ma nature 
est telle que je pouvais me livrer a 
Fauteur que j'analysais au point de 
me changer en lui. 

Autobiographie, 473. 



LE MIME ET LE SCRIBE 



Pour Powys, pendant plus de quinze ans, I'ecriture a fait un grand 
detour par la parole. Entre 1899 et 19 14, de 27 a 42 ans, a I'age 
qui est pour d'autres celui de raccomplissement, il garde en tant 
que createur un silence total, silence pendant lequel il ne cesse de 
parler. Mais cette parole ne vise pas encore des lecteurs, seulement 
un auditoire chaque fois different. Nul doute que ce changement 
perpetuel, outre un moyen de gagner sa vie en se laissant aller a 
un de ses instincts dominants, devint une sorte de drogue pen a 
peu indispensable. II n'avait public auparavant que deux volumes 
de poemes, assez impersonnels, quand en 1914 c'est soudain une 
floraison enrichie d' avoir ete retardee, qui produit alors en moins 
de trois ans neuf livres, dont deux volumineuxi. S'il public cet 
ensemble impressionnant de pres de deux mille cinq cents pages 
avec une pareille hate, c'est parce qu'a travers sa longue errance 
de conferencier itinerant, qui allait se poursuivre encore vingt ans, 
Powys avait trouve, a quarante ans passes, la voix qui lui etait 
propre. On s'interroge alors : n'avait-il pas refuse de la laisser 
librement parler ? ce silence n'etait-il pas en partie une contrainte ? 
A cette seconde naissance, on pent trouver des causes intimes, liees 
a sa vie affective d'homme et de fils. II reste que Powys s'est voulu 
d'abord homme de paroles, homme de scene, homme de planches. 
Voix et porte-voix. Et sans doute a-t-il exerce inlassablement la 
sienne pour la decouvrir. Le vent se reconnait lui-meme aux sons 
qu'il eyeille en passant sur les choses ; il a besoin des choses pour se 
connaitre. A la solitude apparente de la creation Powys a done 
substitue, jusqu'a s'en etre rendu parfaitement maitre, le double 
corps a corps de ses divagations orales : corps a corps avec le 
pubhc, comme le fait un acteur, et deja avec soi-meme, comme 
souhaite le faire I'auteur virtuel en lui. Auteur-acteur, mime de 
ses sentiments, de ses croyances et de ses doutes, de ses indiffe- 
rences et de ses coleres, il est done en exil de lui-meme dans cette 
Amerique devorante aux etapes interchangeables, qui parle sa 
langue, applaudit ses discours et ignore son ame. Le paysage de 
ses songes, la terre de ses hantises, est son pays natal, mais le poete 
qui pourrait le ressusciter, dans le vacarme silencieux de ses pas- 
sions, se cache pour I'heure sous le clown, qui, au contraire des 
clowns d'ordinaire taciturnes, est joyeux de savoir qu'il n'est pas 
seulement celui que les autres voient. Je suis essentiellement et par 
nature un melange de clown ne et de conteur ne ; cela est apparu de fagon 
evidente a Charlie Chaplin lors de notre rencontre, et il m'a appris certaines 

I. Voir la Bibliographie, Granit, p. 462. 



266 



choses dans cet art de meler la downerie, l' eloquence et le drame^. En fait 
I'accueillante et credule Amerique a permis par certains cotes a 
Powys de s'abandonner deliberement a sa pente naturelle, une 
franchise sans arriere-pensee, un egotisme forcene mais a la fois 
merveilleusement attentif a autrui, I'amour de la parade mele au 
gout du defi social : Je me trouvais dans un pays qui convenait entre tons 
a ma nature de sorcier guerisseur et, ainsi que mon cher Louis'^ le constatait 
d'un air peine etplaintif, «j'aimais ga »*. Ainsi le « charlatan » Powys 
a pu donner hbre cours a son besoin natif d'etonner, de briller, 
mais comme il I'a observe lui-meme avec sa lucidite rarement en 
defaut, I'honnetete fonciere de son charlatanisme venait de ce qu'il 
pouvait cabrioler tant et plus sans rien perdre de son integrite*. 
II y a une continuite totale entre le Powys touche-a-tout, preste et 
paradoxal des conferences, apparemment extraverti, et le Powys 
lent, d'abord un peu applique, quasiment maladroit, des premiers 
romans, qui parait ne pas quitter du regard le domaine hante du 
dedans. L'un et I'autre ont le meme dedain pour I'avarice du 
temps, la meme surabondance naturelle — discoureurs impeni- 
tents pour qui une redite n'est pas plus qu'une virgule; surtout ils 
partagent ce meme sentiment d'etre en dehors des normes, et bien 
plus du cote des minorites, religieuses, raciales, sociales, des « hors- 
la-loi » au sens le plus large du mot; ce sont les Juifs, les Catholiques 
et les Communistes qui constituent, dans des pubUcs meles, ses vrais 
amis — ce qui I'amene a fuir de plus en plus les faux-semblants 
pour se livrer a une recherche frenetique, et meme un peu voyante, 
de la verite : C'etait parce que mes meilleurs auditoires se composaient 
de gens du peuple quej'etais entraine a mepriser de plus en plus les conven- 
tions qui regissent ordinairement I 'art du conferencier . Devant ces gens,je 
mettais mon cosur en pieces. Pour euxj'extirpais mes fibres les plus sensibles 
avec mes propres ongles, et m'en servais pour tracer dans I' air vibrant des 
signes ensanglantes^. Chez Powys, le masque n' attend que d'etre 
arrache, et peu importe si le visage enfin nu a encore une ressem- 
blance mythologique — Dionysos, Tiresias ou Chalcas, demi-dieu 
blesse ou devin sans age — qui pent sembler un nouveau masque ; 
de role en role et de verite en verite, un homme explore la diversite 
insensee des possibles et la confusion des epoques, puisqu'au coeur 
du pays le plus « moderne » du xx^ siecle, il y a place pour quel- 
qu'un qui salt echapper si radicalement au temps : Devant les 
auditeurs du quartier est de New York, mes seances oratoires cessaient 
d' avoir le moindre rapport avec des conferences ordinaires. Quandj'avais 



1. Lettre a Nicholas Ross du 24 septembre 1955. Letters to Nicholas Ross, Bertram Rota, 

197I: P- 129. 

2. Louis Wilkinson (Louis Marlow). 

3. Autobiographie, p. 414. 

4. id., p. 415. 

5. id., p. 411. 



267 



affaire a ces Juifs extremement nerveux et d'une grande finesse intellec- 
tuelle,je n' avals plus besoin de me contenir etje me laissais aller comple- 
tement,jusqu'au bout! Je devenais une sorte de Dionysos dechire et pourtant 
mystiquement sensuel — un Dionysos de la 14® Rue^. 
Ainsi ce grand expert en I'art des metamorphoses laissait presager 
celui qui, choisissant quarante ans plus tard Merlin ou Taliessin 
pour personnages et porte-paroles au visage multiple, allait donner 
une legon grandiose d'explosion volontaire de la personnalite. Et 
que faisait deja I'orateur, avec une complaisance totale, sinon se 
quitter, se livrer a la fascination d'autrui pour a la fois ie devorer 
et etre devore par lui? Ses improvisations, soigneusement medi- 
tees, ne pouvaient prendre pour sujets — oui, pour sujets de cette 
etrange royaute vampirique — que des genies, sans quoi I'etreinte 
animiste que recherchait Powys eut ete decevante, et precaire 
I'ivresse qu'elle lui donnait : Au cours de toutes ces conferences ■ — • qui 
etaient beaucoup plus que des conferences, — je me mettais dans un tel e'tat 
que je devenais le personnage que j'analysais. Ma receptivite etait a 
tel point celle d'une jeune fille que, tout comme les heroines de Wordsworth 
se donnent aux elements, je me donnais a l' esprit de Vhomme de genie dont 
j'avais a parler. C etait avec un emoi quasi erotique, comme sije m'etais 
lance dans une perverse histoire d' amour, que je me glissais dans la sensi- 
bilite de Dickens ou de Paul Verlaine, de Henry James ou de Dostoiewski, 
de Keats ou de Blake !^ On voit le mime I'emporter meme entiere- 
ment sur I'orateur, une fois oia, cessant tout a coup d'interpreter I'ceuvre 
de son auteur — c' etait, ce soir-ld, Gorki — avec des paroles, il se met, tel 
Thaumaste dans Rabelais, a le fair e par gestes, de tout son corps'^. Cette 
dynamique exaltee le conduisit a « interpreter » de la sorte non 
seulement les ecrivains mais jusqu'a leurs personnages, et a « deve- 
nir » en scene le Prince Muichkine plus souvent encore que Dos- 
toiewski. Que ces therapeutiques de transfert aient meduse I'assis- 
tance, on le con^oit, mais on doute que celle-ci ait toujours decele 
le but secret de ce penseur qui se faisait acteur : une transmigration 
de son dme qui finissait par f aire de lui un demon qui vaposseder quelqu'un^. 
Posseder, ravir, saisir, sous I'ecorce de Muichkine ou de Lear, une 
essence primordiale qu'il manquait a son etre d'avoir encore 
connue. Deja se dessine I'indetermination qui sera celle des per- 
sonnages de ses fictions, personnages moins definis ou meme 
indefinissables que constamment « envahis », « submerges », 
happes par une force passagere qui s'empare d'eux et les quitte 
sans raison, en une deroute perpetuelle de la ressemblance. Ce que 
voulait Powys sur I'estrade, c'est etre un captureur des essen- 
ces : Mes conferences consistaient en somme — mais qu'ils etaient rares 
ceux qui avaient la finesse de s 'en aviser ■ — a capter a travers les contorsions, 
les bonds, les pas trainants, les pirouettes et courbettes d'un seul personnage 



I. Autobiographic, p. 411. 
2 id., p. 412. 



268 



humain tel ou tel effluve tragi-comique de la conscience planetaire^ . Lors- 
qu'il ecrira ses essais, si peu « critiques » et si fideles a son art de 
Vanalyse dithyrambique, Powys ne fera que poursuivre cette quete 
des imponderables. 



II 

Ce n'est pas un hasard si, dans 1' avalanche de parutions des annees 
19 1 5-19 1 7, trois livres de Powys ont trait uniquement a I'oeuvre 
d'autrui. Si le dernier, Les cent meilleurs livres, n'est qu'une sorte de 
recensement commente, deux d'entre eux, Visions and Revisions et 
Suspended Judgments, possedent presque mieux que les deux pre- 
miers romans cette houle puissante, cette explosion de la rhetori- 
que dans le lyrisme, un lyrisme tout en montees incantatoires vers 
des apaisements et des extases. Et Ton pent dire que ces deux livres 
contiennent quelques-unes des pages les plus belles qu'il ecrira 
jamais. L'itineraire de Powys ecrivain — ce qui n'est guere visible 
encore dans I'etat de I'edition frangaise de son oeuvre — a com- 
mence par une reconnaissance chez autrui de ce qu'il aimait ou 
de ce qui I'inquietait, de ce qui I'obsedait surtout; de la le desir 
de mettre lui-meme a jour ses preferences et ses hantises. Culte 
de cette coincidence qui apparente certaines de nos reveries les 
plus intimes a celles que nous confient les poetes, predominance 
accordee aux details par lesquels une oeuvre nous parle et habite 
notre memoire, se melent chez lui a un amour des idees, des joutes 
intellectuelles, des syntheses et des comparaisons qui risquent par- 
fois de paraitre incertaines ou nuageuses, car Powys savait prendre 
le droit d'etre bavard. Mais peu importe : pour lui I'oeuvre d'au- 
trui est chose vivante, integree a sa vie, et dont il se nourrit chaque 
jour. On sent que ses incertitudes ou ses douleurs d'homme ont 
pris bien souvent la lecture pour remede, et que ce n'etait pas 
alors un « ecrivain » qui lisait : J'avoue qu'il me parait une chose 
merveilleuse, un miracle perpetuel, que nous puissions, tous autant que nous 
sommes, nous approprier, a chaque moment particulierement penible ou 
inquietant de notre vie, I' esprit de tel ou tel grand poete ou prosateur et 
I'utiliser comme un soutien, comme un refuge, comme une inspiration^. 
Quels ecrivains etaient pour lui les intercesseurs entre tous, dans 
quels univers aimait-il a se projeter? D'abord, dans celui de la 
poesie : d'Homere a Whitman, les grands poetes ont offert a 
Powys I'asile d'un monde clos ou le chant demesure est a la mesure 
de son attente. Powys n'aimait pas les courts poemes^ ou un seul 
instant de vision s'est cristaUise, il lui faut I'etendue et I'ampleur 

1. Autobiographie, p. 475. 

2. Visions and Revisions, p. vii. 

3. Voir Lettre a Louis Wilkinson, Granit, p. 338. 



269 



(le Lycidas de Milton est a ses yeux le plus beau poeme de la langue 
anglaise). Plus tard, a I'epoque d'Homere et VMer, c'est le rea- 
hsme quotidien de I'lliade qui lui paraitra le plus precieux, mai^ 
parce qu'il est contenu dans une epopee mythique oia, a la faveur 
du recit, les dieux se melent aux hommes. Tout comme Powys 
aime, par le truchement d'une fantasmagorie, meler les regnes ■ 
les insectes parlent dans Atlantis, et jusqu'a un couple de plumes 
dans Les montagnes de la lune. 

Les romanciers aussi I'attirent qui ont un monde bien a eux 
^Yl"^^^^^^^^^^^ ^ec^nnaissable, ou se perdre, un monde aussi 
deliberement personnel et inimitable que celui de Powys lui- 
meme : Rabelais, Dostoiewski, Dickens, Conrad, Proust, Joyce. 
A dire vrai, il ne s'interesse qu'aux genies, mais c'est par besoin 
profond, par empathie instinctive avec ce qui est immense. II ne 
partage d'aiUeurs aucun des prejuges de son temps, et salt decou- 
vrir la grandeur d'une oeuvre meme si celle-ci n'est pas universel- 
lement reconnue : a preuve, I'hommage proprement « dithyram- 
bique » qu'il rend a Dorothy Richardson^ avant meme que la 
parution du Pelerinage fut achevee. 

Si la curiosite inlassable de Powys ne connait pas de hmites, et 
s il ht Finnegans Wake sans se laisser arreter par aucune diffi- 
culte, et du meme coeur que le Mabinogion, il considere toujoufv 
une oeuvre comme un tout acheve et jamais ne s'interroge k 
1 mstar de tant de critiques, sur « I'avenir de la litterature >>.. 
Dommique Aury me disait un jour que le massif des essais litte- 
rairesde Powys formait un ensemble insoup^onne, qui n'avaii 
d equivalent en ce siecle, pour la langue anglaise, que la serie de^ 
Common Readers de Virginia Woolf. Ce sont la en effet deux oeuvre^ 
« critiques » majeures (avec pour difference precisement le souci 
Chez Virginia Woolf d'annoncer le « roman de I'avenir ») qui 
n'existent que portees par une sensibilite de createurs constam- 
ment a I'affut. Nul doute que I'on s'avisera de leur fraicheur 
lorsque, lasse d'une critique reductrice et punitive de lourd^ 
pensums et de naifs rebus, le lecteur altere voudra retrouver une 
critique spontanee, hbre, poetique. 

Celle qui, par exemple, au lieu de vouloir prendre I'auteur en fla- 
grant debt de contradiction intime, comme s'y efforcent tant de 
contemporains, cherche a depasser et oublier ce qu'il y a d'appa- 
remment inconcihable en chaque etre, dans la primaute sar^ 
reserve accordee a imagination. C'est la presence, I'usage de 
1 imagination, en ce qu'elle a d'impersonnel et de bientot mythi- 
que qui comble davantage Powys, et I'exalte au point de nous 
confier : Le monde est un jeu sinistre, et nous avons parfois besoin du 
courage de Lucifer lui-meme pour repousser nos ennemis. Mais dans le chacs 
de tout, lafohe et lafurie, au moins tenons-nous ferme a cette noble fill: 

I . Ce texte admirable a ete traduit par Pierre Leyris. Voir Bibliographie, p. 467. 



270 



des dieux que les hommes appellent Imagination. Si elk nous aide, nous 
pouvons nous consoler de bien des pertes, de bien des defaites. Car la vie 
de I' Imagination coule vite, coule profond, et sonjlotpeut nous porter sur 
des rivages dont nous n'avons pas mime rive, oil les enfants du caprice 
et les enfants de V ironic menent leur danse — sans se soucier des theories 
ni des raisons^. 

Pour Powys rimagination n'est pas seulement depaysante, elle est 
la chimie qui permet de meler des realites eloignees en apparence, 
celle de I'oeuvre, issue mais protegee de la vie, et celle du lecteur, 
prisonnier mais momentanement echappe de la vie. Le role de 
I'essayiste est alors de creer entre elles une nouvelle parente, une 
harmonie presque therapeutique ; il devient une sorte de rebou- 
teux des ames : Je voudrais me decouvrir si bien maitre-abstracteur de la 
quintessence des rapports entre les livres et la realite que les lecteurs solitaires 
puissent se rendre compte que je n 'ignore rien des drames de leur existence 
quand ils ont recours, pour penetrer la vie spirituelle ou la ruse planetaire, a 
I'ame de Dostoiewski, ou de Dante, ou d' Homere, ou de Shakespeare, ou 
de Walt Whitman ! ^ 

Powys poursuit les investigations qui seront celles de ses romans, 
a travers cette veritable oeuvre parallele, dans une meme maniere 
de celebrer la permanence de la memoire, la vie autonome de 
I'inanime, et la lente reconciliation, toujours incertaine, d'un etre 
singulier avec le monde qui I'entoure. II veut surtoutnous donner 
a partager quelques visions, quelques illuminations subreptices 
qu'il nous revient de rendre durables. Jamais il n'octroie a cet 
intermediaire du genie qu'est I'essayiste plus de pouvoir qu'il n'en 
a : Certains grands ecrivains font que les critiques se sentent comme des 
enfants qui apres avoir ramasse des debris epars et des coquilles brisees au 
bord des vagues de la mer, rentrent a la maison pour montrer a leurs cama- 
rades « a quoi ressemble la mer »^. Mais de ses propres randonnees sur 
les rivages du genie, cet « enfant » enthousiaste ramenait des 
« debris » et des « coquilles » dont on pouvait augurer ce que 
seraient ses propres parcours en haute mer. 

FRAN 901s XAVIER JAUJARD 



1. Visions and Revisions, p. 220. 

2. Les Plaisirs de la Litterature, p. 2. Traduit par Dominique Aury, N.R.F., 233, 
mai 1972, p. 51. 

3. Visions and Revisions, p. 29. 



271 



WILLIAM BLAKE 



A la fin de presque chaque tour d'horizon des preoccupations 
intellectuelles et esthetiques qui sont les notres aujourd'hui, 
toujours apparait I'etrange et mysterieuse figure de William 
Blake. 

Le genie de cet homme a du etre d'un genre unique; car, tandis 
que des ecrivains comme Wordsworth et Byron semblent a 
present s'etre raidis sous la forme de statues pleines de la dignite 
d'une preeminence veneree, lui — le contemporain de William 
Cowper — exerce aujourd'hui, au milieu de la seconde decennie 
du vingtieme siecle, une influence aussi fi"aiche, aussi vivante, 
aussi organique, aussi palpable que celle d'autres auteurs dont 
la voix vient de s'eteindre dans le silence. 
Ceux de ses ouvrages que Ton appelle Livres Prophetiques sont 
peut-etre obscurs et arbitraires dans leur mythologie fantastique. 
Je laisserai 1' interpretation de ces oeuvres a ceux qui sont plus 
verses que moi dans les sciences occultes, qui ne m'importent 
guere ici; mais un prophete, dans le sens le plus vrai de ce noble 
mot, Blake I'etait certainement — et pour le prouver point n'est 
besoin de toucher a ces oracles apocalyptiques. 
Ecrivant au moment oii Cowper composait des hymnes evan- 
geliques sous I'influence du Reverend Dr. Newton, et pendant 
que Burns celebrait sa Highland Mary, Blake ^devance beaucoup 
des pensees les plus profondes de Nietzche, et ouvre les croisees 
magiques et enchantees sur ces mers perilleuses et feeriques ou 
voyageront Verlaine et Hauptmann, Maeterlinck et Mallarme. 
Quand on considere le fait qu'il etait deja en train d'ecrire des 
poemes et de graver des dessins avant la fin du dix-huitieme 
siecle et avant la naissance d'Edgar Allan Poe, on est presque 
pris de vertige en decouvrant combien, pas seulement en littera- 
ture mais aussi en art, son genie stupefiant domine notre gout 



272 



lillliiiillllllilllilll 



moderne. On pourrait presque croire que chacun des poetes et des 
peintres de notre epoque — tous ces imagistes, post-impression- 
nistes, symbolistes, et le reste — n'ont rien fait d' autre durant leurs 
annees d'apprentissage que de mediter sur I'oeuvre de Blake. 
Meme dans la musique, meme dans la danse — certainement 
dans la danse symbolique d' Isadora Duncan — , meme dans les 
decors de scene de nos Petits Theatres, on retrouve des traces 
de I'elan mystique qu'il a mis en mouvement, et les traits austeres, 
ni classiques ni medievaux a vrai dire, mais participant de la 
nature des deux, de ses grandioses evocations. 
Bien sur, on ne pourrait pas vraiment supposer que tous ces 
hommes — tous les artistes les plus imaginatifs et les plus interes- 
sants d'aujourd'hui — se sont deliberement soumis a I'infiuence 
de William Blake. La fagon la plus rationnelle d'expliquer cette 
extraordinaire ressemblance est de concevoir que Blake, par 
quelque inspiration premonitoire de 1' esprit universel meditant 
sur les choses a venir, a prevu, a une epoque dont la sensibilite 
etait plus etrangere a la notre que 1' epoque d'Apulee ou de 
Saint Anselme, le corps et le sang memes des reves qui allaient 
dominer la terre. 

Quand on considere qu'entre 1' epoque de Blake et celle oii nous 
vivons ne s'etendent pas moins de trois grandes periodes de 
sensibilite intellectuelle, la chose devient presque aussi etrange 
qu'une de ses propres visions. 

L'epoque de Sir Walter Scott et de Jane Austen, de Wordsworth 
et de Byron, suivit immediatement la sienne. Puis nous avons 
la periode de Thackeray et de Tennyson, et des grands ecrivains 
victoriens. Et finalement, a la fin du dix-neuvieme siecle, nous 
avons l'epoque ou dominent, en art, Aubrey Beardsley, et en 
Utterature, Swinburne et Oscar Wilde. 

De nos jours — en cette epoque ou Wilde lui-meme semble 
passer un pen de mode — nous voici en train de retourner 
a Wilham Blake, et de decouvrir qu'il s'harmonise plus totale- 
ment avec les instincts les plus secrets de notre ame que n'importe 
lequel des genies que nous pourrions nommer parmi ceux qui 
travaillent au milieu de nous. C'est comme si, pour trouver 
notre expression la plus complete. Fame passionnee et mystique 
de notre epoque materialiste se trouvait ramenee vers un auteur 
qui vivait un siecle auparavant. Un tel phenomene n'est certaine- 
ment pas inconnu dans I'histoire du pelerinage de 1' esprit humain; 
mais il ne s'est jamais presente sous une forme aussi accentuee 
que dans le cas de cet extraordinaire personnage. 
Dans les premiers ages du monde, il en serait resulte sans doute 
quelque bizarre deification du prophete clairvoyant. WiUiam 
Blake serait devenu un mythe, une legende, un avatar de I'fitre 
divin, un Bouddha, un Zoroastre, un Dionysos errant. Au 



273 



lieu de quoi, nous sommes contraints de 'nous limiter au plaisir 
fascinant d'observer, dans des cas individuels, telle ou telle ame 
moderne touchee en ses plus belles ouvertures lorsqu'elle rencontre 
pour la premiere fois, comme cela pent arriver souvent, cette 
incarnation seculaire de ses reveries les plus fuyantes. 
Moi-meme, qui jette maintenant sur le papier ces notes frag- 
mentaires a son sujet, j'ai eu le privilege une fois d'etre temoin 
de rillumination — je ne peux I'appeler d'aucun autre nom — 
produite sur 1' esprit du plus grand romancier americain, et le 
plus incorrigiblement realiste, par une rencontre fortuite avec 
les Chants d Innocence. 

L'une des caracteristiques les plus evidentes de notre epoque est 
son culte des enfants. Sur ce point — dans la passion de ce culle — 
rious nous separons a la fois de nos ancetres medievaux, qui 
limitaient leur devotion a I'enfant divin, et des epoques clas- 
siques, qui laissaient les enfants completement dans I'ombre. 
Quandje devins m homme, dit I'apotre, > laissai de cote les choses de 
Venfance; et cet abandon des choses de Venfance a toujours ete un trait 
particulier du caractere et de 1' attitude des protestants ortho- 
doxes, pour qui ces autres paroles bibliques, prononcees par 
quelqu'un de plus grand que Saint Paul, et qui incitent a devenir 
pareils ^ a des petits enfants, doivent paraitre une sorte de pieuse 
rhetorique. 

Quand on considere combien ce fardeau trois fois maudit du 
puritanisme protestant, la plus odieuse et inhumaine de toutes 
les superstitions perverties qui ont assombri I'histoire humaine, 
superstition qui, bien que mourant lentement, n'est pas encore, 
grace a son utilisation sinistre comme une base pour les affaires, 
completement morte — combien ce puritanisme, depuis qu'il 
s'est fraye un chemin en Ecosse et a Geneve, a livre une guerre 
sans merci contre tons les instincts de I'enfance en nous et a 
opprime avec une indicible tristesse les vies de generations 
d'enfants, — il faut regarder comme un des plus heureux signes 
des temps le fait que la double renaissance de la foi catholique 
et de la liberte paienne, aujourd'hui largement repandues parmi 
nous, ait enfin ramene V Enfant a la Maison dans la claire lumiere 
d'une appreciation presque religieuse. 

Que Ton me comprenne bien, cependant. Ce serait une erreur 
grave et risible que d'associer le culte de I'enfant qui traverse 
comme un rayon d'etoile toute I'oeuvre de William Blake, avec 
f attitude quelque peu forcee et extravagante d' adoration de 
I'enfant qui inspire une poesie comme Amour sur les genoux de 
Diane de Francis Thompson, et qui donne un air ridicule et 
affecte a tant de nos petits eux-memes. L' enfant de I'imagination 
de Blake est I'enfant immortel et eternel que Ton pent trouver 
dans le coeur de tout homme et de toute femme. C'est I'enfant 



274 



I'lilll 



dont parle Nietzsche lui-meme dans quelques-uns de ses plus 
beaux passages — I'enfant qui viendra tout a la fin, quand les 
jours du Chameau et les jours du Lion seront revolus, et qui 
va inaugurer le commencement du Grand Midi. 

Et la les yeux mugeoyants du lion 

Verseront des pleurs d'or 

Et il aura pitie des tendres plaintes 

Et il rodera autour du troupeau, 

Disant : « Par lafaiblesse de cet enfant, la haine 

Et par sa sante, la maladie 

Sont vaincues et chassees 

De notrejour immortel. » 



II fait usage courageusement et librement, et avec une conviction 
bien plus authentique que beaucoup de croyants orthodoxes, 
de la figure et de I'idee du Christ; bien sur, ce n'est pas exacte- 
ment vers le Christ que nous connaissons dans la foi cathohque 
traditionnelle que, dans son association avec cette image de 
I'homme-enfant, 1' esprit de Blake ne cesse de se tourner. 
\vec un noble blaspheme — plus cher a Dieu, on pent I'esperer, 
que la mentahte d'esclaves de bien des pietistes evangehques — 
il traite la legende chretienne avec la meme liberte dont les 
Grecs usaient dans leurs rapports avec les dieux de la Nature. 
La figure du Christ devient sous ses mains, comme nousle sen- 
tons parfois sous la main des grands peintres de la Renaissance, 
un dieu parmi d'autres dieux; une puissance parmi d autres 
puissances, mais possedee d'un secret arrache aux profondeurs 
cachees de I'univers, et qui est destine a vamcre a la fin. Blake 
5-ecarte tellement des barrieres du respect traditionnel que 
nous le voyons associer courageusement son Christ — cet homme- 
enfant qui doit racheter le genre humain — avec un temperament 
tout a fait a I'oppose de I'ascetisme. 

Ce qui rend sa philosophic si interessante et si origmale, c est 
le fait qu'il libere entierement le phenomene de 1' amour sexuel 
de toute notion ou idee de peche ou de honte. L'homme-enfant, 
dont le coeur plein de pitie et la tendresse pour les faibles et les 
malheureux viennent de I'histoire du Christ, prend presque la 
forme d'un Lros paien — I'Eros adulte aux membres gracieux 
de la mythologie grecque tardive — quand il est question de 
continence, de renoncement ou de chastete ascetique. 
Ce que Blake a reellement fait, qu'on le disc en toute reverence, 
et loin des oreiUes profanes — c'est enlever I'enfant-Chnst 
de son berceau dans I'eghse de ses adorateurs, et I'emporter 
-asqu'aux palais de I'Orient, les palais du Soleil, dans les Champs 



275 



verdqyants et les bosquets heureux de Finnocence arcadienne primi- 
tive, oil les pieds des danseurs sont legers sur la rosee du matin, 
et oil les enfants de la passion et du plaisir folatrent et s'amusent, 
comme ils le faisaient a I'Age d'Or. 

Dans cette merveilleuse gravure de lui qui represente les fils de 
Dieu criant ensemble dans la joie primordiale de la creation. Ton 
a une vision de la grande et noble harmonic qu'il rechcrchait 
cntre une chair emancipee et un esprit libre. WiUiam Blake, 
dans son innocence adamique du peche, a quelque chose en lui 
qui fait penser a Walt Whitman, mais a la difference de Whitman 
il prefere utihser la figure du Christ, plutot que quelque vague 
ensemble de forces naturelles, pour symboliser les noces triomphales 
de I'ame et du corps. 

Quelquefois, dans ses etranges poemes, on a I'impression de 
Hre les murmures fragmentaires et brises de quelque grand 
poete-philosophe de I'antiquite, un Pythagore ou un Empe- 
docle : a travers ses oracles gnomiques court le rythme du vent 
et des marees, et a ses oreilles la course des etoiles est pleine d'une 
immense harmonic. 

II semble souvent se servir de la Bible et des usages bibliques 
d'une fagon tres proche de celle dont les poetes de I'antiquite 
se servaient d'Hesiode et d'Homere : il traite de tels ecrits avec 
respect, mais il soumet ce qu'il leur emprunte a des buts nou- 
veaux et originaux. 

Ecoutez la voix du Barde, 

Qui voit le present, le passe et I'avenir, 

Dont les oreilles ont entendu 

La Sainte Parole 

Qui s^avangait parmi les anciens arbres. 

Lui qui appelle I'dme dechue 

Et pleure dans la rosee du soir 

Lui qui pourrait gouverner 

Le pole etoile 

Et la lumiere tombee, tombee, la ranimer ! 

Terre, Terre, reviens! 

Releve-toi de P her be pleine de rosee! 

La Muit est finie 

Et le Matin 

S'eleve de sa masse endormie. 

Me te detourne plus; 

Pourquoi veux-tu te detourner? 

Le del seme d' etoiles 

Le rivage oil bruit Veau 

Te sont donnes jusqu'au point du jour. 



276 






Si I'on me demandait de nommer un ecrivain dont I'oeuvre 
apporte a I'esprit, sans aucune addition de rhetorique ou de 
simple habilete, I'impact et I'ebranlement meme du pur genie 
inspire, je nommerais sans hesiter William Blake. En le lisant, 
on est etrangement conscient de la presence d'une grande 
puissance jamais explicitee — un immense secret demiur- 
gique — se debattant comme un Titan enterre juste sous la 
surface de son esprit, et ne trouvant jamais tout a fait son expres- 
sion vocale. 

Des formes aux limites indecises — des ombres vastes et floues — 
comme des reves de mondes oublies et des ombres de mondes 
pas encore nes, semblent se mouvoir dans un va-et-vient conti- 
nuel au-dessus des eaux songeuses de son esprit. II n'y a peut- 
etre pas de poete qui donne une telle impression de force crea- 
trice primordiale — force qui heurte aux racines du monde, et 
qui pleure et qui rit simplement de plaisir au toucher de cette 
etoffe de reve dont la vie est faite. Au-dessus de sa tete, pendant 
qu'il rit, pleure et chante, les branches des arbres des fonts de 
la nuit s'agitent et bruissent sous les espaces immenses, et, flottant 
au-dessus d'elles, les planetes et les etoiles clignent vers lui avec 
une amicale et mysterieuse joie. 

Nul poete ne donne une impression de plus grande force que 
William Blake; et ceci est mis en valeur par la simphcite meme 
et le ton enfantin de son style. G'est seulement de la force d'un 
lion que pouvait venir une telle douceur pareille au miel. Et 
s'il est I'un des plus vigoureux parmi les poetes, il est aussi I'un 
des plus heureux. 

L'authentique bonheur — le bonheur qui est en meme temps 
intellectuel et spontane — est beaucoup plus rare en poesie 
qu'on pourrait le supposer. Un tel bonheur n'a pas necessaire- 
ment quelque chose a voir avec une philosophic optimiste ou 
meme avec la foi en Dieu. II n'a rien a voir du tout avec le 
bien-etre physique, c'est-a-dire les sensations purement animales 
de manger, de boire et de faire I'amour. G'est une chose qui a 
des origines plus mysterieuses et des fins plus profondes que cela. 
Ce bonheur pent arriver legerement et partir legerement, mais 
le battement de ses ailes contient le rythme de I'eternite, et dans 
les pulsations de son sang la profondeur appelle la profondeur. 
Comme Blake lui-meme le dit : 

Celui qui reduit en esclavage une joie 
Detruit vraiment la vie ailee; 
Mais celui qui embrasse la joie au vol 
Vit dans Vaube de r£ternite. 

Puiser aux profondeurs du monde un bonheur comme celui-ci 



277 



apporte une sensation de calme, de serenite, de repos immortel 
et d'extase debordante. C'est Penergie sans trouble qu'Aristote 
indique comme le secret de la vie de I'Etre eternel lui-meme. 
EUe est au-dela des plaisirs ordinaires du sexe, comme elle est 
au-dela de la difference ordinaire entre le bien et le mal. Elle 
est humaine et pourtant inhumaine. C'est le bonheur de Leonard 
de Vinci, de Spinoza, de Goethe. C'est le bonheur pour lequel 
Nietzsche a lutte durant toute sa vie, et a lutte en vain. 
On effleure la frange du mystere meme des symboles humains 
— des secrets extremes des mots dans leur pouvoir d'exprimer 
I'ame d'un ecrivain — quand on essaie d'analyser la simplicite 
quasi-enfantine du style de William Blake. Comment se fait-il 
qu'il parvienne, avec un vocabulaire si mince et si limite, a 
capturer exactement la musique des spheres? Nous avons tous les 
memes mots a notre disposition; nous avons tous les memes 
rimes ; oii done alors se trouve cet etrange pouvoir qui peut donner 
aux syllabes les plus simples une forme si originale et si person- 
nelle ? 

Quel est le marteau? Quelle est la chaine? 

Dans quel fourneau fat forge ton cerveau ? 

Quelle est I'enclume? Quelle terrible etreinte 

Ose enserrer ses terreurs mortelles? 

Precisement parce que les materiaux qu'il emploie sont si 
simples et si peu nombreux — et ceci est valable aussi bien pour 
son art plastique que pour sa poesie — nous sommes amenes 
a nous arreter plus attentivement, et avec une plus grande sur- 
prise que dans d'autres cas, devant le mystere primordial de 
r expression humaine et sa malleabilite sous I'impact de la person- 
nalite. II n'y a probablement jamais eu aucun poete qui ait 
exprime ce qu'il voulait dire en se servant d'un nombre de mots 
aussi limite, ou de mots si simples et enfantins. C'est comme si 
William Blake s'etait reellement transforme lui-meme en une 
vivante incarnation de son propre enfant-sauveur virgilien, et 
qu'il balbutiait ses oracles a I'humanite par les levres divines d'un 
petit enfant. 

Et qu'importe? C'est I'unique et la meme Urbs Beata, Callio- 
polis, Utopia, la Nouvelle Rome, la Nouvelle Atlantide, 
qu'annoncent ces syllabes enfantines, et qui fut proclamee au 
son des trompettes par les anges de la Revelation, chantee par 
la grande ame du poete de Mantoue, psalmodiee par le Roi 
David, ou clamee au-dessus des toits du monde par Walt Whitman. 
C'est le meme mystere, le meme espoir pour le genre humain. 

Je ne cesserai pas cette lutte mentale 

Et men epee ne tombera pas de ma main 



278 



m 



Avant d'avoir bdti Jerusalem 

Dans le Pays vert et plaisant de VAngleterre. 

L'une des choses les plus curieuses et les plus interessantes dans 
I'oeuvre de Blake, c'est la valeur qu'il donne aux larmes. Toutes 
ses nobles figures mythologiques, se rassemblant vers apres vers 
pour la grande bataille contre la brutalite et le niaterialisme, 
arrivent en pleurant pour aider leurs enfants outrages. Dieux et 
betes, lions et agneaux, le Christ et Lucifer, les fees et les anges, 
tous arrivent en pleurant au combat contre les forces de la stu- 
pidite et de la tyrannic. 

II semble sous-entendre qu' avoir perdu le pouvoir de verser des 
larmes, c'est s'etre deshumanise et s'etre mis a I'ecart des autres. 
Une larme est me chose mentale, et ceux qui ont encore le pouvoir 
de pleurer n'ont pas tout a fait perdu la cle de la sagesse des dieux 
eternels. Ce n'est pas seulement le mysterieux accord predestine 
de la rime qui le conduit a associer, poeme apres poeme — jus- 
qu'a ce que, pour 1' esprit vulgaire, la repetition en devienne 
presque risible — ces larmes'^ symboliques avec le doux sommeil^ 
qu'elles apportent et qu'elles protegent. 

Le poete de 1' enfant voile au coeur du monde est naturellement 
un poete du mystere des larmes et du mystere du sommeil. Et 
William Blake salt le devenir sans la moindre coloration senti- 
mentale. C'est la ou son genie est le plus caracteristique et le 
plus admirable. II pent se mettre a psalmodier ses etranges 
chants gnomiques sur les larmes et sur le sommeil, sur la grace 
des enfants, sur la vie et la mort, sur la merveille de la rosee, des 
nuages et de la pluie, et sur les doux petales de fleurs qui s'en 
nourrissent, tout cela sans jamais un seul instant tomber dans 
le sentimentalisme ou le pathetique. 

Durant toute sa vie etrange et turbulente, il fut possede par la 
puissance d'une splendide et terrible colere. Ses invectives et 
ses vituperations mordent et lacerent I'ennemi comme des fouets 
d'acier. II fait sauter et danser les vendeurs et acheteurs qui se 
trouvent dans le temple de son Seigneur. II n'avait peur d'aucun 
homme vivant, ni d'aucun des dieux veneres par Thomme. 
Travaillant de ses propres mains, composant ses poemes, les 
illustrant, les gravant, les imprimant, et les reliant dans son 
propre ateUer, il etait bien place pour s'amuser de fagon gargan- 
tuesque aux depens du vulgaire, aussi bien des grands que des 

petits. 

II suivit son propre chemin et vecut comme il lui plaisait; il y 
avait en lui quelque chose de cette insouciance raffinee, humo- 
ristique et imperturbable, qui servit si bien Walt Whitman, et 
qui est un boucher tellement plus sage, plus aimable et plus 

I. En anglais, weep et sleep. 



279 



humain pour la liberte d'un artiste que les sarcasmes d'un Whist- 
ler ou I'insolence d'un Wilde. 

Insoucieux et nonchalant, il voyagea sur la grand-route, et envoya 
aux cent mille diables cornus tous les obscurantistes et les oppres- 
seurs. 

J'ai le privilege de vivre sur la cote sud de I'Angleterre non loin 
d_e ce village de Felpham, ou autrefois il contempla, dans ses 
visions candides, I'enterrement d'une fee. Get enterrement a 
du etre suivi de beaucoup d'autres apres la mort de Blake; car 
il n'y a plus de fees a Felpham aujourd'hui. Mais la petite maison 
de Blake est toujours la — et tous ceux qui le desirent peuvent 
la voir — et les sables du bord de mer sont les sables jaunes, 
taches d'ecume blanche et de luisantes algues vertes comme dans 
le chant d' Ariel; et sur les rives, au-dessus, croissent des touffes 
de tamaris homeriques. 

II est surprenant de penser qu'au moment ou le laconique George 
Grabbe, le plus severe peintre de la Mature, ecrivait ses apres couplets 
dans le metre d' Alexander Pope, et pendant que le Dr. Johnson 
frappait toujours les poteaux des rues de Londres en allant 
acheter des huitres pour son chat, c'est WiUiam Blake — le 
contemporain, en esprit et en imagination, de Nietzsche et de 
Whitman — qui a du affirmer le droit de I'artiste (pourquoi ne 
pas dire le droit de I'individu, artiste ou non ?) a vivre comme il 
lui plait, selon la morale, les manieres, les gouts, les inclinations 
et les caprices de sa propre humeur et de sa propre fantaisie 
absolues. 

Geci se passait il y a plus d'un siecle. Que penserait WiUiam 
Blake de notre nouveau monde, ~ lui paraitrait-il ressembler 
a sa Jerusalem Nouvelle, faite de la liberte et du bonheur de 
I'enfance? 

Ce qui donne au genie de WilHam Blake une influence revolu- 
tionnaire si salutaire, c'est que, tout en luttant si sauvagement 
contra la stupidite du puritanisme, il preserve lui-meme jusqu'a 
la fin son ingenuite et sa purete de coeur. 
II y a des ecrivains et des philosophes admirables dont I'oeuvre 
en faveur de la liberation de I'humanite est rendue moins desin- 
teressee par le fait qu'ils combattent pour leurs penchants 
personnels plutot que pour le bonheur du monde en general. 
On ne saurait en aucun cas dire cela de WiUiam Blake. II serait 
difficile d'imaginer une devotion moins egoiste que ceUe qui I'a 
inspire sans cesse pour les interets spirituels du genre humain. 
Mais U tint pour axiome que les interets spirituels du genre 
humain ne peuvent etre vraiment servis que par la Uberte morale 
et intellectuelle de I'individu. Et de toute evidence nous avons 
dans son oeuvre un exemple de Uberte anarchique et rayonnante. 



280 



m 



Aucun ecrivain ni aucun artiste n'a jamais reussi a exprimer 
plus completement la texture et la couleur de ses pensees. Ces 
etranges vieillards aux longs cheveux qui reapparaissent si sou- 
vent dans ses gravures, comme les vieillards splendides et sauvages 
de Walt Whitman, semblent incarner le deroulement et les 
gestes memes de son combat avec la terre; tandis que ces jeunes 
gens et ces jeunes fiUes aux membres allonges, qui suggerent 
presque Le Greco par la forme de leur corps, s'elancent vers le 
haut et bondissent vers Fair clair et le ciel bleu immacule, dans 
le desir passionne d'une evasion tumultueuse, dans une extase 
de resurrection. 



II est extraordinaire de remarquer combien, chez Blake, I'emploi 
de rimes tres simples, avec la repetition des memes mots a 
I'infini, augmente la puissance de sa poesie — cela fait plus que 
I'augmenter : c'est le corps de son ame. On approche ici le 
mystere meme du style, dans 1' expression poetique, et quelques- 
uns de ses plus profonds secrets. Ainsi, par exemple, la meta- 
physique dans la sensualite, qui est I'impulsion essentielle du genie 
de Remy de Gourmont, s'exprime par de constants echos et 
des repetitions liturgiques renouvelees — telles que sa fameuse 
fleur hypocrite, fleur du silence — jusqu'a ce que Ton sente que le 
refrain en poesie est devenu, dans un sens special, sa note pre- 
dominante; et de meme ces rimes qui reviennent constamment 
dans I'oeuvre de Blake et arrivent a la fin de vers tres courts, 
apportent, mieux que quoi que ce soit d'autre, la qualite inno- 
cente et enfantine de I'esprit qui s'y propage. EUes sont enfan- 
tines; et pourtant elles n'auraient pu etre ecrites par nul autre 
qu'un homme mur, et un homme d'une force et d'un caractere 
formidables. 

Ce don psychologique est sans aucun doute le meme que celui 
que nous rencontrons chez certains artistes tres modernes — 
dont I'oeuvre ne parvient qu'a desorienter ceux qui, dans leur 
complete incapacite a devenir comme des petits enfants, sont aussi 
totalement exclus du royaume de Fart que du royaume des 
cieux. 

Le charme etrange sous lequel nous maintiennent ces rimes 
simples et parfois pueriles devrait pousser les plus fanatiques 
partisans du vers libre a modifier leurs idees. Ceux qui, sans 
prejuge d'un cote ou de I'autre, sont simplement desireux de 
gouter pleinement chacun des plaisirs subtils que peut donner 
la technique de Part, ne peuvent s'empecher de trouver dans le 
fremissement inattendu produit par ces douces et deficieuses 
vibrations de la melodic verbale — ■ comme le tintement d'une 
cloche d'or ensevelie profondement sous des eaux bruissantes — 



281 



une revelation directe de I'ame tendre et forte qui est cachee 
derriere, et a la passion secrete de laquelle ces vibrations trouveni 
une voix. 

Apres tout, c'est sur Timpression finale produite sur nos sens ei 
sur notre esprit par un grand artiste, et non pas sur une qualite 
particuliere d'une oeuvre d'art particuliere — a moins d'etre 
de pedants virtuoses — que nous estimons et jugeons ce que 
nous avons gagne. Et ce que nous avons gagne avec William 
Blake, on ne saurait trop I'estimer. 

Ses poemes semblent s'associer a mille souvenirs evanescenis 
des jours ou nous avons ete heureux au-dela des atteintes du 
malheur ou de la deception. lis s'associent avec ces extases a la 
fois physiques et spirituelles, quand soudain, a I'entree d'une 
grande ville peut-etre, ou sur les berges de quelque riviere, nous 
nous sommes rappele la longue ligne des vagues qui se brisent. 
et les rumeurs et les odeurs de la mer. lis s'associent a ces indes- 
criptibles moments de reve, quand, traversant I'herbe humide 
des prairies brumeuses et solitaires, depassant le betail endormi 
et les grandes ombres des arbres dans la fi-aicheur du petit 
matin, nous avons soudain decouvert ces fleurs appelees soucis, 
dont chaque petale semblait charge d'un mystere d'une douceur 
presque intolerable. 

Comme les peintures delicates des premiers siecles de I'art 
italien, les poemes de Blake indiquent et suggerent plutot que 
d'epuiser completement le sujet ou de rassasier le lecteur. On 
n'est jamais opprime par une trop lourde charge de beaute 
naturelle. Un seul arbre contre le ciel — une seule ombre sur 
le sentier — un seul petale tombe sur I'herbe; et e'en est assez 
pour nous transporter a ces champs de lumiere et aux chambres 
du soleil ou la danse mystique de la creation continue toujours; 
e'en est assez pour nous conduire aux pelouses silencieuses et 
humides de rosee ou le Seigneur Dieu marche dans le jardin 
parmi lafratcheur dujour. 

On associe la poesie de William Blake non pas aux cimes des 
montagnes, aux fi-ondaisons luxuriantes et aux torrents bondis- 
sants d'un paysage qui demande a etre admire et qui nous ecra- 
serait volontiers de la puissance de son attrait pittoresque, mais 
a cet arriere-plan tres tranquille, tres doux et tres modeste 
necessaire a cette avancee dans notre travail, et notre labeur jusqu' au 
soir, qui est la destinee normale de I'homme. 
Les beaux champs de Felpham, avec leurs haies d'aubepine. 
les petits bois du Hertfordshire ou du Surrey avec leurs etendues 
de jacinthes des pres, voila tout ce dont il avait besoin pour 
s'etabhr dans la compagnie des dieux immortels. 



282 






Ip 



>'■ 



B 



Car c'est le privilege de I'imagination que de pouvoir nous 
reconcilier avec la vie la oil la vie est la plus simple et la plus 
depouillee; tandis que la meme imagination, par un geste de 
refus et de timidite, rentre dans I'ombre et replie ses ailes quand 
la pression de la realite est trop lourde, et les elements de la beaute 
trop opprimants et tyranniques. 



JOHN COWPER POWYS 

traduit par Alain Delahaye 



Ce texte est extrait de Suspended Judgments, 1916. 



283 



SHELLEY 



Une des raisons pour lesquelles nous trouvons difficile de lire 
les grands poetes est que leur beaute troublante nous attriste. 
Nous attriste et nous fait honte ! lis nous forcent a nous rappeler 
les jours de notre jeunesse. Et c'est plus que beaucoup d'entre 
nous ne peuvent supporter. Quels souvenirs! Dieux, quels 
souvenirs ! 

C'est vrai avant tout de Shelley. Qiaand nous revenons a se? 
poenaes, ils semblent avoir le parfum meme de supplication du 
Printemps, du Printemps de notre age brule par le gel. Leur 
douceur est poignante et blessee, cette douceur des choses trop 
aimees, dont la beaute apporte la douleur et une sensation de 
perte amere. C'est la decouverte soudaine des violettes mortes, 
avec le souvenir du sol dont elles furent arrachees. C'est le chant 
de la musique sur les vastes eaux — et sur les annees plus vastes 
encore. 

Ces poemes ont toujours eu quelque chose en eux qui depassait 
leur sens visible. lis ont toujours ete comme des melodies plane- 
taires, auxquelles seraient accordes des mots terrestres. Et a 
present ils nous transportent, non pas seulement au-dela des 
mots, mais au-dela de la pensee, comme le fait V£,ternite. En verite 
il y a une telle tristesse dans la poesie de Shelley que nul ne peut 
la supporter longtemps et survivre. 

EUe trouble notre paix. EUe survole notre pauvre tranquillite 
sterile, comme un cri d' enfant perdu. EUe frappe a la porte. 
Elle heurte au vantail ferme. Elle sanglote avec la pluie sur le 
toit. C'est parce que Shelley, plus qu'aucun autre poete, a penetre 
a I'interieur de la solitude des elements, et cede son coeur au 
vent et son ame a I'obscurite du dehors. Les autres poetes peu- 
vent decrire ces choses, mais lui il devient ce qu' elles sont. En 



284 



I'ecoutant, nous les ecoutons. Et qui peut supporter de les 
entendre? Qui peut tolerer de sang-froid les tristesses des eaux 
innombrables ? Qui peut les endurer alors que les cieux qui sont 
eux-memes si anciens ploient sous le fardeau de leur secret? 
Non pas decrire Tobjet envisage, mais partager sa vie, ou sa mort- 
dans-la-vie, c'est la veritable voie poetique. Les odeurs acerees 
de ces premieres violettes blanches qu'il nous fait sentir, dardant 
de sous les feuilles mortes, Fart mis a les decrire nous comble- 
t-il ? EUes nous irritent de leur essence subtile. Elles nous troublent 
par cette fatalite que nous devons partager. Le nuage a peine 
forme qui surgit avec ses cavernes de pluie, nous ne le suivons pas 
seulement par docilite a la magie de la rhetorique; nous sommes 
precipites avec lui, en riant de son cenotaphe et du notre, parmi 
les espaces aeriens inimaginables. On eprouve tout cela et plus 
encore sous 1' empire de Shelley. Mais helas, a peine I'a-t-on 
senti, nous reprend la vieille humeur cynique, realiste, lourde 
comme le gel, et la vision de nous-memes, pauvres animaux egares 
dans ces espaces, ne semble plus qu'une pantomime grotesque, 
et nous nous eveillons, honteux et vetus, ayant retrouve toute 
notre raison! 

Chez certains poetes, comme Milton et Matthew Arnold, il y a 
toujours une sorte d'allusion implicite, qui accompagne le geste 
glorieux ou la note magique, a notre pauvre humanite normale. 
Chez d'autres, comme Tennyson ou Browning, on ne sent que 
trop, derriere le masque poetique, la Personne Victorienne 
absurdement digne, qui entonne son refrain moral — comme une 
grosse grive mouchetee embarrassee sur une branche saillante. 
Mais avec Shelley tout est oublie. C'est la fureur authentique, 
c'est la folic divine. Et nous sortons de nous-memes et nous cfian- 
geons grace a la mer en un tresor insolite^. Peut-etre en un element 
insolite plutot qu'un tresor, car le temperament de Shelley, comme 
celui de Corot, I'amene a supprimer les fils les plus rutilants dans 
la trame de la nature, a dissoudre toute chose dans une blanche 
lumiere voilee, la lumiere d'une aube impossible. A-t-on note 
combien tous les objets materiels se dissolvent a son approche, 
et flottent au loin comme les brumes et les vapeurs? II semble 
qu'il ait une predilection presque demente pour les choses 
blanches. Les violettes blanches, les pensees blanches, les ane- 
mones blanches, les marguerites blanches, les fantomes blancs 
et les lunes blanches nous penetrent d'une epouvante presque 
surnaturelle. La Mort Blanche, I'ombre de la Corruption blanche, 
joue aussi son role, et la blancheur effroyable des lepreux et des 
cadavres. La liturgie qu'il psalmodie est la liturgie de la Messe 
Blanche, et le blanc rayonnement de I'Eternite est sa Presence 
Reelle. 

I. Chant d' Ariel dans La Tempete. 



285 



Bien que les reves de Shelley puissent paraitre inquietants er 
fantasques, il est hautement probable que quelques-uns d'entre 
eux seront realises avant que nous nous y attendions. Son plai- 
doyer passionne pour ce qu'on appelle maintenant le Feminisme, 
ses sublimes espoirs revolutionnaires pour le proletariat, sa 
denonciation de la guerre, sa mise en accusation de la Loi et de 
VOrdre pretendus, son requisitoire contre la moralite conven- 
tionnelle, ses attaques des Institutions desuetes, ses invectives 
contre I'hypocrisie et la stupidite, ne sont absolument pas la 
rhetorique utopique et aveugle que quelques-uns ont voulu faire 
croire. Cette maniere bien connue de fletrir cauteleusement la 
pensee nouvelle et bardie, cette fagon de demander comment 
pouvez-vous-le-prendre-au-serieux des scelerats tenants du statu quo, 
ne doit pas nous induire en erreur pour ce qui est de la philo- 
sophic de Shelley. C'est un philosophe authentique, aussi bien 
qu'un reveur. Ou dirons-nous qu'il est le type meme de philo- 
sophe qu'il faut prendre en consideration : le philosophe qui 
cree les reves de la jeunesse? 

Car Shelley, autant qu'un poete ineffable, est un penseur pro- 
digieux et rare. Sa pensee et sa poesie ne peuvent pas plus etre 
separees que la pensee et la poesie du Livre de Job. Sa poesie 
est la mise en corps de sa pensee, son incarnation prompte et 
splendide. 

Si etrange que cela semble, peu de poetes ont cette sorte d'intel- 
ligence froide comme la glace, indispensable si Ton veut se 
detacher completement des idoles de la place publique. Car le 
temperament poetique n'est que trop enclin, a cause de la chaleur 
meme de sa sensibilite humaine, a idealiser les vieilles traditions 
et a projeter un charme autour d'elles. C'est pourquoi il y a 
toujours eu depuis Aristophane, a la fois en politique et en reli- 
gion, tant de grands poetes reactionnaires. Leur chaleur humaine, 
leur devise : nihil alienum, que dis-je, leur sens meme de I'humour, 
rendaient cela inevitable. II y a souvent aussi dans une reforme 
entierement rationnelle quelque chose de glace et d'anormal, de 
cruel et d'impitoyable, qui eloigne I'esprit poetique. On doit se 
souvenir que cela meme qui rend poetiques tant d'objets — je 
veux dire leur association traditionnelle avec la vie humaine banale 
— est ce qu'il faut detruire pour qu'advienne une renaissance. 
L'austerite de I'esprit, froide comme la glace, que Nietzsche 
a exprimee par le superbe mepris de sa formule humain, trop 
humain, est une phase essentielle dans la mue de I'univers s'il 
doit rejeter ses mauvaises herbesfletries. Le changement et le renou- 
veau, quand ils sont vivants et organiques, impliquent I'element 
de la destruction. II est trop facile de parler doucereusement 
d'une evolution naturelle. Ce que fait la Nature elle-meme, ainsi 
que nous commengons enfin de I'entrevoir, est d'avancer par 



286 



■lilJiiilSiffi^^^ 



sautes et par bonds. Un de ces bonds insenses ayant produit 
r esprit humain, c'est a nous de suivre son exemple et de nous 
depouiUer encore une fois du Passe. L'homme est ce qu il Jaut 
savoir quitter! Nous commen^ons ainsi a voir ce qu'il est pernus 
d'appeler I'inhumanite essentielle du vrai prophete. On recon- 
nait aisement le faux prophete a sa fagon d'invoquer la paix, a 

son cri : N'y touchez pas! Assez! ^ j • 

II est tragique de songer combien le monde a pen change depuis 
Tepoque de Shelley, et que sent afFreusement actuels ses cris 
d'indignation centre le Militarisme, le Capitahsme et les Privi- 
leges Si Ton veut une preuve de la profonde valeur morale de 
la pensee revolutionnaire de Shelley, il n'est que_ de lire les 
pamphlets des mouvements internationaux d'obedience socia- 
Uste pour decouvrir a quel point ils combattent mamtenant ce 
qu'ii combattait alors. Ses idees n'ont jamais ete plus necessaires 
qu'auiourd'hui. Tolstoi en a prone certaines, Bernard Shaw 
quelques autres et H. G. Wells d'autres encore. Mais aucun de 
nos revolutionnaires modernes n'a reussi a donner a son nouveau 
^vsteme la portee et I'audace que nous trouvons chez lui. 
Et il les a atteintes par I'intensite de son adoration. Les penseurs 
anarchistes modernes sont si encUns a verser dans la joviahte 
et la causticite humaines, trop humaines. Chez eux comme chez 
Hamlet connaitre les nombreuses demeures de la verite tend a 
paralyser I'elan du defi. De plus ce sont souvent des dramaturges 
et des romanciers plutot que des prophetes, et leur oeuvre perd 
en acuite ce qu'elle gagne en compassion et en subtihte. 
L4mmense encouragement que les ecrits de Nietzsche ont donne 
a la pensee originale d'une reelle violence, prouve I'lmportance 
de ce que Ton pourrait appeler Isl positivite implacable de la pensee 
humaine. Toutefois Shelley va plus loin que Nietzsche dans sa 
reconnaissance du pouvoir transformateur de I'amour. lout 
iconoclaste qu'il est, il s'apparente plutot au Bouddha et au 
Christ qu'aux antinomistes modernes. 

Sa hantise de I'amour (il n'y a pas d' autre mot) delivre sa pensee 
'dvolutionnaire de cet isolement arbitraire, de cette subjectivite 
•arouche que Ton remarque chez beaucoup de penseurs anar- 
.-histes. Son insistance platonicienne sur les aspects les _ plus 
^Dirituels de I'amour eloigne aussi son immoralite anti-chretienne 
de I'agreable hedonisme peu exigeant d'un individuahste aussi 
declare que Remy de Gourmont. L'individuahsme de Shelley 
•-•i^se toujours des issues ouvertes, et ses couloirs penetrent dans 
TEternite. II ne donne jamais cette triste sensation cynique, 
-e^simiste, de festoyer avant de mourir, qui nous est aujourd'hui 
^' famihere. C'est precisement ce que devraient se rappeler ceux 
cii reprouvent Vimmoralite de Shelley. Pour lui I'amour etait 
'.Taiment une initiation mystique, un sacrement rehgieux, un 



287 



moyen d'atteindre le secret cosmique, un chemin — et peut-erre 
le seul chemin — vers la Vision Beatifique. 

II n'est pas avise de se detourner de Shelley a cause de son 
manque d'humour, de son manque de mesure. Le mystere du 
monde, quel qu'il soit, se montre parfois aussi completement 
indifferent que Shelley a ces petites nuances. Nous Tentendons 
crier a voix haute et plaintive dans la nuit. Et trop souvent c'est 
pour demeurer sourds a ce que nous percevons, que nous plai- 
santons si legerement. II est douteux que la Nature se soucie 
beaucoup de notre sens de la mesure. 

Retournons a sa poesie en tant que poesie. Ce qui frappe dans 
les poemes de Shelley est la fagon dont tout son caractere physique 
et psychique est passe en eux. C'est en partie vrai de tous les 
poetes, mais de lui surtout. Son beau visage ambigu, sa sil- 
houette d' adolescent, sa sensibilite surnaturelle, nous hantent 
lorsque nous lisons ses vers. lis nous attirent et nous deroutent, 
comme le sourire sur les levres de Mona Lisa. On a I'impression 
d'ecouter un etre qui a reellement sillonne les chemins de la 
mer pour en revenir avec son secret. Sinon, comment ces indes- 
criptibles chatoiements nacres, ces teintes opalines et ces ombre? 
rosees, auraient-ils pu parvenir a notre pauvre langage? La 
purete meme de sa nature, son essence etheree qui provoque un 
frisson dans le coeur de I'humanite banale, prete sa magie, tel 
le reflet du clair de lune sur la glace, a ces melodies astrales. 
La meme transparence etheree de la passion qui, a cause de sa 
sublime immoralite, excite la rage vulgaire du cynique et du \il. 
donne une beaute immortelle, froide et plus lointaine encore 
que rombre de notre nuit, a ses melodies planetaires. C'est bien 
I'ancienne musique des spheres pythagoricienne qu'il nous est enf^ 
donne d'entendre a nouveau. C'est le son du silence qui descend 
sur nous quand nous levons les yeux au-dela des toits de la cire, 
vers Arcturus ou Aldebaran! Retourner a Shelley apres le 
tumulte de nos agitations grossieres et de nos obligations mes- 
quines, c'est baigner nos fronts dans la rosee du matin et rafraichir 
nos mains dans la Mer ultime. Tout ce qui en nous transcende 
le cercle vicieux du desir personnel, tout ce qui en nous appar- 
tient a cette Vie qui dure alors que notre etre et nos obsessions 
individuelles perissent, tout ce qui en nous fonde et domine 
cette foUe procession de naissances et d'oublis, tout ce qui en nous 
fait signe depuis la demeure de VEternel, tout s'eleve pour rejoin dre 
cette harmonic celeste et se depouille de la gangue boueuse qui 
voudrait nous enfermer ignoblement. Ce qui separe Shelley de tous 
les autres poetes est que pour eux I'art est le souci souverain, ei 
apres I'art la morale. 

Avec lui on pense peu a I'art, ou a la lettre de tout enseignemeni : 
on est simplement transporte dans les hautes regions froides 



288 



"I'ViiiRI 



ou les dieux createurs, comme des enfants, batissent des domes 
de verre multicolore dont ils teintent le blanc rqyonnement de Vetemite. 
Et apres une telle plongee dans les reservoirs de la vie d'avant 
la naissance, il nous est encore loisible, si nous le pouvons, de 
continuer a cracher du venin et a racier dans le ruisseau avec 
le vieil entrain trop humain, de laisser ce fou velleitaire passer son 
chemin, et meme de I'oublier! 

J'ai dit que I'efTet de son ecriture est de nous troubler et de nous 
attrister. C'etait en homme que je parlais. Ce qui en nous repond 
aux vers de Shelley est precisement ce qui reve de la trans- 
mutation de r homme en au-dela de U homme. Ce qui attriste I'huma- 
nite plus que tout est la nourriture quotidienne des immortels. 
Et pourtant, meme dans le cercle de nos humeurs naturelles, 
quelque chose repond parfois a des eclairs comme Quand la 
lampe est brisee et Un mot est trop souvent profane. Peut-etre ceux-la 
seuls qui ont su ce que c'est que d'aimer comme aiment les 
enfants, et de perdre toute esperance comme les enfants, peuvent 
penetrer tout a fait dans ce delicat desespoir. Oui, c'est bien le 
long sanglot pitoyable de desenchantement meurtri qui brise 
le coeur de la jeunesse lorsqu'elle decouvre pour la premiere fois 
de quelle argile grossiere sont faits la terre et les hommes. 
Et la simphcite ingenue de la technique de Shelley — beaucoup 
plus simple en verite que Fenfantillage voulu, si charmant soit-il, 
d'un Blake ^ ou d'un Verlaine — se prete parfaitement a 1' expres- 
sion de I'eternel chagrin de la jeunesse. Dans ses meilleurs 
poemes, la chute de certains mots s'etrangle comme un veritable 
acces de sanglots. Et avec quel naturel sont choisies ses images 
et ses metaphores! Meme lorsqu'elles semblent tres lointaines, 
elles sont faites pour que de jeunes etres fragiles puissenty recourir 
quand ils apaisent leur dme chargee d'amour aux heures secretes. 
La pierre de touche infailhble de la vraie poesie est qu'elle nous 
force d'evoquer les emotions que nous avons eprouvees, dans la 
forme et la circonstance memes de leur elan. Et qui pent lire 
les poemes de Shelley sans les evoquer? Cette poignance parti- 
culiere de la memoire, comme une lance aigue, qui nous arrete 
a I'odeur de certaines plantes ou de certaines mousses,^ d'un 
terreau inconnu ou des herbes au bord de chevrons pourrissants 
— cette poignance qui ramene le baume indescriptible du 
Printemps et la douceur amere de la perte irremediable, qui 
peut la transmettre comme Shelley? 

II y a dans ses poemes des touches dehcieuses de paysages etran- 
gers, en particulier des vignobles, des jardins d'oliviers et des 
villes nettement decoupees sur les coUines d'ltalie; mais pour 
les lecteurs anglais ce sont toujours le romarin qui est pour le 
souvenir et la pensee qui est pour les pensees, qui donneront leur 

I. J.C.P. pense evidemment aux Chants d' Innocence. 



289 



parfum aux sentiments qu'il eveille. On pent se souvenir d'autres 
poetes a d'autres moments, mais quand les bois chauffes au 
soleil sentent les premieres primeveres et que les jonquilles, 
nees avarit que rhirondelle ose apparaitre, levent leurs tetes au-dessus 
de I'herbe, alors la piqure de cette douceur, trop exquise pour 
durer plus d'un instant, apporte son intolerable espoir et son 
intolerable regret. 



JOHN COWPER POWYS 

traduit par Frangois Xavier Jaujard 



Ce texte est extrait de Visions and Revisions , 1915. Macdonald, 1955. 



290 



" I I ' 

ii , <il : 



WALT WHITMAN 



C'est sous Tangle le moins profane par les jugements au gout 
du jour que je veux aborder ce grand devin. Je veux dire sous 
Tangle de sa poesie. Chacun salt qu'il fut un anarchiste heroique 
et admirable. Chacun sait avec quel violent enthousiasme il 
se livra a cette emotion cosmique a laquelle Tunivers rend de nos 
jours un hommage respectueux mais distant. On connait sa 
passion pour les mots en masse, ensemble, democratie et liberie. On 
connait les hommages retentissants qu'il a rendus au sexe, a 
Tamour, a la maternite, et a cet amour entre compagnons qui 
depasse V amour des femmes. On connait son effort gigantesque (et 
ne fut-ce que T avoir accompli, en-dehors meme de sa reussite, 
revele un genie unique) pour ecrire des poemes sur chaque objet 
mortel qui existe, et pour faire entrer dans ses Catalogues Gar- 
gantuesques tout Tunivers vivant. II est absurde de renacler 
devant ses Inventaires du Globe Terrestre. Peut-etre tons ne 
s'animent-ils pas au son des flutes doriennes, mais ils Torment un 
arriere-plan — comme les listes des Rois dans la Bible et celles 
des Navires chez Homere — devant lequel on pent voir les ecrits 
sur le mur comme devant les grands espaces vides de la Vie elle- 
meme. 

Ce que Ton semble moins souvent comprendre est T extraordi- 
naire genie de la vraie poesie que possedait ce prophete de 
Toptimisme. Certes Toptimisme de Whitman est le seul genre 
d'optimisme auquel on pent se plier sans honte. Au moins n'est-il 
pas indecent, bourgeois et grossier comme le protestantisme de 
quatrieme main que sert Browning pour la delectation des 
Societes Morales. C'est Toptimisme d'un homme qui a vu la 
Guerre Civile americaine. C'est Toptimisme d'un homme qui 
connait le Bowery et la grand-route, et qui a eu d'etranges amis 
au cours de son pelerinage de mortel. 

... Mais ce n'est pas de Toptimisme de Whitman que je veux 
parler, c'est de sa poesie. Pour saisir la pleine importance de ce 
qu'a fait ce grand homme dans cette sphere, il n'est que de hre 
certains poetes actuels. ... Trop de poetes modernes font Terreur 



291 



de penser qu'on peut fonder I'Art sur la negation de la Forme. 
On peut fonder I'Art sur toutes les autres negations. Mais pas 
sur celle-la, jamais sur celle-la! lis ont evidemment le droit de 
faire des experiences, d'inventer — s'ils le peuvent — des formes 
nouvelles. Mais ils doivent les inventer. lis ne doivent pas seule- 
ment disposer leurs vers pour qu'ils ressemblent a de la poesie et 
s'en tenir a cela. 

La forme nouvelle de poesie pratiquee par Whitman, comme 
doivent I'etre de telles choses, comme Test par exemple I'etrange 
poesie de Thomas Hardy, etait une lutte deUberee, laborieuse 
— culminant dans ce qui cesse alors d'etre une lutte — pour 
exprimer sa propre personnalite d'une maniere reconnaissable 
et unique. C'est la le secret de tout style en poesie. Et c'est 
I'absence de ce travail, de cette concentration premeditee, qui 
mene au curieux resultat que nous observons de tons cotes, le 
fait que tant de poetes actuels ecrivent defagon semblable. lis ecrivent 
de fagon semblable, et ils sont semblables — exactement comme le 
sont tous les hommes, toutes les femmes, lorsqu'ils gisent cote a 
cote dans le cimetiere, sans I'art et I'artifice du vetement et de la 
chair. Les vieilles formes poetiques garderont toujours leur rang. 
Elles ne vieilHront jamais — pas plus que Pisanello, Le Greco. 
Botticelli, Scopas, ou n'importe quel peintre chinois de I'Anti- 
quite. Et lorsqu'un artiste ou un poete actuel se met au travail 
pour creer une forme nouvelle, qu'il se souvienne bien de ce 
qu'il fait! Car ce n'est pas la le passe-temps d'une heure. Ni le 
geste accidentel d'un iconoclaste fou qui reduit en poussiere des 
statues pour en faire naitre des lutins. II faut que ce soit le travail 
acharne, tenace, patient, constructif, de toute une vie, fonde 
sur une vision immense et toute-puissante. Cette vision. Whitman 
I'avait, et c'est a ce labeur constant et inspire qu'il voua sa vie, 
malgre tout ce qu'il a pu dire de son dmefldneuse et distraite. 
Les vers libres de Whitman obeissent a des lois inflexibles et 
occultes, celles que lui impose son propre instinct createur. 
Comme dit Nietzsche, nous avons besoin d'apprendre I'art des 
« injonctions » de cette sorte. Est-ce done un secret, cette unite 
magique du rythme que Whitman transmet aux mots qu'il 
emploie? Ces longs vers gemissants, plaintifs, brises par des 
sursauts et des sanglots, ces apostrophes brusques, ces accords 
poignants, ces notes de flute prolongees, ces trompettes marines 
sonores — tous ces effets ont leur place dans la grande symphonie 
qu'il dirige. 

Prenez ce petit poeme, un peu gate avant la fin par une touche 
de vulgarite populaire, qui commence par 

Venez, je construirai un Continent indestructible, 

Je creerai la race la plus belle que le soleil ait jamais eclairee... 



292 



Est-il possible de ne pas comprendre la loi cachee des spheres 
qui regit un tel defi? Prenez le poeme qui commence par 

Dans les pousses, au bord des mares... 
Ne sens-tu pas, lecteur raffine, la subtilite particuliere de cette 
allusion aux herbes anonymes fetides et trempees de pluie, pres 
desquelles nous passons chaque jour au cours de nos promenades 
a I'interieur des terres? Un terme de botanique aurait chasse 
toute magie. 

Plus que quiconque, Walt Whitman salt nous transmettre cette 
sensation du desordre heterochte d'herbes, de pierres, de rocaille 
et de debris, d'immenses espaces desoles, d'espaces pleins de 
rebuts et de detritus, qui est si caracteristique du triste paysage 
americain, mais que ceux qui aiment I'Angleterre savent trouver, 
meme parmi nos jardins les plus ordonnes. Personne autant que 
Whitman ne salt transmettre la laideur magique de certains 
elements de la nature — choses mornes, chetives, abandonnees 
de Dieu, mares boueuses ou tombent les feuilles grises, roseaux 
morts ou le vent ne siffle plus ses airs enchanteurs, bords indes- 
criptibles de flots meurtriers, objets a la derive ourles d'ecume, 
sombre enchevetrement de coquilles brisees et d'ecailles de pois- 
sons morts, racines de saules qui pleurent a la lumiere de la lune 
les amants infernaux, hautes herbes qui gemissent autour des 
murs de prisons, mousses lepreuses qui recouvrent les tombes 
des pauvres, terres montagneuses en friche, contrees mareca- 
geuses que seuls des oiseaux sauvages inconnus iront jamais 
effleurer de leurs ailes, et dont revent les fous — telles sont les 
choses, laides et terribles, que ce grand optimiste transforme en 
poesie. L'oie sauvage pousse son cri rauque en traversant le ciel 
de minuit. Certains peuvent ne pas comprendre son ombre foUe- 
ment secouee, son defi qui brise le coeur — mais sur un monceau 
de feuilles au bord de la route ce mage des bannis a entendu 
son appel, I'a compris et lui a donne sa reponse. 
Ah, lecteur tendre et sensible, toi dont le coeur n'a peut-etre 
jamais implore toute une nuit ce qu'il ne doit pas nommer, tu 
pensais que Swinburne ou Byron etaient les poetes de I'amour? 
Peut-etre ne sais-tu pas que la seule nouvelle a laquelle Mau- 
passant a eu le courage de donner ce mot pour titre est une 
histoire sur les etres sauvages que nous allons tuer? 
Walt Whitman, lui non plus, ne reduit pas sa conception de 
I'amour aux coquetteries humaines habituelles. Le cri d' amour 
le plus bouleversant qui ait jamais retenti, sauf celui du Roi 
David pour son fils, est le cri que ce poete d'Amerique ose placer 
dans le coeur d'un oiseau sauvage venu d' Alabama qui a perdu sa 
compagne. Je me demande si on a rendu justice a I'incroyable 
genie de cet homme qui trouve des mots pour cette douleur de 
I'ame que nous n'avouons meme pas aux etres qui nous sont le 



293 



plus chers? Les mots qu'il utilise soudain, d'une maniere inatten- 
due, nous frappent de terreur, nous imposent silence, nous bou- 
leversent, nous coupent le souffle — comme certains vers de 
Shakespeare — par leur justesse mysterieuse. Mon lecteur a-t-il 
jamais lu le petit poeme intitule Larmes? Et quelle purete, au 
sens le plus vrai, le plus profond, derriere sa pitie pour cette 
nostalgic si tragique, et sa comprehension de ce qu'eprouveni 
les bannis que I'amour a frappes. Je ne parle pas de ses poemes 
d'amour heureux. lis ont leur beaute. Je parle de ces vers deses- 
peres qui reviennent ici et la a travers son oeuvre, oia, son dos 
enorme de Titan appuye au mur du monde, sa barbe flottant 
au vent, il semble maintenir ouverte, de toute son energie de 
geant, cette porte de I'espoir que le Destin, Dieu, I'Homme et 
les Lois de la Nature s'efforcent de fermer. Et il la maintient 
ouverte ! Et elle est encore ouverte. C'est pourquoi — que les 
profanes fassent silence ! — je comprends fort bien que dans un 
certain poeme il s'adresse a Jesus-Christ. Qu'il soit vrai ou non 
que les coeurs purs voient Dieu, il est certain qu'ils ont le pouvoir 
de nous delivrer de la Loi Divine de la Cause et de I'Effet. Selon 
cette Loi, nous recevons tons notre recompense et recoltons ce que nous 
avons seme. Mais parfois, tel un murmure du fond des mers. 
monte de la poesie de Whitman une revoke que nous devons 
entendre. C'est alors en vain que les Tetrarques de la Science 
declarent impossible que Von ressuscite les Marts. Car les Morts 
sont ressuscites, et ils avancent, sous la forme meme ou nous le^ 
avons aimes ! Si les mots, mes amis, si I'usage des mots dans la 
poesie pent transmettre des pressentiments comme ceux-la a une 
generation comme la notre, qui pent nier que Walt Whitman 
est un grand poete? 

Le nie qui voudra. Toujours se rassemblera autour de lui — 
comme il I'a predit — venue des logements d'ouvriers, des studios 
d' artistes, des ateliers, des entrepots et des bordels — oui ! et 
meme quelquefois des abords des grands hotels — une cohorte 
etrange, demente, desolee, de delaisses vaincus par la vie, qui 
viennent a lui attires non par I'emotion cosmique, la demo- 
cratic, I'anarchie ou I'amour, ni meme « I'amour entre compa- 
gnons », mais par cette nuance, ce murmure, ce mot, cette main 
tendue dans I'obscurite, qui leur fait savoir, malgre la raison. 
les arguments et toutes les preuves, qu'ils peuvent encore esperer 
— car r Impossible est vrai! 

JOHN COWPER POWYS 

traduit par Frangois Xavier Jaujard 

Ce texte est extrait de Visions and Revisions, 1915. Macdonald, 1955. 



294 









UN LECTEUR BE HARDY 



Ce que je peux appeler les tout-commencements de ma « vie 
d'ecrivain », et c'est egalement vrai de mes freres et soeurs, est 
intimement lie a I'oeuvre de Thomas Hardy... Et si Ton insistait 
pour savoir ce que dans I'apre lutte avec la vie que nous devons 
tous mener, j'ai pu « glaner » chez Hardy sur un plan litteraire, 
je repondrais aussitot : le pouvoir, digne de Sophocle, d'operer 
une transsubstantiation sur le fardeau qu'est la souffrance pour 
toutes les victimes, qu'elle soit mentale ou physique, et de la 
faire devenir, par son identification poetique a la souffrance 
humaine de tout I'univers, le pain que nous mangeons et qui 
nous fait vivre. 

C'est ainsi que dans la preface de Visions and Revisions ^, John Cowper 
Powys a defini sa dette envers celui qui, trente ans avant lui, avail aussi 
celebre les terres et les rivages du vieux Wessex legendaire dans des 
romans d'un pessimisme et d'un stoicisme dont on retrouve comme I'echo 
magnifie dans Les Sables de la Mer. La vocation de romancier est 
nee chez Powys a la lecture, qui fut pour lui determinante, de Dostoiewsky, 
mais on pent dire qu'elle a ete fecondee par Vauteur de Jude I'Obscur 
et de Tess d'Urberville : C'est a Hove que j'acquis mon premier 
livre de Thomas Hardy. J'etais loin d'imaginer quand le hasard 
me le mit entre les mains, dans quel cercle de monolithes et de 
trilithes recouverts du lichen gris de la tradition anglaise j'allais 
faire mon entree. Je n'avais aucune idee non plus de I'influence 
— sereine, noble, austere, precisement celle dont avait besoin 
un couard plus attire par la couleur que par la forme — , aucune 
idee de I'influence inoubliable a laquelle je me soumettais en 
me saisissant de ce livre. C'etait Far from the Madding Crowd. 

I. Visions and Revisions, p. xviii-xix. Cette preface ne fut ecrite qu'en 1955 pour la 
reedition du livre chez Macdonald, quarante ans apr^s I'essai qui suit. 



295 



Un petit livre marron tout simple. J'en lus la moitie au cours 
d'une seule promenade. Tout se passa avec lui comme avec tous 
les livres que j'ai le plus aimes, son papier, ses caracteres impri- 
mes, les mots « par Thomas Hardy », toute la matiere, enfin. 
dont il se composait penetra dans les barrieres contre lesquelles 
je m'etais appuye, dans les saules du bord des etangs sur les 
branches desquels j 'avals passe la main, dans les racines des 
arbres sous lesquels je m'etais assis, dans la poussiere des routes 
que Fair me soufflait au visage, tandis que je tournais des pages 
qui ne me paraissaient plus du tout etre des pages tant elles 
contenaient d'ironie et de pitie, qui me semblaient etre les feuilles 
de chene agitees par un vent d'oracle dans une foret de 
Dodone^. 

Powys dediera son premier roman, Bois et Pierre (Wood and Stone 
« avec mon admiration fervente au plus grand poete et romancier de 
notre temps, Thomas Hardy » — les termes memes par lesquels il avait 
annonce a son pere la visile de Hardy a Montacute, qui fut une des 
grandes heures de sa jeunesse ^ Et quand il ecrira Wolf Solent ou 
Camp retranche, Powys saura, comme Hardy, meter Revocation de 
troublantes figures feminines et celle d'une terre aimee entre toutes, accom- 
plissant ainsi son propre retour au pays natal ^. 



1. Autobiographie, pp. 205-206. 

2. Voir V Autobiographie, pp. 208-210. 

3. Le roman de Hardy qui porte ce titre a 6t6 traduit par Marie Canavaggia, longtemps 
avant V Autobiographie de Powys, et avec le mfiine art. 



296 



iiiiii; 



THOMAS HARDY 



Avec un nom evocateur de la plus pure origine anglaise, Thomas 
Hardy en est venu a s'identifier avec les regions de I'Angleterre 
ou les depots laisses par les races diverses qui ont compose notre 
nation sont le plus nettement visibles et le plus clairement deli- 
mites. Dans le sol du Wessex les Saxons et les Celtes, les Romains 
et les Iberes ont, cote a cote, implante leurs traditions, et toutes 
les villes et tous les villages, toutes les coUines et tons les cours 
d'eau de cette contree conservent la rumeur de ce qu'ils ont vu. 
Dans la legende celte, le pays des Saxons de 1' Quest est mer- 
veilleusement fertile. Camelot et ITle d'Avalon echangent des 
saluts a travers la vallee du Somersetshire. Et dans le Dorset- 
shire — heu d' habitation de Hardy ■ — les traditions romaines 
de Casterbridge s'allient aux souvenirs tragiques du roi Lear. 
Tribu apres tribu, race apres race, comme elles sont venues, 
comme elles s'en sont allees laissant leurs monuments et leurs 
noms derriere elles. Hardy ne cesse de les rappeler a lui, note 
leurs survivances, la trace attardee de leurs pas, leur long declin. 
Dans son bien-aime Dorchester nous le trouvons qui medite — 
tel un de ces esprits, a lui particuliers, que sont I'esprit de Pitie 
et I'esprit dTronie — tandis que la lune eclaire I'amphitheatre 
hante oil les Romains assistaient a leurs jeux. Avec grand soin 
il releve sur les bords des chemins les signes fatidiques qui rendent 
un trajet dans le Wessex si stimulant pour I'imagination. 
C'est I'histoire meme de la race humaine qui le tient sous un 
charme hypnotique comme, siecle apres siecle, ses actes et ses 
scenes se deroulent sous les etoiles indifferentes. Le theme de 
Hardy est la continuite de la vie et la longue, la pitoyable 
ascension de I'homme qui, des bizarres fossiles enfouis dans les 
carrieres de Portland, va jusqu'a ce qui parait aujourd'hui a 
nos yeux tellement reel et tangible. Pourtant, en depit de toute 
sa tragique pitie, Hardy est un chroniqueur fantaisiste et fute. 



297 



II ne laisse pas un seul detail de la petite farce — de rintermi- 
nable petite farce — que nous jouent les dieux perdre son aiguil- 
lon. Avec la vivacite d'un lutin il observe ces etranges machi- 
nistes au travail. Les deux clefs de son pipeau rustique son: 
taillees dans le meme roseau. II utilise I'une pour defier les 
Immortels au nom de FHumanite, I'autre pour jouer avec tani 
d'astuce dans la note de Priape que tous les satyres entrent en 
danse. 

Je pense parfois que seuls ceux qui sont nes et ont grandi a 
la campagne peuvent rendre justice a ce grand ecrivain. Avec 
son pipeau a double clef il deconcerte les citadins qui soulignen: 
tantot sa grandeur d'dme, tantot les sournoises manigances de son 
art. Le secret de ces deux airs fondus en un seul leur echappe. 
Ces memes lecteurs cultives du type etranger restent perplexes 
devant la maitrise de soi de Hardy : il devrait prendre carremen: 
parti, cet homme, ou ne pas prendre parti du tout ! lis trouven: 
dans I'attitude de Hardy devant certaines questions quelque 
chose qui leur fait — ainsi sont-ils tentes de s'en expliquer — 
rimpression d'un pied fourchu revelateur d'une ruse de satyre 
bien caracterisee. Tous les caustiques petits jeux de scene, par 
exemple, dont Hardy se sert a I'arriere-plan pour railler I'ordre 
etabli sans jamais I'attaquer dans son ensemble, comme Shelley. 
ni I'accepter dans son ensemble, comme Wordsworth, mais 
toujours avec une pointe de fiel et d'absinthe, une malice de 
lutin... 

En realite deux esprits coexistent chez Thomas Hardy : Tun 
infiniment triste et tendre, I'autre fantasque, espiegle et mal- 
faisant. Dans un austere mouvement de revoke prometheenne. 
le premier s'eleve contre les decrets de Zeus; avec une delec- 
tation apre et malicieuse le second prend deliberement par: 
aux mechants tours par quoi les cruelles Puissances de I'Air 
s'amusent a exasperer les humains. La psychologic de tout ceci 
n'est pas difficile a demeler : la meme sensibilite anormale qui 
fait que Hardy prend en pitie les victimes du destin, fait aussi 
que Hardy n'est pas sans se rendre compte du gout exquis que 
le palais des dieux pent trouver a pareilles bonnes plaisanterii ; . 
Ces deux tendances semblent s'etre developpees chez lui a mesure 
que passaient les annees. C'est souvent le contraire qui arri\e 
aux artistes. Tout etre humain a ses propres reactions secretes, 
ses propres reculs furtifs, pour s'evader de la trappe bizarre oil 
nous nous trouvons tous, ses propres petites methodes pour user 
de represailles ; mais beaucoup d'ecrivains montrent une plus 
grande absence de scrupules quand ils sont jeunes. Les change- 
ments et hasards de cette vie mortelle les adoucissent et leur font 
prendre des tons plus neutres. La vengeance qu'ils exercent sur 
la vie devient moins personnelle, plus objective a mesure qu'ils 



298 



avancent en age. lis acquierent un meilleur equilibre. lis par- 
viennent a la sagesse de Sophocle. 

Thomas Hardy a vecu I'histoire inverse. II a debute sous le 
signe d'un realisme rustique tout a fait inoffensif, pittoresque et 
fantaisiste; puis sont venus ses chefs-d'oeuvre ou la puissante 
inspiration d'un grand artiste a tout fondu pour atteindre a 
rharmonie; enfin, dans sa troisieme periode, une exageration 
de ce qu'il y a de plus personnel dans ses reactions va se pro- 
duire et s'intensifier a outrance. 

Se detourner de ses derniers livres, d'oeuvres comme Jude V Obscur 
et La Bien-Aimee, est absurde, car si Hardy n'avait pas eprouve 
pareils sursauts d'ironie convulsive, pareil desir de rendre coup 
pour coup aux grandes volontes inattaquables et pareille allegresse 
de lutin devant les tours que ces volontes nous jouent, ii n'aurait 
jamais ete capable d'ecrire Tess d' Urberville. Centre les precedes 
des dieux envers cette douce jeune fiUe il leve une main de 
revoke, mais c'est avec plus que de I'humaine pitie qu'il I'etend 
sur I'Autel du Sacrifice. 

Tout compte fait, pourtant, c'est dans les passages ou son ima- 
gination pure I'emporte en souveraine que Thomas Hardy est 
le plus grand. La, il est avec Shakespeare et nous oublions a la 
fois le Titan et le Lutin. Comme il est difficile d'exprimer avec 
des mots en quoi cette pure et souveraine imagination consiste 
au juste ! Elle produit, en tout cas, une intensification de notre 
conscience generale du Drame de la Vie mais vu sous un jour 
plus poetique que scientifique, et cependant les faits scienti- 
fiques — sans etre depourvus, eux non plus, de leur signification 
dramatique — sont indiques et il en est tenu compte. Elle favo- 
rise une mise au point de notre vision mentale et un accrois- 
sement de notre perception sensuelle. Elle arrive a nous detacher, 
en quelque sorte, de I'orbite de notre propre destin pour nous 
transporter dans un air rarefie ou la tragique beaute de la vie 
apparait sous son jour veritable ou, voyant le monde dans un 
clair miroir, nous echappons au vouloir vivre. 
A ces moments-la tout se passe comme si, eleves au sommet 
d'une haute montagne, nous voyions, sans desir et sans desespoir, 
'■:s royaumes de ce monde dans toute leur gloire. Et alors nous sen- 
ions sur nous le souffle meme des revolutions de la terre et 
les heures, au cours de leur ronde, nous effieurent d'une main 
palpable. 

Alors, tandis que le tumulte du monde se fait si lointain, nous 
de\enons sensibles tant a la grandeur de I'humanite qu'a la 
petitesse des buts qu'elle s'effbrce d'atteindre. Nous sommes 
saisis par une frissonnante tendresse pour I'homme — pour 
cet animal ahuri aux prises dans I'obscurite avec il ne sait quoi. 
Et lorsque nous regardons bien, bien longtemps dans le miroir, 



299 



le spectacle poignant ofFert a nos yeux s'adoucit etrangement. 
Apres tout, quoi qu'il doive advenir de nous, c'est quelque chose 
d'avoir pris conscience de tout cela, c'est quelque chose d'avoir 
prolonge nos observations au-dela d'Arcturus et de sentir la 
douce influence des Pleiades. Conforme a cet etat d' esprit est la 
fa^on qu'a Thomas Hardy de s'opposer au Christianisme tout 
en n'arrivant pas a I'oublier. II ne peut delivrer le sein charge di 
la dangereuse charge qui pese sur le cceur. Cela le trouble, cela le 
hante, et son oeuvre a la fois y gagne et en souffre. II lance a 
Dieu sarcasmes sur sarcasmes, mais en travers de sa colere 
tombe I'ombre de la Croix. Comment en irait-il autrement? 
Tout peut etre permis mais on ne doit pas ajouter le poids 
d'une plume a la meule qui broie Vun de ces petits. 
C'est la ce qui separe Fceuvre de Hardy de tant de romans 
modernes qui sont intelligents et philosophiques mais ne satisfoni 
pas imagination. Tout chez Hardy — jusqu'aux faits qui res- 
sortent de la geologic et de la chimie — est traite avec cetre 
clairvoyance imaginative qui donne a chaque chose, a chaque 
fait sa place dans la comedie humaine. Le Christianisme lui- 
meme n'est-il pas Fun de ces faits? Qu'il est done stupefiant 
qu'une chose pareille ait fait son apparition sur la terre ! Quand 
on lit Meredith, pour doue de brillante finesse intellectuelle 
que soit cet ecrivain, le Christianisme apparait comme un fait 
acquis que I'on ecarte parce qu'il n'a pas grand'chose a voir avec 
les sujets d'actualite. 

Hardy est trop paien au sens propre du terme, trop fascine par 
la poesie de la vie, par le rituel essentiel de la vie, pour ecarter 
aucune grande religion. La chose religieuse est toujours avec 
lui, comme est toujours avec lui la tour gothique de I'eglise 
Saint-Pierre de Casterbridge. II peut etre saisi d'une fureur de 
lutin contre les doctrines qu'elle implique mais, tel un de ces 
etranges demons qui se montrent hors d'edifices consacres de 
ce genre sans pourtant les quitter jamais, son imagination exige 
cette atmosphere. Pour la meme raison il a beau se rendre intel- 
lectuellement compte que le Destin agit en automate, que son 
fonctionnement est muet et aveugle comme celui d'une machine, 
il n'en est pas moins toujours entraine a personnifier ces puis- 
sances supremes (elles ou quoi que ga puisse etre) pour en faire 
quelque chose qui prend un plaisir infernal a duper ses crea- 
tions infortunees, a les exasperer, a les fustiger jusqu'a la folie. 
Hardy pense bien, en definitive, que I'univers est aveugle et 
inconscient, qu'il ne sait pas ce qu'il fait mais quand, debout 
au milieu des tombes des cimetieres du Wessex, Hardy observe 
les fils qu'une destinee perverse embrouille pour tourmenter, 
sous les multiples toits d'un village, des coeurs sans defense, 
il lui est impossible de n'etre pas tente de rendre coups pour 



300 



coups a ce maudit Ordre des Choses qui seul est responsable. 
Et comment rendre coups pour coups a moins de transformer 
un mecanisme inconscient en une Providence sans vergogne? 
C'est ici que Hardy se montre incomparablement plus grand 
que Meredith et tous ses successeurs modernes. G'est parce que 
dans ses romans du Wessex il n'y a aucune de ces intolerables 
discussions morales qui obscurcissent les vieilles verites essentielles 
de la condition humaine. 

Les reactions que les femmes et les hommes eveillent les uns 
chez les autres en presence des elements solennels et moqueurs 
— voila ce qui se prolongera au-dela de tous les redressements 
sociaux et de toutes les reformes morales. 

Tant que le soleil brillera, tant que la lune commandera le 
flux et le reflux des marees, les hommes et les femmes souffriront 
de jalousie et I'etre qui aime ne sera pas celui qui est aime. 
Longtemps apres qu'un ensemble d'idees modernes tres interes- 
santes se sera instaure a la place du present etat de choses les 
enfants briseront le coeur de leurs parents et les parents brise- 
ront le coeur de leurs enfants. Thomas Hardy est certes assez 
indigne par les conventions ridicules qui regissent la Societe 
mais il salt, qu'au fond, c'est de la poussiere dont nous sommes fails 
que nous soufFrons, de I'iflusion et de la desillusion qui sont la, 
de toute eternite, pour nous pousser en avant puis paralyser 
notre elan, et ceci jusqu'a la derniere heure de la planete. 
Le style de Hardy, lorsqu'il est le meilleur, possede pour mettre 
I'imagination en branle une force de suggestion qui approche, 
si elle ne pent tout a fait I'atteindre, la note indicible de Shakes- 
peare. On y trouve aussi un don tout a fait personnel a I'auteur 
de faire surgir la menace et regner le silence, d'imposer une 
suppression foudroyante et une retenue impressionnante et aussi 
une tenacite de fer. II rappelle parfois, en outre, les oeuvres des 
poetes de la Rome Antique et n'est pas, de temps en temps, 
sans rappeler aussi les incantations rythmiques de Sir Thomas 
Browne — ■ latiniste majestueux et impenitent. 
La description, par exemple, de la lande d'Egdon au debut du 
Retour au Pays Natal a une sombre grandeur architecturale qui 
evoque le portique d'un temple egyptien. On peut faire la meme 
remarque au sujet de I'apparition de Stonehenge contre quoi 
Tess et Angel vont trebucher dans leur fuite a travers les tenebres. 
On songe au mot de William Blake : Celui qui ri' aime pas la forme 
plus que la couleur est un Idche car c'est par la forme que Thomas 
Hardy est par-dessus tout attire. L'implacable soc de la charrue 
de son style de fer s'enfonce dans la chair de la terre, impitoya- 
blement, jusqu'a ce qu'il parvienne a la substructure architec- 
turale. Tout lecteur qui tentera de se representer une scene des 
romans de Hardy sera force d'en voir les personnages se profiler 



301 



sur une ligne d'horizon formidable. On les voit, ces pauMe:* 
etres en proie a la passion, avancer en une procession tragicue 
au ras des bords de I'univers et, quand la procession est terminee. 
les tenebres a nouveau s'etablissent. La qualite qui fait de la 
maniere de Hardy un si precieux refuge contre les allures gra\es 
et les allures legeres des ecrivains riformateurs, est une qualite 
qui jaillit du sol. Le sol a un don des proportions qu'il est seul 
a avoir. Les choses apparaissent dans leur juste perspective sur 
la lande d'Egdon et, parmi les prairies gorgees d'eau de Black- 
moor, on se sent vivre comme les tribus des hommes se son: 
senti vivre depuis le commencement du monde. 
La tendance moderne est de narguer la passion sexuelle et de 
prendre des airs graves pour examiner des problemes d'ordre 
social et artistique. Hardy elimine les problemes d'ordre sociai 
et artistique. // m prend rien au serieux — pas meme Dieu. Rien. 2 
part I'amour et la haine des hommes et des femmes et les quatre 
elements qui en sont les complices. C'est I'absence chez eux de 
ce que Hardy prend au serieux, c'est leur legerete empruntee 
en face de la seule chose qui compte vraiment, qui rend si dif- 
ficile de lire ailleurs qu'au cafe et en chemin de fer tant d' ecri- 
vains humoristiques de frappante renommee. lis ont trou\e 
habile de deposseder la passion de nos pauvres coeurs de sa poesie 
essentielle. lis n'ont pas compris que I'homme endurerait les 
cruelles souffrances de la mort plutot que de se voir prive de 
son droit d'endurer les cruelles souffrances de I'amour. 
Ce doit etre, je suppose, parce que ces irreverencieux loustics 
sont tellement optimistes au sujet de leurs reformes, de leurs 
ideaux ethiques, de leurs projets d' ameliorations sanitaires, que 
des choses comme la fagon dont le soleil se leve sur Shaston. 
dont il se couche sur Budmouth, des choses comme les senti- 
ments d'Eustacia la nuit ou elle se met a parler tout kaut et touU. 
seule sur la lande d'Egdon battue par la tempete, des^ choses 
comme I'etat d' esprit de Henchard quand il maudit le jour oii 
il est ne, leur font I'effet de details purement accessoires, inop- 
portuns, sans parente aucune avec le sujet. 
Eh bien peut-etre ont-ils raison d'entretenir tant d'espoirs, maL^ 
pour nous autres, pour ceux a qui il ne parait pas vraisemblable 
que le monde va s'ameliorer si vite, c'est un inexprimable sou- 
lagement que soit reste au moins un ecrivain pour trouver inte- 
ressant de nos jours ce que trouvaient interessant Sophocle et 
Shakespeare et possedant un style qui, lorsque Ton evoque 
deux artisans pareils, ne fait pas honte a notre generation. 

JOHN COWPER POVt^i'S 

traduit par Marie Canavaggic 

Ce textc est extrait de Visions and Revisions, 1915. Macdonald, 1955. 



302 



■■B 



JAMES JOYCE 



FINNEGANS WAKE 



S'il a jamais existe un livre — je suis tente de dire un Codex — 
con^u a grand-peine pour faire les delices du supreme Cercle 
des Inities et des Illumines, mais compose par son auteur a partir 
des graffiti les plus obscenes gribouilles par les hoi polloi dans les 
latrines de la moitie de la planete, c'est bien Finnegans Wake. 
Un idealiste qui a passe un certain age ne peut que se sentir 
un peu nerveux et avancer a pas mesures tel un clergyman 
entrant dans un bar, lorsqu'il se mele pour la premiere fois aux 
clients de la Taverne Terraqueuse de Finn MacCool. Quant 
a moi, lorsque je me trouve devant Virlanglais de Joyce, freudien, 
pantagruelien, shandeen, marcaronique, aussitot apres m'etre 
coUete avec le gallanglais de ce qu'on pourrait appeler la guerre 
des six cents ans (puisqu'on s'entre-tue autour de Taliessin, le 
perpetuellement reincarne, pour savoir s'il a vecu, au sens cou- 
rant de ce mot, au vi® ou au xii© siecle), je suis contraint d'effec- 
tuer un plongeon assez special et assez etrange, indispensable 
ce.pexvd'a.icvt po\w: ■p'&s>'5>ex dVi;\e a.tKvo?.Tfvb.e,\:e d' esoterkrae bY^tko- 
nico-iberienne a une atmosphere de burlesque nordo-goidelique. 
La seule autorite dont je puisse me prevaloir pour parler de 
Finnegans Wake est celle qu'acquiert tout naturellement un 
lecteur applique et fascine, bien que souvent perplexe. Le remar- 
quable article de Frank Budgen paru Fan dernier dans le numero 
de septembre d' Horizon^ m'a ete d'une aide inestimable; et tout 
recemment mon ami James Hanley m'a prete le livre de Harry 
Levin sur Joyce, public aux Etats-Unis par les Mew Directions 
Books'^ : on y trouve une analyse competente du mouvemenl 
seneral de I'oeuvre ainsi que, pour chaque allusion importante, 

: . Frank Budgen, « Joyce's Chapters of Going Forth by Day », Horizon, 4, sep- 
:embre 1941, p. 172-191. Repris dans James Joyce and the Making of Ulysses, Oxford 
University Press, i960; a paraitre dans la collection « Les Lettres Nouvelles », Denoel, 

; . Harry Levin, James Joyce, a Critical Introduction, Norfolk, 1 94 1 . 



303 



d'abondantes references au text* .nk Budgen parle avec 

I'autorite d'un homme qui non st aent a connu Joyce et a 
discute du livre avec lui, mais qui lac plus connait Dublin. Je 
n'ai jamais rencontre Joyce, je n'ai jamais mis les pieds a Dublin 
et je ne dispose que de tres vagues indications, d'ailleurs contra- 
dictoires, sur les inimities domestiques qui opposent les citoyeni 
de cette combative Urbs Beata. Mais avec I'aide de Budgen, je 
crois avoir atteint le moyeu de cette roue tourbillonnante de 
fumee nordo-celtique ; et si, parmi les onze cent trente-deux 
rayons qui partent de I'ardoise barbouillee de craie oil Anna 
Livia, dans le Finnegan Pub, a inscrit les dettes de sa clientele, 
nombreux sont ceux qui, apres douze mois de vaines tentative^ 
de tirage (car, telles les roues a eau en Amerique, les pompes a. 
biere de Dublin peuvent debiter Vale en tournoyant), se refusen: 
toujours a apaiser ma soif de natif du Derbyshire, je dois nean- 
moins confesser que maintes et maintes fois, en tournant les 
pages du livre, je me suis laisse enivrer par ce philtre qui a pou- 
voir de metamorphoser en rat de cave triomphant le plus minable 
des rats de bibliotheque. 

Je partage entierement I'opinion de Frank Budgen qui considere 
les quatre vieux Voyeurs quasi cadaveriques — Matthieu, Marc, 
Luc et Jean — , a chaque fois qu'ils apparaissent au coin de la 
rue, comme les quatre robinets-verseurs, tout en nangles, sangla, 
angles et tangles, des quatre conduites principales de cette colos- 
sale Station- Service qui alimente le cortege bigarre de I'Histoirc I 
avan9ant le long des boulevards en spirale de I'Espace et du 
Temps. 

Je ne suis pas peu fier, je I'avoue (snobisme, peut-etre, mais est-ccl 
si sur, apres tout?), de ce que le melange pantagruelien et plura- 
liste de Finnegans Wake corresponde si bien a cet aspect equivoque 
de mon heritage ancestral, qui est a la fois paien et chretien, 
athee et polytheiste. Car si je m'effondre piteusement quandj 
j'essaie de saisir le sens de toutes les enigmes philologiques etl 
de toutes les runes mystiques gravees sur cette Tour de Babell 
pivotante qui danse son pas-de-seul ^ a Phoenix Park dans le! 
Mirage du Maintenant Ideal, je n'en suis pas moins certain del 
tenir enfin le baton par le bon bout — je veux parler, bien siir,! 
de ma baguette de sourcier brythonico-iberienne, que j'appuicj 
fermement contre le centre, ou I'ame de ce kaleidoscope goidelcHJ 
nordique. 

II est, je crois, tout a fait pertinent que la publication de Finnegimt 
Wake rattrape la fin d'une spire de I'univers et depasse le deb: 
d'une autre, meme si ce ne devait etre qu'une inscription 
plus sur I'ardoise mystique des onze cent trente-deux anne 
platoniques de la pauvre Anna Livia. Mais j'ai la convicd: 

I. En frangais dans le texte. 



304 



profonde que c'est une reverie de dimension cosmologique et 
non pas un sommeil agite de mauvais reves qui a place la Halte 
de Finnegan a ce virage apocalyptique sur la grande Piste du 
Temps. A dire vrai, tous les createurs de mythes du monde 
occidental doivent envier un homme a qui le sort permit de 
passer tant d'annees a vriller dans I'Inanite Infmie cette echelle 
de Jacob en forme de tire-bouchon. 

Pour ma part, je suis persuade de la superiorite de Finnegans 
Wake sur Ulysse, tout comme de celle du Promethee Enchalne 
d'Eschyle sur le Promethee Delivre de Shelley ou de celle de la 
Bible des Juifs sur le Livre de Mormon. On peut se demander 
quel jour, et a quelle heure de ce jour, I'inspiration visita Joyce 
pour faire de lui le mythologue et le chroniqueur sub-humain 
d'un minuscule espace situe aux confins d'une ville, espace 
limite sur un plan horizontal et topographique, mais illimite 
sur le plan vertical et astronomique, du zenith au nadir. Bien 
qu'il puisse sembler etrange d' employer un tel mot en parlant 
de Joyce, le progres de Finnegans Wake par rapport a Ulysse 
est, tout compte fait, un progres d'ordre moral. Ulysse ondule, 
bouiilonne, gargouille, gonfle et siffle sous I'effet des mille ran- 
cunes personnelles mal digerees par I'auteur, de ses fielleux 
apitoiements sur lui-meme, de ses apres vendettas esthetiques. 
Mais on trouve dans Finnegans Wake une acceptation a la fois 
vaste, ample, debonnaire et espiegle de toute I'obliquite humaine. 
Dans Ulysse, Joyce descendait dans la melee et se servait de son 
genie pour frapper ses ennemis personnels, mais dans Finnegans 
Wake, il reussit si bien a exterioriser son ame que, grace a une 
admirable empathie, elle en vient a representer la totalite de notre 
Dimension presente, deversant tout son frai d'anguilles venu des 
sargasses d'une Dimension ancienne dans les heureux peiriau 
dadeni, ou chaudrons du renouveau, pleins de reincarnations 
imprevues. 

Mais la chance etonnante de Joyce est d'avoir ete conduit (et 
je ne serais pas surpris que Mr. Budgen ait assiste a ct fiat inau- 
gural) jusqu'au lieu unique sur le seul chemin qui de la Cite-en- 
Construction se deroule en spirale vers le Pays de Re-Naissance; 
ce heu unique, ou, au miheu de ces vieilles associations d'idees 
d'ordre personnel dont, pareilles a Jesus marchant sur les flots, 
nos meilleures oeuvres d'art traversent les ondes fluctuantes 
pour atteindre leur point climaterique, il pouvait eriger un 
point d'appui ^ pour toutes ses explorations, un veritable donjon 
digne du jeune Roland. 

II suffit a I'historien de concentrer son attention sur un point 
particulier de la surface terrestre (a condition pourtant d'inclure 
tous les elements qui, fut-ce de fagon occulte, renvoient a la totalite) 

-.. En fran9ais dans le texte. 



305 



pour liberer une puissance qui, malgre ses insuffisances ou ses 
debordements, satisfait mieux que t'^ut la nostalgie de I'ame 
humaine, hormis peut-etre un pa' i'Essences platoniciennes 

peint par Gainsborough, ou en. i Mystere-Guignol, com- 

position rapetassee, efFrangee pai ie, telle que le Faust de 

Goethe. 

II faudrait un essai orchestre par Hazlitt, Pater, Ruskin, Prousi. 
et dirige par Osbert Sitwell, pour faire comprendre a un vieux 
Pantalon des Elements tel que moi comment I'auteur s'y prend 
pour satisfaire I'ame du lecteur avec ce music-hall tragicc- 
mythologique qui, jouant en un seul endroit, ne le quittera pas 
une seconde avant d'avoir inclus I'ensemble du multivers plura- 
liste. Mais je crois que cette satisfaction est moins due aux oscil- 
lations de I'attention partagee entre I'lnterieur et I'Exterieur, 
qu'a la constitution tout a fait deliberee de I'Exterieur en symbole 
de I'lnterieur; tant et si bien que pendant la duree de cene 
eternite d' artiste, qu'on pent definir comme I'eternite-au-jour- 
le-jour, I'lnterieur se perd dans I'Exterieur jusqu'a faire dispa- 
raitre toute distance entre la coupe et les levres, tout espace entre 
I'epee et le fourreau. 

Une boufFonnerie mythologique telle que Finnegans Wake ne se 
contente pas de trouver son entelechie dans I'organique; mais. 
se detachant de I'organique, elle reussit une incarnation pl-is 
simple dans I'lnanime. Et si Ton pent envier Joyce pour la 
quiddite profondement satisfaisante de sa Ville Nuage pande- 
moniaque et polytheiste, on peut aussi 1' envier pour rinspiraticn 
qui I'amena, par un veritable coup de chance, a choisir Howj 
Hill et la Liffey comme heros et heroine de sa pantomime di\inc- 
diabolique. Le lieu de Finnegans Wake, nous dit Mr. Budgen, c'est 
la vallee de la Liffey de Lucan a la mer, ainsi que la cote qui \-a 
de I'estuaire au cap de Howth Head, mais le centre, le point 
focal de I'oeuvre, c'est le petit village de Chapelizod, situe de part it 
d'autre de la Liffey sur le cote sud-ouest de Phwnix Park. Et, continue- 
t-il, Chapelizod n'est autre que cette Chapelle-FIseult oil Tris::3t^ 
vint chercher la fiancee de son seigneur. 
Des que I'imagination de Joyce prend possession pleine et entierel 
de ce llan ^ temporel-eternel, comme diraient les Gallois, et de] 
Finn MacCool, ce Carre-Deifique de I'histoire irlandaise. uai 
Ballet Orphique commence, avec I'anthropomorphose de Ho%-."ia 
Hill en Bygmester Finn, alias Finn MacCool, alias Here C:^jx\ 
Everybody ^ alias H. C. Earwicker, et de la Liffey en Anna Li\-ia,| 
alias Maggie, alias Plurabelle, son epouse ; et la trinite des] 
danseurs diaboliques (le danseur de malefices Shem, qui tstj 
I'auteur en personne, le danseur d'amour Shaun et la danseust 

1. Llan : lieu en gallois. 

2. Tout le rmmdey vient ou Void venir tout le monde. 



306 



bissauteuse ^ Isault-Isobel) execute autour de ses parents une 
sarabande acrobatique, tandis que le clown Nolens-Volens et son 
compere Miko-Vico jouent a saute-mouton par-dessus les tetes 
de tout ce monde. Mais I'invention mythique de Joyce que 
Mr. Budgen considere manifestement comme la plus originale 
et je suis bien de son avis) est celle des Quatre-Essences-de- 
Quatre-Creatures — car il est difficile de trouver quoi que ce soit 
d'humain chez ceux qu'il appelle les Quatre Grands, les quatre 
maitres-chemins d'Erin, tons a Vecoute, quatre, tant ils ressemblent 
aux hieroglyphes apocalyptiques gribouilles par un crachin 
d'automne parmi les cadavres de mouches sur la vitre du salon 
d'une patronne de bordel negligente. C'est a ceux-la que Joyce, 
dans un blaspheme bien caracteristique de Shem le Plumitif, 
donne les noms des quatre evangelistes, les associant toujours 
a un ane de couleur grise (quel est cet ane? on se le demande) 
et a un personnage mysterieux, un certain Docteur Walker. 
Sur ces quatre branches, pedeir keinc, comme dit le Livre Blanc ^, 
5ur ces pecheurs coupables de voyeurisme (et I'un d'eux ne 
parle-t-il pas des Quatre Vagues Galloises, bondissant, riant 
dans leur Lumbag Walk ^ ?) je pourrais moi-meme (car je suis 
moi-meme aussi une vague galloise, une vague de la premiere eau, 
cherchant mon fonds originel) ecrire un volume d'eloges enthou- 
siastes tant ma nature m'incline vers ces inventions swiftiennes : 
Ueau a la bouche, tons les quatre, les vieux conjoints de la mer, iambadant 
ffl et la avec leur vieux pantalometre, en dandidactylant... et tout blanguis- 
;ant apres la moindre bouffee d'antan, des temps chenus et des temps echus, 
uiS temps dommages et des temps fouis, apres une ultime gorgee de ten- 
dresse, quatre ecoulees de jus de femme, avec eux, tous quatre se foulant 
.r5 oreilles a Vecoute du millenium, et toutes leurs bouches Idchant Veau. 
II serait d'ailleurs singulierement fructueux de comparer I'emploi 
des proverbes populaires a des fins humoristiques dans Rabelais, 
Cervantes et Shakespeare, d'une part, et leur exploitation dans 
Finnegans Wake, de I'autre. On pourrait se demander si I'humour 
des humains est un absolu, ou s'il change totalement selon les 
epoques et les generations. Toute oeuvre d'art est pour I'artiste 
un moyen de se purger des poisons qui I'habitent et, ici, Joyce 
^e purge de la saeva indignatio que secretent depuis les tenebres 
medievales tous les egotistes seculiers, solitaires et masochistes 
de la Subure scolastique universelle. Avec un satanisme qui 
rappelle Aristophane, il parait enclin a renverser les efFets de 

: . Jeu de mot /ear (annee bissextile, et litteralement annee sauteuse) . Cette 

expression vient i^e du fait que dans V annee bissextile, toute fete fixe apres fevrier tombe 

u lendemain du joi ,emaine qui suit celui ou elle tombait I'annee precedente, et non le jour de 

:-r?iaine suivant, corh^j dans les annees ordinaires. (Oxford English Dictionary.) 
;. Le Livre Blanc de Rhydderch, une des deux sources manuscrites du Mabinogion. 
3. Mot forg6 evoquant a la fois un lumbago, et une danse de bal comme le Lambeth 
-.-ilk (du nom d'un quartier de Londres). 



307 



la foUe bataille que livre Don Quichotte en faveur du Roma- 
nesque a la fois centre la sagesse excrementielle des lupanars et 
la sagesse financiere des gouvernements. Au cours de la catharsis 
inherente a cette creation, Joyce se repand en crachat, pareil a un 
anobion^ hieratique saisi par la demence, ivre du jus de I'encre 
du seul mot pantagruelion^ , et condamne a perir sur-le-champ s'il 
ne peut enfoncer le dard de sa queue dans le flanc du plus proche 
pontifex minimus du mysticisme sexuel. Ne pourrait-on soutenir 
que la veritable bete noire de Joyce, son contraire esthetique et 
metaphysique, son double mental, son adversaire elu, c'est cette 
espece particuliere d'idealisme romantique, nuUement ignoree 
des Irlandais et fort bien connue des Britanniques et des Ame- 
ricains, qui bat le lait de poule du mysticisme avec les sucreries 
de la sexualite, I'epaissit avec la cassonade de I'onctueuse senti- 
mentalite et saupoudre le tout de la muscade du pharisaisme ? 
Mais il m'est difficile de suivre Mr. Budgen (et d'ailleurs d' accep- 
ter ce qui constitue, semble-t-il, I'interpretation orthodoxe de 
Finnegans Wake) lorsqu'il postule I'existence d'un motif freudien 
et qu'il insiste sur le role joue par le sommeil et les phenomenes 
oniriques. Plus j 'analyse le livre, plus il me parait souhaitable 
de n'y pas surestimer I'importance du sommeil et des reves. Quant 
a Giordano Bruno et Giovanni Vico, certes, il semble impos- 
sible de negliger leur role dans I'organisation de I'oeuvre, mais, 
a mon avis, le lecteur profane n'est nuUement tenu d'accepter 
les yeux fermes ce que rejetteraient peut-etre des specialistes 
de Bruno et de Vico, a savoir une interpretation qui pretendrait 
trouver chez ces deux auteurs une explication exhaustive, ou 
meme suffisante, de la signification du paradigme metaphysique 
de cette bouffonnerie d'atlante. Mais il faut bien admettre que 
le lecteur moyen, d'abord saisi de stupeur (et ce lecteur moyen 
n'est pas forcement stupide), voit son irritation atteindre la 
fureur a mesure qu'il penetre dans I'oeuvre. On ne saurait ecarter 
cette evidence en decretant qu'elle est sans rapport avec le genie 
de Joyce. Mieux, j'y vois une donnee essentielle du probleme. 
Si, comme I'affirme Croce, les fideles d'une grande oeuvre doi- 
vent contribuer a donner une epaisseur nouvelle a la creation 
toujours continuee de cette oeuvre, je crois qu'il en va de meme 
pour ceux qu'elle transporte de rage. La difficulte que presente 
Finnegans Wake n'est pas due seulement aux allusions erudites. 
A cette difficulte s'ajoute d'abord une profusion sans precedent 
de tournures familieres et argotiques, puis une anagrammati- 
sation massive de notre langue et enfin (c'est la I'element le plus 
significatif et le plus important) un systeme entierement neuf 

1. Insecte qui attaque les livres. 

2. Nom du chanvre dans Rabelais, parce que Pantagruel personnifie la royaute et que 
la pendaison etait un droit regalien. 



308 



de calembours symboliques jaillis d'une imagination fertile. 
Heine, pour Matthew Arnold, c'est Tame du monde faisant la 
nique'aux absurdites humaines; Joyce, pourrait-on dire, c'est 
une explosion plus enorme encore de la meme allegresse effrenee. 
\'oici les calembours poetiques, les calembours metaphysiques, 
Ics calembours de la folie et les calembours de I'indecence, les 
calembours de I'amour et les calembours de la haine, les calem- 
bours de la jouissance et les calembours du degout, les calembours 
de I'acceptation waltwhitmanesque de Fentier melange du visible 
■:t de Vinvisible, et enfin le calembour de la restitution — Chwedl"- 
I\-an Karamazov, comme nous dirions en gallois ! — au Pere 
Eternel de son billet d'entree au Cabaret Cosmique de I'Au- 

Dela. 

L^un des aspects de ce livre qui me seduisent le plus est I'allegre 
pean qu'il entonne en I'honneur du dualisme essential de toute 
experience. En vieillissant, on s'endurcit. Or, contre toute la logi- 
cue, contre la plupart de la theologie et contre une bonne partie de 
'a philosophic, je reconnais maintenant avec Joyce que le secret 
primordial, fruit d'une experience douce-amere de la nature 
Drute, rauque, grossiere et occulte du Monde des Mirages ou 
^ecoule notre vie, et aussi la seule vraie verite de ce rnonde resi- 
dent dans une certaine ivresse puisee dans la contradiction.^ 
Je ne vais certes pas donfier a croire que mon etude laborieuse 
TL. disons le mot, risiblement serieuse de Finnegans Wake ne me 
Drocure pas cette sensation delicieuse de la difficulte vaincue 
cue j'eprouvais autrefois, juche sur le haut tabouret d'un snack- 
oar du Nouveau-Mexique, alors que je me debattais avec I'un 
de ces scandaleux Homeres juxtaUneaires dont la seule vue donne 
la nausee aux vrais erudits. Je crois pourtant qu'une telle suf- 
fisance est une des formes les plus inoffensives du snobisme intel- 
iectuel, et j'ai le droit de ne pas oubher que nombre de ceux qui 
-ourraient fort bien Ure Homere dans le texte adoptent une atti- 
tude (voit-on bien que le mot adopter exprime tres exactement 
:a mauvaise foi de ces petits cafards imperturbables du monde 
-.miversitaire qui n'ont jamais mordu a Swift et pour qui Rabelais 
rfi tout au plus une lecture de jeunesse?), adoptent done a I'egard 
du probleme joycien tout entier, une position (et id notre auteur 
txploiterait gaillardement la metaphore) fondee autant sur la 
suffisance et presque autant sur le snobisme que le ton de cette 
intelligentsia eclectique qui se rue sur le moindre indice et 
iLiaque I'oeuvre avec une panoplie de cles, de cornues, de 
baguettes divinatoires, a voix basse et en toute humilite. On discerne 
suns peine chez Joyce une brutalite rogue qui, comme chez^ tant 
d'Irlandais, n'exclut pas une sensibilite toute feminine au juge- 
r-.ent d'autrui. Cette agressivite trouve sa meilleure expression 

: Le Conte d'lvan Karamazov. 



309 



dans la maniere dont il parodie et blaspheme les valeurs que 
respectent ses voisins; et compte tenu de la solitude hautaine de 
Joyce, il faut prendre le mot voisins dans un sens hyperevange- 
lique, et y voir la race humaine tout entiere. Je crois bien me 
rappeler qu'un grand ecrivain, homme d'esprit mais critique 
a I'imagination bornee (Voltaire, peut-etre), avanga un jour 
que Swift, c'etait rdme de Rabelais logee dans un lieu sec. L'auteur 
de ce mot se fourvoyait completement. A coup sur, I'ame de 
Rabelais ferait jaillir des rivieres d'hypocras du sol le plus sec, 
tandis que celle de Swift reduirait en scories les marais spongieux 
de Floride ! Mais, de toute fagon, I'aphorisme eslJDanal et en- 
nuyeux; il n'eclaire rien et ne repose que sur un ">rochement 
superficiel : leur commune predilection pour I'o- t ce que 

Hamlet appelle choses vilaines. II va de soi qu' e leurs 

traitements des choses vilaines different autant que le i^aradis et 
I'Enfer. Comme le dit fort justement Reginald Reynolds, le 
prurit qui demange Joyce est du a un sang puritain. Comme tous 
les puritains, il aime a faire souffrir. La maniere importe peu : 
tantot il essaie de rendre degoutant et odieux ce qui plait a ses 
semblables, tantot, par la caricature, il charge de mepris les 
tabous d'autrui. Rabelais raille les abus hypocrites des gens 
d'Eglise, qu'il oppose aux plaisirs honnetement evangeliques 
des esprits libres, sains, nobles et genereux. Mais Joyce bafoue 
tout ensemble la repression et I'exces. 

Pour en revenir a la personnalite effrayante et demoniaque de 
Swift, il serait difficile de pretendre trouver chez Joyce ou dans 
son oeuvre le moindre de ces eclats de fureur terrifiante qui 
confer ent a I'indignation de Swift sa violence devasta trice : 
Mon esprit, sus a tous ces imbeciles! Au diahle la race! Allez! Vous 
etes mordus! 

Et s'il n'y a pas chez Joyce cet humour enorme et genereux qui 
donne si souvent a Rabelais une onction et une majeste royales. 
il y a de toute evidence un appetit immense et feroce pour toutes 
les incongruites grotesques que la vie, au cours de ses marees 
chanceuses, fait remonter a sa surface. II y a, dis-je, chez Joyce 
un gout, un appetit pour tous les cahots et tous les chocs de 
I'existence, rudes, brutaux, gringants, dissonants, stridents. 
demagogiques, insultant au bon gout et a I'ideal, flattant la 
goujaterie, qui n'a rien a voir avec cette repulsion sardonique 
et scoriacee qui glagait le coeur de Swift. Encore qu'il soit d'une 
nature plus coriace, Joyce, dans 1' exuberance sauvage du miching- 
malleclio ^ qu'il execute a I'encontre de I'humanite dont il raille 

I. Cf. Hamlet, III, 2. Trad. d'Yves Bonnefoy. 

OPHELIA. — What means this, my lord? 

HAMLET. — Marry, this is miching mallecho, it means mischief. 

(OPHELIA. — Qu'est-ce que cela veut dire, Monseigneur? 

HAMLET. — Action sournoise et mauvaise, par Dieu! Et tout le mal_^qui s'ensu::. 



310 



les dements fandangos, fait preuve d'une sorte de tendresse 
pour I'obscenite, d'une acceptation presque voluptueuse de 
cette vie « a cru » qui contraignit Swift a recourir aux plus 
etranges artifices pour fuir les tenebres glacees du desespoir. 
Cette predilection remarquable que montre Joyce pour I'exis- 
tence sous sa forme la plus brute, la plus grossiere et la plus terre 
a terre, c'est precisement ce qui I'a empeche d'utiliser Homere 
sans le caricaturer, car Homere, cet aristocrate, savait distinguer 
le poetique du non-poetique, et meme, avec une supreme acuite, 
reperer difFerents degres dans le poetique. C'est par ce gout que 
Joyce, porte-parole et accusateur de notre curieuse generation 
d'entre deux guerres, de ces intellectuels lechant les pieds du 
vulgaire, se separe de ces autres « tenebres » qui regnerent au 
v^ siecle; ou, pour etre plus precis, de ce singulier melange de 
flagornerie et de hauteur a I'egard de la posterite que Ton 
trouve, assort! d'archaismes tarabiscotes et de neologismes extra- 
vagants, dans les epitres de ces deux virtuoses, le Gaulois Sidoi- 
ne Apollinaire et I'ltalien Magnus Cassiodore. 
Certes, le monde classique a cede devant le Moyen Age et le 
Moyen Age devant r£re Nationaliste maintenant moribonde 
d'une tout autre maniere qu'a present nos nations souveraines 
rendent I'ame sous les coups du Nouvel Internationalisme. Car 
Finnegans Wake, qui charrie la tradition romantique a I'etat mi- 
squelettique, mi-cadavereux et qui emporte comme de jolies 
rresses les valeurs perdues et les engouements passes, c'est I'avene- 
ment, dans les arrachements et les dechirements, dans des 
miasmes insondables et des puanteurs innommables, du dragon 
squameux de la nouvelle annee platonique ! 
Pour des motifs personnels, j'ai etudie ces tenebres reculees du 
ve siecle, et bien qu'on puisse (nous autres bateleurs de la philo- 
sophic de I'histoire ne le savons que trop !) deceler une recur- 
rence en spirale viconienne dans les sentiments et les pensees 
de cet age et du notre, je dois avouer que les differences me 
frappent plus que les ressemblances. Comme jailli d'une chrysa- 
lide d' erudition calleuse griffonnee sur un palimpseste d'inde- 
cence, I'Age Nouveau eclot dans Finnegans Wake; et si les jon- 
gleries verbales du livre rappellent un peu les filigranes stylis- 
riques dont se servaient les pontifes du v^ siecle pour capter les 
sazouillis des hirondelles faisant leurs adieux a I'ere agonisante, 
il n'empeche que sa violence esthetique fait preuve d'une telle 
robustesse, d'une telle brutalite, d'une telle vigueur qu'elle 
suggere a chaque page sinon la saine et rustique salissure de la 
naissance (car les gouts de Joyce ne sont pas precisement rus- 
uques), du moins quelque chose de plus stimulant que la phospho- 
rescence lepreuse de la mort. 



311 



Si Ton admet qu'a un certain degre de complexite et d'elabo- 
ration, les oeuvres litteraires sont les plus sensibles des barometres 
psychiques, il suffit de comparer Finnegans Wake et les lettres 
soigneusement polies ou ces mandarins du v^ siecle decrivirent 
leur monde en fusion pour constater que notre spire viconienne 
nous laisse beaucoup plus d'espoir que celle qui inaugura le 
Moyen Age. Au lieu de rendre I'ame avec une grace hautemeni 
sophistiquee, I'univers phenixparkien de Joyce surgit de ses 
cendres mouillees de biere, et, devorant ses propres horribles 
secondines, renait a la vie sous nos yeux. En verite, a cote de la 
veilUe ^ du v^ siecle, Veveil de Joyce est si herisse (comme dirait 
Henry James) de vie a I'etat cru qu'il est souvent difficile de 
demeler les ailes de I'etre nouveau-ne des elytres poisseux et 
spumeux de son berceau de cendres. 

Oui, I'oeuvre de Joyce contient bien toute 1' erudition sophistiquee 
qui accompagne naturellement la fin d'une ere immense sur la 
spirale de revolution; mais on ne peut guere parler de degene- 
rescence a son sujet parce qu'on hume 1' accouchement d'une 
vie nouvelle, d'un immonde agregat grincant-obscur, discordant- 
obscene, railleur-impie. 

Comme Goethe, je pense qu'aucun livre ne peut nous etre profi- 
table tant que nous ne I'avons pas digere et assimile a notre 
culture personnelle. A tout le moins, cette loi de saturation met 
un firein a notre snobisme naturel et stoppe notre tendance a 
I'esbroufe facile. Je pense vraiment que, si face a Ulysse je n'ai 
pas encore atteint le stade de la lecture inspiree, Finnegans Wah 
constitue au contraire une addition importante a la panoplie 
qui me sert dans mon offensive contre I'existence. Pour com- 
mencer, j'y trouve un formidable encouragement a continuer de 
traiter le monde sur un mode polytheo-plurahste, comme s'il 
etait issu du Multiple plutot que de I'Un, et procedait, pour 
employer le jargon des theologiens, d'un Multivers plutot que 
d'un Univers : c'est I'expHcation du Systeme des Choses que 
j'en suis venu a tenir pour la plus probable de toutes, comme disait 
le modeste Timee^. Ce qui, dans ce livre etonnant, m'aide le 
mieux a surmonter mon sentiment d'insuffisance personnelle,. 
c'est son ton d'exultation effrontee. Ce ton, notez bien, n'a rien 
d'extatique (car, tel le vieux Tiresias dansant sa gigue titubante 
aux bacchanales, il evite les faux pas) mais il salt puiser toute 
une allegresse dans ces chapelets de mots, dans ces boites-gigognes 



1 . Rappelons que wake signifie a la fois veille, 6veil et veill^e des morts. Le mot a aussi 
le sens de sillage. En outre, dans le titre de Joyce, il peut etre construit comme un 
verbe, dans tous les sens ci-dessus sauf le dernier. 

2. Philosophe grec, connu seulement par le t6moignage de Platon qui en a fait le 
personnage principal de son Timee. 



312 



d'allusions-illusions, pareilles aux cranes reduits qui pendent 
a la ceinture des chasseurs de tetes, parce qu'il emploie un vieux 
true bien connu des avaleurs de sabres, celui d'une magie- 
metaphysique capable de transformer en images hypnotiques 
I'horreur, le degout, la repulsion . Joyce est un adorateur du mot 
qui fait la nique a tout ce que nous exprimons par le langage. 
C'est un idolatre de I'obscenite argotique qui eprouve autant 
de mepris qu'une abbesse puritaine pour I'antique sagesse 
sexuelle inherente a la sentimentalite romantique. C'est une 
salamandre couvee dans les cendres du Phenix moribond, et 
prete a gober dans I'oeuf le Phenix a venir. 



Selon moi, ce qu'il y a de grand chez Joyce, c'est ce qu'il y a 
de grand chez tons les grands ecrivains. Chez Rabelais, Cer- 
vantes, Dostoiewsky, Balzac ou Dickens, ce don divin (je parle 
bien sur, de I'imagination) sert a designer les couches ou strates 
de cosmos dissimulees sous les debris du chaos, c'est-a-dire a 
rendre I'ininteUigible intelligible et le non-signifiant symbohque. 
Dans Finnegans Wake, au contraire, il sert a designer I'anarchie 
d'un pluralisme revigorant, hbre de toute unification et de toute 
sequestration, et dissimule sous le drap hypocrite de I'Ordre et 
de la Loi. Certes, Joyce etait done d'une capacite extraordinaire 
pour recueillir toutes les epaves, tout le bric-a-brac de la vie 
quotidienne, dictons populaires, proverbes vulgaires, rengaines 
de music-hall, lieux communs de taverne, jurons de gare, graffiti 
de latrines pubhques, toutes ces reparties spontanees, comiques 
ou cyniques, que les gens lancent au Destin aussi naturellement 
qu'ils toussent ou qu'ils crachent. Et en soufflant dessus a sa 
maniere prophetique, en pilant les os de ses morts, il force le 
grain a quitter la balle, tandis que ses sournois homuncules 
metaphysiques et ses farfadets diaboliques se glissent dans ces 
elytres abandonnes et, refugies dans ces abris confortables et 
familiers comme dans des citrouilles de la Toussaint^, adressent 
leurs pieds de nez a I'espece humaine et, en tout premier lieu, 
a ses chefs spirituels. 

Frank Budgen, defendant I'interpretation orthodoxe de Finnegans 
Wake, selon laquelle le reve constitue la matiere du livre, avance 
une idee qui peut paraitre seduisante mais que je recuse abso- 
lument : ce serait precisement parce que sa matiere est le reve 



:. La veille de la Toussaint (Halloween) , les enfants am6ricains evident des citrouilles 
et les sculptent pour leur donner une face humaine. lis y placent ensuite des bougies. 
Au Moyen Age, il s'agissait d'ecarter les esprits, particulierement malveillants ce 
'our-la. 



313 



qu'il n'y a dans Fimegans Wake ni douleur, ni peine, ni mort 
— sauf celle de la LifFey qui se jette dans la mer. Au contraire 
dans les commerages de I'orme et de la pierre sur le compte 
d'Anna Livia, dans les humiliations atroces que s'inflige Shem 
le Plumitif (et je vis ces mortifications avec plus d'intensite et 
plus de joie fielleusement chretienne que j'en ai jamais eprouve 
dans la litterature si ce n'est chez Saint Paul et chez Dostoiewsky) , 
dans les rodomontades comico-pathetiques de Shem, dans ses 
paillardises scandaleusement attendrissantes et enfin dans toutes 
les allusions a Anna Livia et a sa famille, j'entends la plainte 
du monde, ses sentiments blesses, ses nerfs martyrises et toute 
Fhorreur morbide que dans notre folie nous imaginons etre a 
I'envers et sur le dos du monde — mieux que dans Thackeray 
et dans Trollope pris ensemble ! 

Puisque le calembour favori de Joyce n'est qu'une variation 
contmue sur le Notre Pere, une question s'impose : pourquoi 
les Amencains, c'est-a-dire le peuple qui, apres nous, revere le 
plus le Notre Pere, mordent-\h tellement mieux a Fimegans Wake J 
La reponse est a la fois fort simple et fort complexe. Bien que 
Joyce ait choisi I'exil de son propre gre et bien qu'il ne manifeste 
guere de sympathie a I'egard du nationalisme irlandais, je sens 
couver en lui un ressentiment plus vif encore, pareil a I'eau-de-vie 
dansant en flammeches bleues autour du houx qui decore le 
Christmas pudding, je veux dire le ressentiment qu'il eprouve a 
regard de toutes les valeurs et de toutes les traditions qui ont 
le moindre relent de britannisme. II n'y a pas que des gentlemen 
dans notre pays, et certains d'entre nous sont prets a jurer qu'ils 
n'ont aucune envie de le devenir. Nous n'avons pas tons un due 
dans notre famille et nous voyons des dues qui refusent de se 
prevaloir de leur titre. Mais il demeure que pour le meilleur 
et pour k pire (precisons ici qu'on pent fort bien plaider en 
faveur d'une certaine forme de snobisme), nous sommes la race 
la plus snob et la plus melee du monde. Si I'on en juge par 
Proust, les Fran^ais sont passionnement attaches a toutes sortes 
de secrets aristocratiques, qu'ils defendent avec un soin jaloux. 
Mais ce qui leur manque, c'est le Droit d'Ainesse qui, dans nos 
grandes families aristocratiques, oblige les cadets a quitter le 
coracle ancestral et a chercher fortune en se melant a une haute 
bourgeoisie dynamique. Et de meme qu'a une extremite de ce 
haut plateau que constitue notre classe privilegiee, les aristo- 
crates retombent sans cesse au niveau du gendeman ordinaire, 
et que le gentleman ordinaire, souvent en prenant femme dans 
la superbe Petite Bourgeoisie, coule ou plonge avec courage et 
ardeur jusqu'a des profondeurs toujours plus grandes, de meme 
on trouve sur 1' autre bord de ce haut plateau une minorite 
redoutable d'hommcs d'affaires, de presse, d'Etat, de loi, de 



314 



lettres, de science et de guerre qui fusent comme autant de 
chandelles romaines ! 

Certes, la naissance et I'education presentent, tant du point de 
vue esthetique que du point de vue psychologique, un interet 
considerable, mais c'est toujours du melange des sangs que 
jaillissent les talents les plus vifs et les genies les plus rares. 
L'Angleterre demeure une oligarchic vigoureuse temperee par 
le bon sens et la retenue, une oligarchic ou le courage et la ruse 
sont fournis par les aristocrates, le travail et I'honnetete par la 
haute bourgeoisie ; mais I'intelligence nous vient de tous les coins 
du monde ou les oiseaux de passage savent reperer les miettes 
de pain sur les escaliers, ou les detritus flottant au gre des vagues ! 
Quand un intellectuel americain decide d'ecrire une etude 
critique de Finnegans Wake, c'est sans aucun parti pris qu'il 
aborde ce qu'on pourrait appeler le systeme de gouts et de degouts 
qui regit I'oeuvre et qui n'a rien de commun avec les conventions 
sociales. Mais il sent, affleurant partout dans le livre, la colere 
et le parti pris. Et quand il assiste, dans Ulysse ou Finnegans Wake, 
au dechainement de ce qu'il faut bien appeler une repulsion 
viscerale pour la conception britannique de I'existence et plus 
particulierement pour ce melange de grand courage et de tran- 
quille ego'isme qui caracterise notre classe dirigeante, il n'eprouve 
ni surprise ni indignation. Lorsqu'il entreprit Don Quichotte, 
Cervantes croyait bien qu'il allait s'amuser aux depens de son 
sujet et n'en faire qu'une bouchee, mais il s'apergut bientot qu'il 
etait emporte par sa propre creation. Chez Joyce ce degoiit 
insondable pour tout ce qu'incarne le gentleman britannique 
n'a jamais ete un element constitutif de son oeuvre et a pu, pour 
cette raison meme, se manifester jusqu'au bout en toute liberte. 
Le resultat, ce fut un bouillonnement, un jaillissement, une 
montee, un debordement de tous les aspects de I'existence 
humaine auxquels pouvaient s'appUquer les mots representant 
le mieux ce qui, chez notre excellent gentleman, suscite une 
repulsion viscerale, c'est-a-dire la vulgarite et la goujaterie. 
Je dirai, je crois sans aller trop loin, que 1' Anglais le plus ouvert, 
lorsqu'il lit Joyce, se heurte au couple conceptuel abhorre de 
\ ulgarite-goujaterie et que Joyce, lorsqu'il evoque un gentleman 
britannique, se heurte a cet autre couple conceptuel abhorre : 
le snobisme-hypocrisie. Ce qu'oublie trop facilement une partie 
de notre intelligentsia quand, a la suite de T. S. Eliot et de Frank 
Budgen, elle admire et respecte Joyce, c'est que les attaques 
lancees contre sa methode ne sont pas toujours le fait des Philis- 
dns. On se rappellera I'audace de notre Wyndham Lewis qui, 
dans son magnifique ouvrage Time and Western Man, reussit ce 
que d'autres critiques moins penetrants n'avaient pas ose, faute 
de courage et de perspicacite : il tire au vol, si je puis dire, Joyce 



315 



et son double autobiographique Stephen Dedalus. II les prend 
en flagrant delit d'outrecuidance; or, s'il est une attitude deplai- 
sante dont leur ennemi le gentleman se rend rarement coupable. 
c'est bien celle-la. 

Pour ma part, je suis fermement convaincu que V extreme difficulti 
(je n'ai pas dit Fobscurite) du style de Joyce dans sa periode de 
maturite lui interdit et lui interdira toujours de prendre rang 
parmi les tout premiers ecrivains de notre langue. Neanmoins. 
se refuser a voir en lui un grand ecrivain dont I'importance est 
capitale, c'est faire ce que naguere encore je faisais, succombant 
a mes preventions malfaisantes, nevrotiques (d'origine probable- 
ment religieuse et sexuelle, si ce n'est pas la une seule et meme 
chose), c'est-a-dire permettre aux emotions qui naissent au- 
dessous de la ceinture d'obscurcir de leurs vapeurs sulfureuses notre 
intelligence naturelle. Moi qui suis un admirateur fanatique et 
un lecteur hypermethodique de Finnegans Wake, je n'en adopte 
pas moins, avec raison me semble-t-il, une attitude heretique 
sur deux points : d'abord sur le role joue par la psychanalyse. 
ensuite sur celui qu'on attribue aux reves. Bien que, comme 
Frank Budgen, les interpretes orthodoxes demontrent avec force 
preuves que Joyce lui-meme declarait avoir fonde son livre sur 
le reve, je demeure convaincu que la matiere de Finnegans Waki 
est celle de la vie humaine normale dont ont traite tous les grands 
ecrivains. Bien sur, son desir, son intention etait de faire du re\e 
le substrat du livre, mais son livre I'a emporte. Cette remarque 
est d'ailleurs valable pour les paralleles homeriques dans Ulysse. 
Certes, il existe un tableau synoptique complexe, ecrit de la 
main meme de Joyce, ou Ton trouve ces sous-titres homeriques. 
Certes, lorsque Frank Budgen rapporte de fagon si claire et si 
veridique le detail des conversations qu'il eut avec Joyce sur le 
reve et la fonction du reve dans Finnegans Wake, il faut faire 
entiere confiance a sa memoire. Bien plus, j'ai I'impression que 
si Joyce revenait sur terre, il se refuserait a contredire les inter- 
pretations de ces feaux serviteurs. Mais je demeure sceptique. 
Je persiste a croire que si un ecrivain de genie est vraiment grand 
il marquera la posterite non point par ce qu'il y a de premedite 
et de voulu dans ses ecrits mais par ce qui, jaiUissant des pro- 
fondeurs de son ame singuliere, se diffuse dans toute I'oeuvre. 
Bien sur, devant des amis convaincus et admiratifs, il parlera 
avec abondance de ces subtiles structures. Mais comment diable 
pourrait-il parler d'autre chose? Les amis de I'auteur de La 
Reine des Fees devaient connaitre cette fichue allegoric dans ses 
moindres details. Mais devant ce que nous autres Gallois appel- 
lerions Vawen ^ de ce poeme exceptionnel et tellement britan- 
nique, en poesie la bete noire de Joyce (qui n'est pas toujours 
I. ConiG. 



316 



bien inspire en presence des Irlandais !), ce n'est pas a 1' allegoric 
que nous songeons, pas plus que le poete ne pensait a un ana- 
lyste ou a un psychanalyste lorsque, s'adressant a la mere des 
Muses, il s'ecriait : 

De ton coffre eternel, extrais, 6 Memoire, 
Les rouleaux seculaires qui s''y trouvent celes. 



JOHN COWPER POWYS 

traduit par Didier Coupaye et Michel Cresset 



Cet essai est le deuxieme du recueil intitule Obstinate Cymric (Essays 1935-1947), Car- 
marthen, The Druid Press, 1947. 



317 



VI 
MISSIVES 



Au diable Vart ! Je suis un bien trop 
vieux renard des chasses gardees du 
Cosmos pour me laisser prendre aux 
rodomontades d'un leurre de ce genre. 
Ge que j'ecris (mes romans et le 
reste) n'est que simple propagande — 
que j'essaie de rendre aussi convain- 
cante que possible — en faveur de 
ma philosophie de la vie. 

Autobiographie , 579. 



LE VAGABOND DU VERBE 



John Cowper Powys a ecrit des lettres par milliers mais avec 
la meme aisance que d'autres, a la fin d'un jour, s'en vont faire 
une randonnee. Ce qui ne I'a pas empeche d'en faire aussi des 
milliers, en Angleterre, en Amerique ou au Pays de Galles, 
appuye sur « Sacre » ou quelque autre baton rituel. Powys 
aimait ces interruptions, ces parentheses dans la duree. II faut 
croire que le temps n'existe pas pour ceux qui en ont decide 
ainsi; le refus du temps, c'est aussi cela, cette illusion vitale dent 
Powys nous entretient si souvent. Quand il commence, nul 
ne saurait dire si le vagabondage sera bref ou long, si la mis- 
sive ira droit au but qu'elle s'invente ou se perdra dans des 
meandres inextricables. Plus sa vie allait, plus les lettres de 
Powys devenaient, non par un effet de I'age mais par plus de 
liberte precieusement acquise dans son artisanat patient de 
romancier, le domaine ou ses obsessions, ses humeurs, ses fou- 
cades, ses lubies, ses marottes, ses singuliers fantasmes se don- 
naient libre cours, allegrement, passionnement, infatigablement. 
sans crainte de se repeter ni de lasser jamais. Ses lettres etaient 
le va-tout de ses pensees. 

Selon chaque destinataire, Powys savait adopter un point de 
vue aux nuances legerement differentes, car il avait assez le 
souci, I'intense respect d'autrui dans son ouverture aux vies 
diverses, pour, lorsqu'il ecrivait a un ami, se mouler, Protee 
du dialogue, se couler dans son mode de pensee, sans cesser 
au reste un instant d'etre lui-meme entierement. Si le ton des 
lettres reste personnel jusqu'a I'outrance et parfois la parodie 
heureuse de soi-meme, la confidence y est plus ou moins totale : 
on sent une infime reticence, ou bien 1' abandon delibere. 
Alors que ses lettres d'Amerique evoquent plutot les deplace- 
ments incessants de cette vertigineuse errance, de ville en ville. 
pendant trente annees, au contraire lorsque Powys se fixa au 
Pays de Galles, des avant la derniere guerre, ses lettres aux 
siens et a certains amis privilegies refletent bien le terme mis a 
cette hate de I'existence dans un eternel provisoire. Desormais 
Powys a trouve son lieu, ce Merionethshire qui lui parait une 
patrie plus que natale, originelle et anteoriginelle. Le solitaire 
de Corwen puis de Blaenau-Ffestiniog a le grand loisir d'ecrire, 
de se livrer plus que jamais au harcelant demon de I'imagi- 
naire, avec lequel il mene un combat enfin serein. Ses lettres 
ont alors la totale souverainete de la pensee joueuse. 
Parallelement a sa creation romanesque ininterrompue, il ecrit 
des centaines et des centaines de lettres, jour apres jour, comme 
une fievre jamais eteinte. Quel exces, sans doute, mais quelle 



320 






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Lettre a Huw 






Bissell. 



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Suite de la meme lettre a Huw Menai. 
Collection E. E. Bissell. 



curiosite, indulgente, incessante, et vorace! Powys y parle de 
tout, brasse tout, litteralement tout : Dieu, Bouddha, Dionysos, 
Tiresias, alternent avec ses maux d'estomac ou des yeux; ses 
relectures perpetuelles d'Homere, de Shakespeare, de Blake, 
de Wordsworth ou de Whitman, avec les inquietudes de son 
editeur devant le rationnement du papier en temps de guerre 

fatalite pour les mille grandes pages d' Owen Glendower!) ; sa 
decouverte enthousiaste d'ecrivains plus jeunes que lui, Henry 
Miller, James Hanley, Huw Menai, avec des considerations 
sur ses voisins au Pays de Galles ou des gens qu'il a connus 
trente ans avant aux Etats-Unis, car pour lui les continents 
sont extensibles comme le temps. Souvent il pent sembler se 
perdre en divagations sur des details en apparence oiseux. En 
apparence, car pour Powys, rien qui ne soit un tresor inepui- 
sable : dans I'objet le plus infime, la pierre ou le fetu de paille, 
il honore une bribe du tout qu'il espere embrasser entierement, 
a chaque seconde et dans chaque souffle. Ainsi les lettres abondent 
en parentheses, en digressions, en ajouts dans les marges, dans 
les angles et en forme de coroUes, parsemees de dessins, de cari- 
catures, ramifications qui sont comme dues aux poussees de la 
seve : ... La seule vue de ses lettres me plonge dans Vextase. II ecrit 
(frobablement avec son bloc sur les genoux, bloc qui pivote sur d'invi- 
sibles roulements a bilks. Ses lignes epousent un trace en labyrinthe, ce 
qui permet de les lire a I'envers ou a la maniere des branches d 'un chan- 
delier ou comme quelque chose qui grimpe au mur. II est toujours en etat 
r exaltation. Toujours. Les broutilles deviennent monuments... Le plus 
:ieux de mes correspondants... il est aussi le plus jeune et le plus gai, 
le plus tolerant et le plus enthousiaste de tons. Je suis certain qu'il mourra 
comme William Blake, en chantant et en battant des mains, a pu ecrire 
Henry Miller ^. Impenitent bavard que John Cowper sans 
doute, mais nous reconnaissons bien ici la meme confiance en la 
parole que dans ses vastes romans au flux continuel, une con- 
fiance dont on devine qu'elle a traverse et surmonte naguere 
tous les doutes, pour se livrer sans fin a cette litanie enchantee. 
Les extraits qui suivent fiarent glanes parmi cent ou mille autres 
egalement possibles, non pas au hasard, mais en pensant au 
lecteur de Y Autobiographic et a son desir de connaitre un peu 

plus I'ecrivain toujours sincere sous tous ses masques. 

FRANgOIS XAVIER JAUJARD 



I . Henry Miller, Big Sur et les Oranges de Jdrome Bosch, traduit par Roger Giroux, Buchet- 
Chastel, p. 219. 



321 



LETTRES A PHILIPPA POWYS 



Catharine Edith Philippa Powys etait une veritable enfant des elemen::. 
Rien ne lui plaisait plus qu'un orage, une bourrasque d'automne ou 1-: 
pluies cinglantes de I'hiver. Elk aimait toute la nature, depuis les peti:: 
renardeaux roux sur la falaise jusqu'aux bwufs des hautes plaines qu:. 
lorsqu'elle arpentait les collines, surgissaient comme des buffles a tranri 
la brume. C etait une fille impetueuse, belle, vive et aimante. Ce qu/eU 
savait, elle Vavait appris presque toute seule ou a travers ses freres ■:: 
sa smr Gertrude. Apres que son pere cut pris sa retraite, elle loua urj. 
petite exploitation a Montacute appelee la Ferme du Roper, puis, i 
son retour d'Amerique, une autre ferme dans les plaines crayeuses cu 
Dorset, non loin d'East Chaldon, la maison de son frere, le romancicr 
T.F. Powys. La, a Chydyok, elle pouvait monter a loisir ses chevaux 
Seagull (Goeland) et Josephine, ou aller retrouver ses amis les chasseur: 
et^ les pecheurs de Ringstead sur les collines et les sombres falaises. Ce:: 
la qu'elle ecrivit le seul roman qu'elle publia. The Blackthorn Winter 
(1930), et de nombreux poemes dont elle ne fit paraitre aussi qu'un 
recueil, Driftwood (1930). Dans une de ses lettres, John Cowper 
s'exclamait : Ecris, ecris, ecris, Aigle de Mer! Ecris avec une 
grande plume arrachee a ton aile puissante, car toi, toi seule. 
tu peux ecrire de tels livres ! Ses auteurs preferes etaient Dostoiewsh. 
Balzac et Henry James, et les poetes qu'elle aimait le plus Matth'eiL 
Arnold et ^ Walt Whitman. Elle a laisse un journal, tenu pendant pre: 
d'un demi-siecle, et une masse de manuscrits, comprenant des poemes a 
plusieurs recits profondement romantiques. 

FRANCIS POWYS 



Route 2, Hillsdale. New Tork, 6 mai igj^. 

Mon vieil Aigle de Mer parmi les Leopards et les Lions! 
(naon affection fidele au vieux Will) 
Qiiels livres, quels excellents livres — mes preferes en fait — 
doiyent garnir ses rayons : Nietzsche et Dostoiewsky et les autres I 
Oui, comme toi, je place Nietzsche tres haut... seulement il 
faut en garder les grandes idees sans s'inquieter de certaines 
absurdites violentes et outrees auxquelles le mene sa haine des 
gens plats, mediocres et sinistres, comme par exemple son 
bavardage autour de la noble et blonde Bete Teutonne, ses 
panegyriques insenses de Cesar Borgia, et ainsi de suite, et tour 
ce qu'il dit sur la violence la colere I'esclavage la cruaute — 
tout cela ou presque tout n'est qu'ecume et fumee; car c'etait 
un saint homme timide, calme et vulnerable, et c'est sa violente 



322 



reaction centre I'insensibilite, la stupidite et la mediocrite qui 
/ai fit ainsi preferer la violence ! Mais je I'aime au-dela de tout 
er plus encore quand il se laisse aller a son imagination et qu'il 
ecrit sur les choses de la vie. Car il choisit Dionysos comme le 
dieu symbolique ou la puissance mystique qu'il preferait — a 
cause sans doute des Tragedies Grecques : VCEdipe de Sophocle 
lequel tua son pere et epousa sa mere par erreur), le Prometkee 
d'Eschyle, precipite aux Enfers en punition de sa Revolte, apres 
i\-oir parle a lo, qu'Hera transforma en genisse, jalouse qu'elle 
-:>it aimee de Zeus (dans la tradition du theatre dionysien 
dWthenes, lo aurait porte des cornes sur la tete) — a cause 
aussi de I'idee grecque du Destin — tout cela etant tres nietzs- 
-;heen. Et surtout a cause des « Bacchantes » d'Euripide ou 
Dionysos apparait en personne et fait en sorte que Penthee ce 
roi de Thebes si mechant borne tetu et vulgaire soit tue par 
-a propre mere transformee en Menade, devenue la disciple 
dechainee et frenetique de Dionysos, que le vieux devin Tire- 
^ias reconnait pour dieu quand, pris de delire, il danse. Nietzsche 
pense que la Tragedie Grecque est issue d'une plenitude de vie 
qui deborde, d'un trop-plein d'exaltation qui se deverse dans 
!a tragedie. 

Le mot Tragedie signifie chant du bouc et a I'origine ce n'etait 
qu'une danse demente et presque boufFonne de Satyres, de 
Syh-ains, d'Oreades, de Faunes et de Pans en I'honneur de 
Dionysos, au printemps ou au moment des vendanges. II etait 
-r dieu de la seve, de toute seve, le dieu du vin des vignes et de 
-a seve de toute vie et done de la seve erotique ou amoureuse, 
de I'energie et de la joie. C'etait un revolte parmi les Dieux 
Grecs — lui qui etait le dieu des amants, des poetes, des fous, 
des voyants et des femmes; I'essentiel n'est pas qu'il soit le dieu 
du vin car il etait le dieu de toutes les seves de la vie et surtout 
V dieu de toute extase, et principalement de cette extase cos- 
mique oia I'amour se mele a I'adoration de la Nature. Nietzsche 
pensait qu'il serait bon de diviser les livres et les pensees en deux 
categories : I'esprit apoUinien et I'esprit dionysiaque, ce dernier 
tcujours plus dechaine effrene romantique et fou — le premier 
creant dans une maitrise de soi parfaite et detachee. Dans les 
Eludes Grecques de Walter Pater il y a un bel essai sur Dionysos, 
cr dans ses Portraits Imaginaires, je crois qu'il I'a egalement repre- 
^ente grace au personnage de Denys I'Auxerrois qui fut tue par 
ses detracteurs; Dionysos a toujours ete un dieu efFemine et 
cnatre! un dieu flagelle, frappe, blesse; mais en fin de compte 
•.ictorieux. Lorsque Nietzsche lui-meme est devenu fou a Turin, 
:i envoya un telegramme a Cosima (la femme de Wagner, celle 
qu'il aimait le plus) signe Dionysos. Imagine-toi les postiers 
iialiens envoyant cela d'un petit bureau a la gare de Turin! 



323 



Et il I'appelait Ariane, celle qui fut aimee par Dionysos apres 
avoir ete abandonnee par Thesee, le roi d'Athenes. On pourrait 
dire que tout le combat interieur de la vie mentale de Nietzsche 
fut une tentative pour retenir en lui-meme le dionysiaque (par 
des liens de paille) et de contraindre le c6te calme, pondere, 
autoritaire, reserve et viril de sa nature a dominer sa vie. Ce 
combat pour parvenir a une calme lucidite apoUinienne, a 
rharmonie et a I'equilibre divins — alois que sa veritable nature 
etait emportee, ravagee, feminine, tragique et dionysiaque — 
ce combat etait desespere au point de le mener a la folic. 
Je ne possede aucun livre de Nietzsche — pas un seul — mais 
j'en ai plusieurs de Dostoiewsky. Voudrais-tu que nous t'en 
envoyions un ? U Idiot - Les Possedes - Les Freres Karamazov - Crime 
et Chdtiment? Nous les avons tous les quatre. Mais je pense que 
tu voulais des livres de Nietzsche et je n'en ai aucun, non, pas 
un seul. 

Oh nous avons tant aime tes lettres. Et Phyllis suivra fidelement 
toutes tes instructions. Que Dieu te garde. Amities a Will. 
Phyllis t'envoie toutes ses amities. Ton affectionne 

John 



Cae Coed, Corwen, i8 novembre igs^. 

Philippa (Venue de la Mer sinon Nee de la Mer!) 
Comment te remercier assez pour cette belle lettre si pleine 
d'interet pour moi et qui sut s'attirer tant de regards de notre 
compagne ! 

Je ne parlerai pas de Politique; je ne parlerai pas de Religion; 
ni de FUnion-Jack ni de I'Empire; mais seulement de William 
Wordsworth. II est difficile pour moi d'exprimer dans la seule 
lettre que je puisse maintenant ecrire tout ce que j'eprouve. 
Je vais ecrire sur lui de mon mieux dans le livre qui suivra celui 
que j'ecris a present sur Dorchester i, et que j'appellerai Uart 
de lire ou Le plaisir de lire ou d'un titre dans ce genre ^, car je 
sens qu'il y a encore beaucoup a dire sur lui, malgre tant de gros 
livres, et qui n'a jamais ete dit. J'ai bien aime ce que tu as ecrit 
sur I'impression qu'il donnait — oui, et je connais ce volume 
imprime si petit, je le connais bien, je crois I'avoir donne a 
Gertrude — une edition effroyable, une des pires ! Ce n'est pas 
dans celle-lk que je I'ai lu, mais dans une edition disparue depuis 
longtemps et remplacee par une autre donnee par ma femme et 

1. Camp retrancM (1936). 

2. II s'agi des futurs Pkisirs de la Litterature (1938), 



324 



mon fils et qui contient Le Prelude. Le Prelude est le plus beau de 
ses longs poemes — et comme je me souviens de mes efforts 
pour essay er de detourner F esprit de Lulu\ ivre de soleil, ivre 
de vie, loin de la fenetre du train, sur cette oeuvre lourde et 
teintee de mysticisme ! Parmi les poemes plus courts, void la 
liste de ceux que je prefere : 

1. Les Stances 

2. Lucy^ 
Le desespoir de Margaret 
Le dernier du troupeau 
Tristesse Maternelle 
Au Coucou 

Trois ans elk a grandi^ 
Une accalmie a endormi mes sem^ 
Ruth 

Resolution et Independance 
L'Epine 

UAbbaye de Tintern 
Laodamia 

La moissonneuse solitaire 
Ode sur rimmortalite 
Michel 

17. Complainte d'une Indienne abandonnee 

18. Stances elegiaques suggerees par un tableau du chateau de Peek 

19. Ses yeux sont fous 

20. Conversations personnelles 

Et puis aussi quelques-uns de ses sonnets qui sont parmi les 
meilleurs — il n'est pas besoin de les nommer; mais la plupart 
confinent au pire a cause de leur ennui, de leur tristesse et de leur 
piete pesante et desuete ! 

Je considere que I'ecrivain chez lui contient trois etres : i) Le 
moi sinistre, celui de la religiosite banale — incroyablement 
mediocre, a peine s'il s'agit d'un poete ! 2) Le moraliste pesant, 
eloquent, a la rhetorique puissante, qui aime le son des vers 
ronflants du genre et V accompagnait en route une vision splendide. 
3) Un tres grand poete delivre de tout sentiment de piete conven- 
tionnelle et n'ecrivant que sous I'empire de I'inspiration. 
Dans une de ses fa§ons de voir il n'est peut-etre pas au sommet 
de lui-meme, mais profondement original, supremement pes- 
simiste et tragique; je pense a la maniere incomparable dont il 
exprime I'endurance tragique qui est celle des betes, des meres, 
des voyageurs, des vagabonds et des mendiants uses par Page. 
Tout cela etant d'une autre veine encore que sa description 



3- 

4. 

5' 
6, 

?• 
8. 

9 
10 
II 

12 

13 
14 

15 
16 



1. Leur frere Llewelyn. 

2. Ges trois fragments sont tir6s de Lucy, compos6 par Wordsworth en 1799, ou il pleura 
la mort de sa petite fille ig^e de trois ans et tant aim6e par De Quincey. 



325 



austere et parfaitement simple des rochers, des pierres, des 
arbres, des choses de la nature les plus depouillees et les plus 
proches des elements, et du mouvement de forces telles que le 
crepuscule, la brume, la pluie et le givre. Je sais bien qu'il dis- 
pense une forte dose d'ennui due a sa pesanteur aveugle, et 
que ce n'est pas dans la description des passions ou de I'amour 
qu'il excelle, mais dans celle de I'endurance tragique propre 
aux natures fortes lorsqu'elles demeurent, de fagon austere et 
rigide, proches de ces elements qui, plus ou moins mais pas 
entierement, les consolent ! II n'est pas le poete de la beaute, 
de la passion, de I'amour, ou de I'optimisme heureux, pas du 
tout ! Pas plus qu'il n'est le poete de la revoke contre les dieux 
du destin, non, il est le poete d'une stoique, silencieuse et lente 
endurance — console, sans etre reconforte — aide, soutenu, 
sans etre transporte — par les plus severes des elements ! II est 
vain de rechercher en Wordsworth amour, passion, espoir ou 
extase. Nous devons y chercher ces sentiments qui nous viennent 
lorsque nous sommes seuls — heureux d'etre seuls a endurer 
les rigueurs du cHmat, ou bien quelque manque, une douleur 
ou une infirmite du corps — seuls en face des elements. Et je 
peux apprendre de lui comment me passer de la beaute, des 
etres aimes, de la passion ou de la gloire — mais aussi comment 
ressembler a ce vieux ramasseur de sangsues casse en deux et 
qui « avance de tout son etre a supposer qu'il avance » 
et me penetrer d'un plaisir lent et stoique de vieil animal, qui 
me vient de la vie en ce qu'elle a de plus depouille et de plus 
nu — plaisir du pain et du the, de la flamme contre les genoux 
et les mains — et je peux apprendre de lui a me voir en squelette 
qui se meut ou se tient immobile, ou en larve de phrygane 
au pied d'un arbre a demi pourri, tordue dans une certaine 
direction, la meme direction, toujours la meme, sans jamais 
s'expliquer ni se plaindre, comme disait DisraeH. fitrange est le 
nombre de grands poetes qui ressentent la necessite d'ecrire 
meme quand I'inspiration leur fait defaut, et parmi tous ces 
fastidieux Wordsworth est le pire. Mais je dois dire que moi 
je retire de ses poemes une aide immense pour endurer toutes 
sortes de maux et de deplaisirs. Wordsworth pent m'apprendre 
a me sentir une pierre, un vieux train hors d'usage, une flaque, 
une souche depourvue de beaute ou de pittoresque, comme 
celle qu'un Bewick placerait aupres d'un aveugle ou d'un pendu. 
Je decouvre que je peux apprendre de Wordsworth comment 
me repHer sur soi-meme comme une bete offrant son dos a la 
pluie, et que je peux apprendre de lui cette endurance obstinee, 
cette patience qui se tait et se contente d'attendre, comme 
Kent dans Le Roi Lear, qui, mis aux ceps, attend que la roue se 
mette a tourner, 



326 



Mais je dois finir, ma cherie. Dis bien a Gertrude que je la 
remercie et lui ecrirai bientot. 
Toujours ton vieil affectionne 

J.C. 



Corwen, 8 mars ig^o. 



— Parfois ma Muse me dit : « Vieux conferencier imbecile ! 
Quand done ecriras-tu un livre sur tes Quatre Soeurs? » Mais 
je reponds a ma Muse et lui dis : « Je sais que tu paries de Ger- 
trude, Marian, Katie, Lucy — mais 6 belle petite sauvage 
impetueuse » — c'est ainsi que je parle a celle qui m'inspire — 
« tu oublies, et c'est Katie qui m'en fait souvenir, tu oublies que 
c'est de ma Cinquieme Soeur^ que j'etais si particulierement, si 
singulierement, curieusement, specifiquement amoureux; et de 
qui done si ce n'est d'elle devrais-je parler si je commengais a 
ecrire sur Gertrude, Marian, Katie et Lucy? » 
Car c'est un fait, je I'ai connue bien plus intimement que toi, 
meme si par certains cotes je suis ton double coule dans un 
moule masculin — bien plus intimement aussi que je n'ai connu 
Marian, bien que nous ayons vecu, elle et moi, tant d'annees 
ensemble et que nous ayons en commun tant de dedains, d'atti- 
rances, de complaisances et de blames ! 

L'avenir ideal dont je revais etait d'etre un acteur celebre par- 
tageant la vie de Nelly, participant a tous les spectacles avec 
Nelly, car elle et moi nous etions parfaitement semblables dans 
notre vie mentale, esthetique et artistique, dans notre vie 
affective, notre vie imaginaire et notre vie erotique. Nous allions 
de I'une a I'autre de ces vies que nous maintenions separees. 
C'est pourquoi la nature de nos querelles etait tellement etrange, 
chacun de nous faisant appel chez I'autre a des domaines mul- 
tiples et bien distincts, et pourquoi chacun de nous etait attire 
par I'autre de curieuse fa^on, car les filles murissent bien plus 
\ ite que les gargons et j'avais beau etre plus age que Nelly sur 
le plan des annees, sur d'autres nous etions du meme age. Tout 
comme je le fais, elle avait separe sa vie erotique de sa vie sen- 
timentale, de meme qu'elle maintenait scindees la vie de I'ima- 
gination et celle du coeur, en sorte qu'il lui etait impossible, 
comme a moi-meme, d'etre passionnee dans ses amours. Elle 
differait de toi precisement sur les points precis o\x moi-meme 
je differe de toi. Je n'ai jamais connu la passion de I'amour, 

I. Voir Granit, p. 91. 



327 



quoique tres domine par I'erotisme, mais pour moi comme pour 
elle, et au contraire de toi, ces domaines se trouvaient eloignes 
I'un de I'autre. 

Eh bien ! Je dois finir, car void une lettre ecrite a celle avec qui 
j'ai tout en commun sauf la possibilite d'eprouver la passion 
que Ton eprouve seulement quand Terotisme et le coeur, le 
sentimental et I'imaginaire et Dieu sait quoi encore se trouvent 
confondus ainsi qu'il etait prevu, devrais-je dire? Mais que 
peut-on dire? Car que savons-nous? 
Ton fidele et affectionne vieux 

J.C.P. 



traduit par Diane de Margerie 



Ces lettres sent in4dites en anglais. 



328 



LETTRES A HUW MENAI 



Dans le « temps gallois » de John Cowper Powys, son amitie d'election 
fut celle du poete Huw Menai ^ . On pent dire que Huw Menai aura ete 
/'alter ego par excellence, et comme un double que Powys se choisis- 
sait, un nouveau frere oil il retrouvait un peu de Llewelyn, le disparu. 
Huw my darling Vappelait-il, et sa tendresse inventait mille appel- 
lations toutes plus ebouriffantes, mille surnoms oil se melent, non sans 
emphase ni humour, la fable, la mythologie et la cosmogonie propre a 
Vauteur de Porius; dans une lettre du 2g mai ig^i il appelle Huw 
Vieille Hemisphere, et un peu plus loin Serpent de Mer - Promethee. 
Ce surnom de Serpent de Mer est le plus frequent, qu'illustre un cro- 
quis ou- il trace, d'un trait aussi sur que ses paraphes, la Lyre du Ser- 
pent de Mer, la lyre du poete celte, a qui, le plus simplement du monde, 
il donnait du genie. Huw Menai avait deja public avant la guerre plu- 
sieurs recueils de facture classique, notamment Through the Upcast 
Shaft, The Passing of Guto et Back in the Return {titre bien 
powysien!) et John Cowper Powys, qui depuis la parution de son roman 
Owen Glendower [dedie a Huw Menai, de Carmarthen) col- 
laborait aux publications du Pays de Galles, prefaga le recueil de son 
ami, The Simple Vision ^, par une de ces analyses dithyram- 
biques dont il avait le secret. SHdentifiant a Huw Menai au point de 
projeter sur lui ses propres velleites, il le poussait a ecrire une Autobio- 
graphic qui, au contraire de la sienne, fut romancee. C^est un peu un 
portrait de lui-meme et de celui qu'il veut itre desormais qu^il trace dans 
celui de Huw, a la fois pretre, clown, acteur, magicien et poete. 
Fidele a sa race, le poete n'oublie jamais le druide; il ne peut 
echapper au fait de detenir dans son sang I'artiste Dionysiaque, 
I'orateur gallois traditionnel... ^ On souhaite que ces lettres, que 
nous devons a V amitie de M. E.E. Bissell, qui les conserve, avec nombre 
de precieux manuscrits des freres Powys, dans sa petite maison d'Ashorne 
dans le Warwickshire, oil nous sommes alles les dechiffrer et les copier, 
soient un jour prochain reunies et publiees en Angleterre. Ony verrait se 
reveler un Powys plus intime que jamais, parlant de toutes choses avec une 
entiere liberte. 

F.X.J. 



1. 1888-1961. 

2. Chapman and Hall, 1946. La preface de Powys est reprise dans Obstinate Cymric, 
1947- 

3. « The Simple Vision », in Obstinate Cymric, p. 123. 



329 





a cl-^-^^i^^ 




La Lyre du Serpent de Mer. 



Sans date. 



La susceptibilite de Hardy etait celle d'un vieux paysan madre 
qui refuse de s'en laisser accroire ou de se faire avoir ou berner 
ou blesser. J'aimerais croire que je possede I'astuce terrienne 
et enracinee d'un berger famelique, qui me permette d'etre 
ainsi — tout comme un grigou de village cachant ses lettres 
sous une planche ou dans un bas ! — mais il s'en faut... Cela 
serait plutot dans la veine de mon pere. Mais mon ame est celle de 
ma mere et ce que ]t possede c'est sans aucun doute un anti-narcis- 
sisme — ce mot est de mon invention et la je marque un point 
sur les psychanalystes ! — un anti-narcissime de maniaque dont 
la malignite se retourne contre moi. 

Louis ^ se trompe tout a fait quand il donne a cette attitude 
la facile etiquette de masochisme. Ces choses sont plus subtiles. 
C'est de V auto-sadisme melange a autre chose que je ne saurais 
definir. C'est peut-etre un trait Juif ! J'ai toujours dit que ma 
mere avait du sang juif par sa grand-mere qui s'appelait Livius... 
et c'est peut-etre une des mille et une perversions de ce vilain 
rouquin aux jambes arquees, ce Juif de Tarse pour les lettres 
de qui (et je me rejouis de ce qu'elles ont ete preservees !) j'ai 
un gout si pen partage... enfin, non pas par les gens d^ici... mais 
parmi les cervelles catholiques ! 

Ecoute-moi bien. J'aimerais que chaque mot, absolument chaque 
mot de toutes mes lettres a toi soient publics apres ma mart ou 
meme (pour autant que tu ne les entoures pas de respect ou 
d'amour) de mon vivant — mais en tout cas apres ma mort. J'aime- 
rais que Louis les public en se pay ant ma tete. En cela je differe 
bien de ma mere ! JVon ce n'est pas par haine de la publicite 
a la fagon madree d'un Hardy. C'est bien plutot une phobic 
nerveuse que je sens la et en fait je n'arrive meme pas a me 
I'expliquer a moi-meme — non, ce n'est pas par haine de la 
publicite car j'ecris expres mon journal pour qu'il soit public! 
P.S. Je pense que toute chose humaine est bonne et devrait etre dite 
apres notre mort. Mais toi, Huw, je veux que tu discs beaucoup 
de choses sous le masque d'un Roman autobiographique dans le 
genre de Z' Ulysse de Joyce. 



I . Louis Wilkinson, alias Louis Marlow, auteur de I'essai sur les Powys Welsh Ambassa- 
dors (1936). 



331 



JO mai 1939. 

■ — Car comme je te le dis toujours je m'ameliore dans mon 
travail au fur et a mesure qu'il se fait plus long — il me faut ecrire 
beaucoup avant d'6tre moi-meme pris par mes propres per- 
sonnages, — avant que je puisse croire en eux et a leur destin ! 
Je suis aux antipodes de I'artiste ! Flaubert est ma Bite Moire! 
Les grands bougres d'autrefois qui n'etaient pas des artistes 
sont mes modeles — Scott, Balzac, Dickens, Dostoiewsky, etc. 
(s'il peut y avoir un etc. apres ces nobles noms!) 
O mon bien-aime Huw, frere-artisan d'eclairs dans la forge 
d'Hephaistos (vulgairement nomme Vulcain) je te dis que je 
ne serai pas tout a fait content si tu ne parvenais a la posterite 
que comme un poete Anglo-Gallois de la Puissance. 
Je ne suis pas satisfait de la poe'sie (telle qu'il faut I'ecrire aujour- 
d'hui) comme Medium pour un grand genie tel que toi, et tel 
que nous savons que tu I'es! 

Je veux un livre terrible, beau, formidable, gigantesque, avant 
tout sans art et sans his (brisant toutes les lois), expression torren- 
tielle de tes sentiments reactions connaissances imaginations 
blessures angoisses folies visions ideales, le tout mile ! 
Et je pense qu'un roman qui serait surtout une autobiographie 
ou quelques noms seraient changes afin de ne pas heurter, serait 
la meilleure formule. Mais il n'est pas necessaire de changer 
tous les noms ou que dirais-tu de conserver les noms tout en 
ecrivant et de les changer une fois le livre acheve? 
Si tu as jete un coup d'oeil dans mon autobiographie (laisse 
done de cote tous mes autres satanes bouquins, mon cher!) car 
ce que tu dis de Huw et de John est vrai : nous ne demandons 
pas, nous n'exigeons nullement la louange reciproque de nos 
oeuvres — chacun de nous (par ordre du destin) aime et goute 
et comprend et venere I'ame de I'autre et ses gestes et jusqu'a 
la forme de son Squelette! 

mais si tu y as jete un coup d'oeil tu verras comment, afin de 
ne pas heurter les sentiments de ma femme et de mon fils, et 
parce que ma mere n'eut pas aime que I'on ecrive a son sujet, 
j'ai omis tous les noms de femmes sauf celui de la chere Lily 
et je crois ceux des putains (je parle des putains honnetes, les 
professionnelles) qui ne s'inquietent guere de ce qu'on ecrive 
sur elles. 

Mais la grande erreur que j'ai faite — imbecile que je fus! 
c'est que dans cette omission de noms j'ai exclu ceux de mes 
swursi Quelle occasion manquee ! et j'ai du — je le sais — les blesser. 
Mais voila ce que nous faisons : par une rage don-quichot- 
tesque de menager la sensibilite d'une seule personne, nous en 
Wessons d'autres plus profondement! 



332 



21 decembre igjg. 



— La verite, c'est que j'ai herite de ma mere ( contrairement a 
Llewelyn, et c'est pourquoi nous nous opposions indefiniment 
jusqu'a nous disputer comme cette fois ou, je me souviens, 
dans Greenwich Avenue a New York, il a dit : « Je n'ai qu'un 
mot, John, pour exprimer mes sentiments envers toi, et c'est 
le mepris ! ») 

— une phobie de la publicite. 

C'est pourquoi je ne I'ai pas melee a mon Autobiographic si 
bien que je regois encore des lettres pleines de curiosite « Parlez- 
moi de votre mere » ce que je crois que rien au monde ne pour- 
rait me persuader de faire si ce n'est a Phyllis (ou alors a toi sur 
le Mynydd-y-Gaer'-!) 

Quand Llewelyn parlait de son « mepris » c'etait parce que je 
iui avais dissimule — tout comme a moi-meme! — 
■un paquet de lettres de ma mere a mon pere. 
Je ferais de meme aujourd'hui. Et je sens que sur certains sujets 

— comme les lettres que je t'ai ecrites concernant la mort de 
Llewelyn et cette photo en cape et masque — je ressemble a 
ma mere et suis dote de la meme phobie qu'elle. 

Je ne pense pas que cette phobie, je I'eprouve au meme point 
qu'elle — car alors de toute evidence je n'encouragerais pas 
ce vieux Louis'^ comme je le fais, dans ses libertes biographiques 
pleines d'humour, et je n'eprouve bien sur aucune de ces reti- 
cences victoriennes a ce qu'on revele mes immoralites impudiques. 
Je crois que j'aime assez voir devoilees ma mauvaise nature de 
Satyre et mes folies de Saltimbanque, mais il me semble que je 
reagirais plutot comme ma mere a I'idee que le Monde ecoute aux 
portes de I'autre cote de la haie tandis que je bavarde serieuse- 
ment avec mon frere Hugh en montant le chemin vers Car- 
medd... 



Sommet du massif de Cader Idris. 
Louis Wilkinson. 



333 



1 6 aout ig44. 



— Ce qui est certain, c'est que Ton attend et espere (et nous 
Savons par le grand succes en Angleterre de cette nouvelle que 
tu as ecrite autrefois que tu es doue par moments de la plus 
riche inspiration dans I'ordre de la prose) — un eclat, un fracas, 
un tumulte, un mythe completement nouveau ! 
Ce sera le role de ton Autobiographic que de remplir ce vide... 
des que la fin de la guerre nous laissera, plus ou moins, une 
certaine marge d'energie, de temps et de possibilites dans les limites 
ou chacun de nous, malgre ses maigres ressources, peut domi- 
ner toutes les contingences et travailler a ce qu'il souhaite de 
fagon continue et concentree. Voila ce qui sera ta difficulte 
majeure, Huw, — je peux te le predire — la difficulte de te 
trouver une routine reguliere telle que la plupart des prosa- 
teurs, y compris moi, sont obliges de I'adopter. Cela ajoute a 
ma correspondance, au fait que fapprends a lire le gallois, et a 
ma meditation sur tons les passages de Rabelais un a un. 
afin d'arriver a comprendre leur secret^, comme, ecrit-il, un 
chien extrait la substantifique moelle d'un os. 
Oui, un long repos a I'hopital, une convalescence tout en dictant 
et en observant, serait ce qu'il te faut et alors, tandis que tu te 
reposes la — nous ne savons oii sauf qu'il s'agit encore d'un lieu 
terrestre — et que tu retrouves ta sante, tu serais capable, je 
pense, de commencer ton grand livre en prose a imagination 
realiste si caracteristique, oil tu dises tout! 

L'important il me semble serait de te concentrer sur tons tes 
souvenirs et tous tes sentiments et que tu fasses une oeuvre 
aussi personnelle, aussi subjective que possible en parlant dix 
fois plus, vingt fois plus de tes propres sensations sentiments et 
imaginations que des autres gens, quoique bien sur il faudra 
que tu donnes aussi I'impression qu'ils t'ont faite ! 
Mais je te conjure, je te supplie, O mon cher ami, de mediter 
sur tout ceci a chaque instant pendant que tu travailles marches 
attends manges contemples rumines pour permettre aux com- 
plexites sous-jacentes et aux fantasmes craintes attractions 
repulsions nes de I'imaginaire de t'emporter jour apres jour 
dans les longues, longues perspectives du reve eveille ! 
Car ce dont tu dois te souvenir c'est que tu ne sais pas — je ne 
sais pas — aucun ange ni demon ni dieu ni diable ni homme 
ni femme ne salt ■ — ce qu'il en adviendra! car tu es de ce type de 
genie que Ton appelle mediumnique... comme tant d'artistes et 
prosateurs et poetes ne sont pas... et des poussees et des mobiles 

Ji 11 travaillait alors a son Rabelais qui paraitra plusicurs annfe plus tard en 1948. 



334 



venant des profondeurs inconnues et inattendues de ton ame 

te traverseront dont tu ignorais qu'ils etaient en route et dont 

tu ne sauras pas d'ou ils viennent ! 

Ce n'est pas pour rien que la Nature a donne a ton crane une 

forme si surprenante et insolite. 

Je parle de toi, je pense a toi, mais tous ces propos s'appliquent 

a mon propre roman^ qui se passe en I'an 500 des que je pourrai 

me remettre a y travailler apres avoir joue au Medium ou au 

Boswell pour I'ame de Rabelais ! 

Mais par la forme de mon crane je ressemble surtout au cher 

Maitre Boswell ! Toi, tu possedes la forme originale ! Dieu salt 

d'ou tu la tiens et dans quel but ou quel dessein... 



JOHN COWPER POWYS 

traduit par Diane de Margerie 



I. Porius. 

Ces lettres sont inedites en anglais. 



335 



LETTRES A LOUIS WILKINSON 



Louis Marlow est le pseudonyme dont Louis Wilkinson^ a signe ses livres ; 
auteur d'une douzaine de romans, ami intime de trois des freres Powys, il 
traga un portrait, caricatural sans aucun doute, mais plein de talent, de 
John Cowper sous les traits du personnage de Jack Welsh dans son roman 
The Buffoon (i^i^). Aussitot apres Swan's Milk (^1934^, il com- 
menga a East Chaldon dans le Dorset, aupres des Powys, son livre de souve- 
nirs Welsh Ambassadors, qui devait tout d'abord s'appeler Three 
Christian Brothers. Ce livre est precieux par la vision qu'il donne d'um 
famille si pen decrite dans son intimite. Le regard jete par Wilkinson sur 
J-C.P. est ironique, lucide, et empreint d'une admiration complice et miti- 
gee : il ne cesse de saluer la prodigieuse vitalite de ce John qu'il appelait 
Jack, sans cacher I'irritation que lui inspirait le gout de son ami pour la 
pauvrete, la mise en scene, un certain masochisme, et des tourments 
risibles a sesyeux de paien sceptique et detendu qui ne se maria pas moins di 
quatrefois. Certes il apparait que Wilkinson ne pouvait guere demeler ce qui 
dans les profondeurs angoissait vraiment John Cowper : certains themes 
obsessionnels au point d'occuper des pages entieres de romans ne lui etaient 
guere accessibles. Mais il ne se trompe surement pas lorsqu'il insiste sur 
rimportance du masochisme de John Cowper dissimule par son de'sir de 
paraitre sadique, oil ilfaut peut-etre voir le desir d'egaler la «ferocite » pater- 
nelle. Mais Wilkinson lui-meme etait parfaitement conscient de cette ambi- 
valence dans I'amitie qui les liait : « Nous etions a lafois des adversaires 
irreconciliables et des allies indissolubles. J'aimais qu'il en fut ainsi, et 
pour rien au mondejen'aurais voulu qu'il en fut autrement. » Dans Welsh 
Ambassadors — qu'il completa plus tar d par un autre livre de souvenirs 
en grande partie consacre aux freres Powys, Seven friends — Wilkinson 
livrait dejd une partie de la correspondance assidue que John Cowper lui 
adressa. Elle se poursuivit leur vie durant, et a sa regularite extraordinaire 
on peut mesurer le plaisir que Powys trouvait d ce commerce avec un ami 
d'une sensibilite si differente. Leur complicite melee d'antagonisme et leurs 
souvenirs communs dejeunesse amenent souvent Powys a s'abandonner a des 
faceties sous la puerilite apparente desquelles se poursuivent ses confidences 
si revelatrices. De leur vivant a tous deux, en 1958, parut I' ensemble des 
Lettres a Louis Wilkinson que Powys ne voulut pas relire pour la cir- 
constance : « Je ne peux pas souffrir de relire mes vieilles lettres » disait-il. 
et aussi : « Je ne peux supporter d'ouvrir un seul de mes livres. Je fuis 
toujours loin de moi-meme... »^ 

DIANE DE MARGERIE 



I. 1881-1966. 

;?. Letters to Louis Wilkinson, p. 9, 



336 



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Jjhii Cowper Powys dans les annees 30, a I'epoque oil il ecrit V Antobiographii 



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John Cowper Powys au Pays de Galles. 



i8 fevrier 1945. 

Je n'ai vraiment et profondement aime que deux femmes durant 
ma vie mortelle et j'espere et je prie pour qu'avec I'afFaiblis- 
sement et le declin de ma « force primordiale » il ne s'en trouve 
pas de troisieme ! . . . Mr. de Kantzow disait parfois : « Voyons, 
Powys, on ne peut pas vivre quarante ans avec une femme 
sans I'aimer ! » Quel fantastique compliment decerne au sexe 
tout entier — ■ hein? Mais moi je dirais qu'on ne peut vivre 
quarante hemes avec une femme sans 1' adorer et la hair... et 



fxcruaor. 



Xeanmoins je suis tres different d'Oliver ^ dans mon attitude 
envers ma mere qui est exactement a I'oppose de la passion 
eprouvee pour ces deux femmes que j'ai aimees a la Ernest 
Dowson, Lionel Johnson, Arthur Symons et autres jeunes lions 
litteraires des annees 90 — et certainement pas a la Casanova 
ou meme a la Gladstone ! Je suis elk avec un surcroit de ferocite 
et sans doute aussi une exageration absurde moins Don Qui- 
chottesque que Fabuleuse comme les Contes de Fees — une 
ferocite pour defendre ses delires, ses manies, ses inhibitions, 
ses lubies, ses preventions, ses cotes mauvais et morbides, bien 
au-dela de ce que j'ai jamais fait — ou jamais songe a faire — 
pour moi-meme! Ainsi je ne m'identifie pas plus totalement 
et veritablement avec ma mere que ton fils avec la sienne — ou 
que mon fils avec la sienne. G'est simplement (je ne le nie point) 
un exemple de plus des « douces manies » de John. Bien qu'il 
n'y ait pas la matiere a plaisanter. Et je te connais assez, vieille 
branche, pour savoir que tu es, autant que moi sinon plus, plein 
de complexes, de plaies, de circonvolutions indicibles et de 
labyrinthes empoisonnes. Et je doute fortement que tu sois 
capable de lire et d'analyser sans passion, objectivement et en 
fonction de I'esthetique, cette piece ecrite par ton fils. Ma lec- 
ture terminee, je m'efforcerai par affection pour Oliver de te 
donner mon impression. Je peux deja affirmer qu'elle possede 
d'etonnantes qualites dramatiques mais elle a en germe de quoi 
lui permettre d'ecrire une oeuvre beaucoup plus forte qu'elle ne 
Test encore; je suis, tu le sais, un ignorant du theatre que je 
deteste et oil je ne vais jamais, et ne lis jamais de pieces autre- 
ment que sous Tangle de la litterature. Mais celle-ci me fait 
un peu penser a Strindberg, sur qui j'ai fait autrefois une confe- 
rence, Maurice s'en souviendrait peut-etre — a San Francisco — 
devant deux rangees de spectateurs, dans un immense theatre, 
celui de Maurice sans doute, et que j'ai toujours consideree 
comme la meilleure Conference de ma vie. 

!. J.C.P. est en train de discuter du manuscrit d'une piece assez autobiographique, 
ecrite par Oliver, fils de son correspondant. 



337 



Sjuin 1946. 

Par Zeus! cette fois ne me laisse pas oublier ton poeme, mon 
ami ! II est facile de t'expliquer pourquoi je n'en ai pas parle 
dans mon dernier griffonnage; je suis ainsi fait que les oeuvres 
d'art de petite dimension me causent un malaise... etant donne 
rna quete de I'immense et du colossal dans la creation artis- 
tique, qui rappelle la passion de Cowper pour Homere... C'est 
pourquoi, d'un point de vue esthetique ou artistique, je suis 
incapable de rendre justice aux Emaux Camees Miniatures 
Quatrains japonais Quintettes Septettes Octettes et autres 
Nonettes ou meme a un Dizain comme c'est id le cas. Les 
Sonnets meme, il me faut les aborder avec beaucoup de recul 
et de doigte pour qu'ils m'accrochent ! En fait d'appetit artis- 
tique, je suis une carpe pourvue d'une enorme bouche en quete 
de tres gros Appats ! 

Cette Aurelia en Mai qui termine tes vers n'est pas un ephemere 
de mai suffisant pour satisfaire un tel amant du Colossal en 
Poesie ou en Art, pour ne rien dire du Roman! Tu vols, j'ecris 
le genre d'ouvrage auquel vont mes preferences de lecteur. 

Dessin de John Cowper en carpe, la bouche ouverte devant un tout petit 
appdt a rhamegon du pecheur. 



ly mat ig^o. 

Formidablement amuse et considerablement impressionne comme 
tu I'imagines en apprenant que tu as lu le Paradis Perdu et par 
I'impression que te fait le mechant Vieux Monsieur la-haut. 
Ce n'est pas lui qui aurait beaucoup apprecie de se faire crucifier 
pour nous. Que je te disc pourquoi sur le chemin de mes pro- 
menades j'ai consacre un certain rocher a I'Empereur Mono- 
physite de Constantinople Anastasius, qui pour ses connaissances 
metaphysiques, sa prestance et une reserve pleine de volup- 
tueuses promesses, fut choisi par la veuve de I'empereur, decidee 
a le faire monter sur le trone; car il semble bien que pendant 
environ trois cents ans du millenaire ou I'Empire d'Orient a 
survecu a celui de Rome, des Femmes ont regne de fait dans 
les coulisses ou sur le devant de la scene de Byzance. Or Anas- 
tasius, qui avait une petite estrade a lui tout seul dans le Cirque, 
y terminait toujours ses conferences metaphysiques au cri de 
Hagios! Hagios! Hagios ! Saint, trois fois Saint le Pere qui 



338 



s' est fait crucifier pour nous! — et les volutes de ce chant, s'elevant 
avec rage, finirent par arriver a I'Oreille du mechant Vieux 
Monsieur, assis la-haut en train d'ecouter, par lui donner un 
acces de fieyre ou pour parler tout simplement, la tremblote, 
car s'il savait bien qu'il avait destine son pauvre fils a un tel 
sort, I'idee seule que la meme chose pourrait lui arriver... — Et 
apres tout, de quoi la foi humaine et I'esperance ne sont-elles 
pas capables? Maintenant qu'ils avaient commence leurs hagios 
et leurs cantiques au pere crucifie pour nous, comment pouvait-il 
etre sur que tel ne serait pas son sort a I'avenir? Alors a I'idee 
que Lui, le Pere des hommes — barbe et tout — serait cloue 
a une charpente et offert aux crachats de la foule — il se mit a 
trembler... 

Dessin representant le Pere des Hommes d'apparence tres Semite, autour 
de lui les mots « Hagios, Hagios, Hagios, celui qui fut crucifie pour 
nous ». Legende : « Non, je ne Vai pas ete et ne le serai jamais! Allez 
tons au diable... » 

Phyllis ira demain poster pour toi les deux hvres que Henry 
Miller m'a donnes. Mon histoire preferee est celle ou il raconte 
son retour chez ses parents et sa soeur dans le plus petit des 
deux livres, intitule Dimanche apres la guerre, et le chapitre inti- 
tule Reunion a Brooklyn. II dit avoir assiste a mes conferences 
— au Labour Temple peut-etre ou au Brooklyn Institute, ou 
encore a la Cooper Union, mais comme il dit que I'entree ne 
coutait que dix cents, c'etait plutot a la Cooper Union. Enfin, 
c'est grace a cela qu'il m'a montre tant d'attention, allant 
jusqu'a m'appeler Maitre. Saint Maitre Jeannot ! Saint Maitre 
Jeannot ! Toi qui as plus peur encore de la multitude des Pecheurs 
que n'importe quel singe joueur d'orgue de Barbaric, aie pitie 
de nous ! Toi qui enleves tous les peches des Punaises des Bois, 
des Larves et des Coccinelles, aie pitie de nous! Mais cet extra- 
ordinaire personnage m'inspire une etrange fascination phy- 
sique et astrale, pourquoi exactement je ne saurais le dire. II 
affirme ne pas posseder une seule goutte de sang juif, etant de 
pure souche germanique des deux cotes, mais dit que les juifs 
lui ont toujours ete benefiques a travers les grandes crises de 
sa vie et quand il etait dans une mauvaise passe. 
Oui, c'est peut-etre grace a ce sang juif qui me vient des Livius 
de Hambourg i ou peut-etre grace a mon sang gallois — il 
faut croire que c'est la I'idee de Miller car il affirme avoir devore 
Obstinate Cymric avec avidite —, or, si ce n'est par I'attraction entre 
les poles totalement opposes, cette avidite est difficilement expli- 
cable a regard de cette espece d'Agregat-Academique-Manda- 

: . John Cowper a toujours voulu croire qu'il avait du sang juif, ce qui est improbable. 



339 



rinique-de-Tribalisme-powysien-et-de-Pele-Mele-Chaotique-de- 
Bric-et-de-Broc-cousu-main-par-Tantine-Jane ^ — ce-Festival- 
de-Jets-ecumeux-de-Baleine — mais peut-etre bien qu'il 
dit vrai ! car je ressens plus encore que Miller une attraction 
occulte des purs- Ger mains pour les purs-Iberiens — ou, dirai- 
je, des purs Germains pour les impurs Iberiens, car sa race 
n'est aucunement melee, alors que notre famille — malgre 
I'absence de sang portugais — est un sacre melange. 
Mais ce qui est fantastique (dans la photo ou il a la main sur 
la bouche) c'est comme le bonhomme a Fair chinois et d'ailleurs 
j'ai toujours pense que le Pays de Galles a conserve quelque 
chose de I'Atlantide perdue, et j'ose dire, les Chinois aussi I 
— mais pas les AUemands. Alors? Le mystere subsiste... 
Credieu, mon unique ceil crie qu'il est temps de s'arreter et 
je lui obeis ^. 



8 juin igso. 



— Ce drole d'oiseau, ce Miller dont je me suis epris comme 
une vieille demoiselle, semble capable d'ecrire aussi facilement 
et aussi vite en frangais qu'en anglais. J'imagine que la deche 
dans laquelle il a vecu dix ans a Paris lui aura permis d'apprendre 
tous les argots. 

II est fin critique ce type (car il semble exactement branche 
sur les memes courants que moi) quand il parle de Balzac et 
de Dostoiewsky. Savais-tu que c'est I'lrlandais James Hanley, 
ecrivain d'un souffle a pen pres aussi interminable que le mien, 
qui nous a amenes a Corwen? Eh bien le dernier ouvrage de 
Hanley The Winter Song — je veux dire son dernier paru — 
qui avait obtenu les critiques les plus elogieuses que j'aie jamais 
lues dans tous les hebdomadaires litteraires et journaux du 
dimanche, stagnait totalement et I'auteur en etait accable 
lorsque Monsieur Miller (Miss Good, notre vieille gouvernante 
a Montacute tout juste decedee a quatre-vingt-un ans n'aurait 
pas plus delicatement amene son nom dans la conversation!) 
ecrivit une preface qui fit tourner le vent et assura la fortune 
du livre!... 

Ton vieux J. 



I . Allusion de John Cowper a lui-meme qui se met souvent au feminin dans sa corres- 

pondance. 

2 Powys avait perdu !a vuc d'un ceil. 



340 



g Janvier igjs. 



J'ai medite et medite, a I'aube, tout en grimpant d'un pas 
rapide a travers les bois touffus, les rocs, les ruisseaux et la col- 
line jusqu'a un certain Rocher que j'ai baptise Bwch Dihangol 
ce qui signifie chez nous (c'est-a-dire en Gallois) Le Bouc Emis- 
saire — j'ai medite sur cette importante question d'esthetique 
pure, digne malgre tout de la plus grande attention, celle de 
savoir s'il est sage que tu dexterises ta vie ^ comme tu le fais, 
et ma conclusion a ete que tu as raison — du moins en n'em- 
ployant par le Je direct, VEgo absolu. Personnellement cela ne 
me conviendrait pas sous la forme autobiographique ; mais en 
fait (ainsi pensai-je a travers ce bois plein de rochers, gravis- 
sant la coUine en direction du Bouc Emissaire) c'est une fagon 
d'ecrire que j'emploie moi aussi, bel et bien — se servir de la 
troisieme personne pour s'exprimer a travers elle — mais alors 
en tant que romancier et conteur. Dans Porius par exemple, 
je parade quelquefois sous le masque de Porius; mais avec plus 
de naturel encore a travers I'enfance d'un jeune gargon avant 
la puberte, entre neuf et onze ans, enfance a laquelle dans 
Porius, et dorenavant dans tons mes recits futurs, jusqu'a la 
mort, je retournerai toujours d'instinct, comme le faisait Myrddm 
Wyllt c'est-a-dire Merlin le Fantasque, egalement surnomme 
le Changeur de Forme. 

Si bien que je fais comme conteur de fables ce que tu fais en 
contant ta vie ! 

Je t'envoie nos tendresses ainsi qu'a Joan, les « miennes » ou 
celles de mon oeil dextre. 

J- 



yfevrier 1953. 



La description que tu as faite de ton premier repas a Mon- 
tacute 2 est a lire et a relire, a mediter, comme si, d'une main 
ferme, tu I'avais gravee dans le marbre... J'aime la fagon dont 
tu paries de mon pere, j'aime la fagon dont tu paries de ma 
mere — et d'ailleurs personne ne proposera jamais de meilleure 
appreciation des Powys que ta petite fiUe qui les compare a 
un Monstre Prehistorique, presque Mythique, comme la Licorne, 
Behemoth ou le Dragon Originel. 

1 . C'est-a-dire de I'^crire comme si c'^tait celle d'un autre. 

2. J.C.P. vient de lire Seven Friends, ou Louis Wilkinson a consacr6 un essai a chacun 
des trois freres Powys. Voir Granit, p. 34. 



341 



O comme tu as raison au sujet de notre manque d'esprit 
(sauf Theodore de temps a autre), de notre attachement 
maniaque a la Nature et a la Poesie et de notre pueril manque 
de savoir-faire, de notre simplicite naive, et pour parler net. 
de notre ignorance absolue des choses, que montrent bien les 
exemples que tu donnes au sujet du barometre et de sa gradua- 
tion — choses que tout le monde connait. 
Sais-tu que je n'oubHerai jamais ce que tu m'as dit sur mes 
« morceaux d'anthologie » a la De Quincey ! C'est I'exacte verite 
car je me rappelle (et c'est la seule fois ou je me souvienne 
avoir fait une imitation deUberee) comment a Breme, le jour 
de la mort de la reine Victoria, j'ai du par respect pour la Vieille 
Dame interrompre la conference que j'etais cense faire, et 
comment j'ai entrepris d'ecrire a ma mere une de ces longues 
lettres descriptives « du cher John » quand soudain, au beau 
miHeu, contemplant les toitures, tourelles et clochers de la cite, 
je me suis dit : « Seul De Quincey pourrait exprimer ce reseau 
de sentiments etranges ou se melent la mort d'une vieille sou- 
veraine et une armee tourbillonnante de souvenirs perdus 
d'autrefois telles des feuilles mortes emportees au-dessus des 
toits d'une ville ancienne avec, tout en bas, I'imperceptible echo 
du conte de fees des Musiciens de Breme »... 
Quant a Theodore, comme tu vols juste quand tu paries de sa 
rehgion, de son cote gargouille gothique et de toutes ses allegories 
d'une realite seconde. Et en posant la question « Quel ecrivain 
pourrait-on dire moins de son temps? » et en disant que la 
premiere guerre mondiale a fait comprendre sa conception 
du bien et du mal et celle de ses Fables du Mystere des terri- 
fiantes Humeurs de Dieu — de meme qu'elle a permis de mieux 
comprendre Donne. 

Mais n'est-ce pas revelateur de moi — et je parierais que Lulu ^ 
aurait ete du meme avis — que de tous nos poetes, Donne 
soit celui qui me touche le moins. Je ne peux supporter Donne 
— je le deteste cordialement ! Rien qu'a entendre son nom, il me 
semble etre eclabousse de boue... je m'insurge contre Donne — 
et suis a jamais le champion de WiUiam Gowper dont j'aime 
chaque Hgne — et tout ce que j'apprends de lui — de plus en 
plus et toujours davantage!... 

Ton vieil admirateur 
John. 



1 1 Son frerc L]ewe]yn. 



342 



i^fevrier igsS. 



... Ah non, je n'ai rien d'un original! Et je pense qu'en parcou- 
rant I'histoire de la litterature de Homere et Hesiode jusqu'a 
Kingsley Amis, je peux te le prouver. Les grands ecrivains ont 
une personnalite bien a eux. Rabelais en avait une — et Milton — 
et Sterne — et Dante — et Charles Lamb — et Wordsworth 
— et Balzac — et Victor Hugo — et Goethe — et Heine — et 
Dostoiewsky et Walt Whitman. Et aussi Theodore!... Et main- 
tenant ecoute-moi bien! Pourquoi suis-je le plus Grand de 
tous les Conferenciers? Simplement parce que je suis un acteur 
ne, au sens spirituel (cela va sans dire car rien ne pourrait me 
contraindre au travesti ni a farder ma vieille gueule ni a me 
jucher sur des patins comme les acteurs de la tragedie grecque 
et, j'imagine, ceux des comedies d'Aristophane)^ si bien que 
meme sans creer, ou avoir une personnalite bien a moi comme 
Sterne, Lamb, Heine, Rabelais, Theodore ou toi, je peux m'iden- 
nfier aux ecrivains, je peux devenir tous ceux que je lis ou 
que je rencontre et me perdre dans tout ce que je vois !... Je 
ne suis qu'un meh-melo brumeux de Boswell, a la traine de 
son vieux Sam J.S avec De Quincey dont I'imagination ins- 
piree par 1' opium a depasse les limites de nos sens, mais plus 
qu'aucun d'eux j'ai fait fondre et s'evaporer toute ma person- 
nahte et je suis devenu une brume en suspens qui traverse 
toute chose pour se dissoudre dans I'extase a I'interieur de tout. 

Ton vieux Choucas 
Car ici les Choucas sont rois ! 



traduit par Odile de Lalain 



I . Allusion a La vie de Samuel Johnson par Boswell. 

Ces lettres sont extraites des Letters to Louis Wilkinson (1935-1956)- Macdonald, 1958. 



343 



VII 

SAGESSE 



Les deux grands courants electriques 
de ma vie, ceux qui ont acquis de 
plus en plus de force sous tons les 
changements et les hasards des cir- 
constances, ont eu leur source, le 
premier dans la decouverte progres- 
sive et r affirmation progressive de 
mon identite la plus intime, operation 
double qui s'est poursuivie jusqu'a ce 
que ma personnalite puisse couler 
comme I'eau et se petrifier comme une 
pierre; et le second dans le procede 
magique qui me permet de me perdre 
dans la continuite des generations 
humaines. 

Autobiographie, 588. 



JOHN COWPER POWYS 
UNE TECHNIQUE DE VIE 



pour L.B. 



Jouir du cosmos. 

J. G. POWYS 

Uhomme qui suit s'y prendre 
pent etre heureux mime en enfer. 

PROVERBE TIBETAIN 



Qu'au terme de ses tourbillons et des regroupements divers de ses 
elements, le cosmos ait produit — avec les rochers, les etoiles, 
les arbres, les mouettes pillardes et les ours polaires — une crea- 
ture capable de dire Je, c'est la un fait susceptible de faire naitre 
Tetonnement, ou meme — pour peu que Ton songe a I'humaine. 
trop humaine accumulation de fatras qui s'en est suivie — ■ le regret. 
Mais le fait est la. Et cette realite psycho-cosmique s'accompagne, 
a travers les siecles, d'un phenomene historique : le monde. 



II 

Le Je se trouve sous la coupe du monde, revetu de croyances, 
barde de traditions; jusqu'au moment enfin oh. ce n'est qu'au prix 
d'un effort de reflexion philosophique ou de quelque experience 
radicale qu'il pent retourner a ce fait premier et retrouver 
I'absolu de sa nudite originelle : ramene a I'essentiel, debarrasse 
de son bagage socio-culturel, le Je suis. C'est I'espace le plus 
difficile; espace oil (sauf si, prive de tout ce qui lui etait reconfort, 
aneanti par cette prise de conscience fondamentale, le suicide 
lui apparait comme la seule solution) le Je, contemplant d'un 
regard objectif et solitaire le monde, la nature, le cosmos, redefinit 
sa situation a traits precis et fermes, et imagine differentes choreo- 
graphies possibles. Une methode. Une voie (au sens du grec 
methodos) qui ]ui permette de jouir de son etre. 



346 



Ill 

Le Je, replace dans cette situation primitive, ecoute ce que dit 
Aristote dans sa Politique (Powys, du moins a ma connaissance, 
ne s'y refere pas explicitement, mais c'est la en quelque sorte le 
negatif si parfait de sa propre vision du monde que cet ouvrage 
devait certainement lui etre connu) : « L'homme est par nature 
un animal politique, fait pour vivre au sein de la societe, et celui 
qui n'appartient pas tout naturellement a un fitat ne saurait 
etre que dieu ou bete »; puis le Je s'eloigne a grands pas dans 
Tobscurite, songeant aux crocodiles et aux anges, aux sauriens 
et aux saints, riant tout seul. 



IV 

Entre Powys et la societe, il n'y a guere d'affinite. Par son attitude 
antisociale, ou plutot asociale, il va plus loin qu'un simple indi- 
\-idualiste. C'est un solipsiste, extreme, absolu, (comme Valery par 
exemple, mais plus animal, moins raffine, se dissimulant moins 
sous un vernis d'esthete). Pour les gens qui viennent en emis- 
saires de la societe, Powys « est absent » (il evolue dans le domaine 
des dieux et des betes) . Face aux valeurs proposees par la societe, 
il fait par provocation I'apologie de la degenerescence antisociale, 
de V introversion, de la. paranoia et de I'onanisme spiritueP-. 
Cette gravitation en-dehors de I'orbite de la societe, arrachant 
Powys a une vie qui serait faite de relations sociales pour I'amener 
a vivre dans une espece de psychose creatrice, s'etend, par dela 
la societe, a Fhumanite meme : Ilfaut aimer la vie — ou du moins se 
cclleter avec elle pour en exprimer deforce ce bonheur delicieux auquel nous 
czons droit. Mais il n' est pas obligatoire d' aimer I'humanite^. Pour le 
'i-Tii-dieu ichthyosaure auquel Powys assimile son moi profond (et 
cm ne peut s'ebattre sans contrainte qu'une fois debarrasse de son 
masque social — chose qu'il faisait, sur le plan purement anecdo- 
tique et biographique, en allant a Liverpool, et plus tard en allant 
\i\Te en Amerique, et a un niveau plus profond en recourant a 
sc^ diverses pratiques ritualistes) I'humanite n'est qu'un refuge 
pr'j\-isoire, intermediaire, plein 6.' opinions denuees d'originalite. Non 
seulement elle s'avere incapable de fournir a elle seule au moi 
Fenergie necessaire (Le pouvoir qui provient de ce qui en nous est 
pr^^iment humain ne jaillit pas, semble-t-il, avec assez de forc^, 
dais encore, lors meme qu'au terme d'une regression qui ramene 
fc moi en arriere, en dega de I'humanite, dans le subhumain, 
Cc::e energie se trouve bien presente dans le moi, I'humanite la 

r. Aci'.^gie des Sens (In Defence of Sensuality) (New York, Simon and Schuster), p. 192. 
1. ;.:. , D. 103. 
3. --... ?• 294. 



347 



gauchit et lui fait perdre de sa force : Inevitablement , toute relation, 
avec d'autres entites altere la situation, contrairie son evolution, j> introdu:: 
le trouble et la confusion^. Ainsi rhumanite se trouve entraver le saui 
ichthyen dans un super-element (coroUaire de cette regression i 
une existence subhumaine), qui permet de trouver dans le cosmc: 
un point focal, mi-decouverte , mi-creation"^. 

Le moi, dans son etre le plus profond, a conscience d'un besoi'-, 
imperieux... et ni le desir intense de faire progresser la communaute , ni Iz 
soif des louanges decernees par cette meme communaute, ne suffisent a coir.- 
bler son insatisf action fondamentale^ , besoin traduisant une inquietud- 
intellectuelle , un mouvement de I 'imagination, des fremissements aqu> 
tiques, une mise en question dangereuse et sans treve que ne saurait apaisi'^ 
aucune preoccupation concernant la nation ou meme V ensemble des natio^ii 
du monde^. Bref Tame est un microcosme, non une « micropolis », et scr 
but est de chercher a atteindre le bonheur qui decoule de notre participatic-. 
a la vie du cosmos, non a celle de la politique ou de I'economie^. 
Le monde lui-meme, tel qu'on le con^oit d'ordinaire, n'existe pas 
aux yeux de la monade solipsiste, dont I'activite consiste a accu- 
muler I'energie qui sourd de ses racines d'ichthyosaure pour la 
faire jaillir ensuite dans son propre monde : Le monde reel est uu 
illusion, nee de ces moments d' autodestruction negateurs oil, nous enfoui;- 
sant dans la fourmiliere sociale, nous n'avons plus d'existence en tan: 
qu'individus solitaires — oil, en d'autres termes, nous cessans de recricr 
les univers particuliers que fait naitre la volonte de puissance de notri 
imagination creatrice'^. 

Dans ce detachement absolu qui le tient a I'ecart de la societe. 
de rhumanite et du monde {les relations sexuelles harmonieusi:'" 
constituant la seule exception a ce detachement), I'ego, ce loup 
solitaire, est libre de vaquer a ses activites essentielles : meditation 
jusqu'a atteindre un etat amphibie de I'etre, contemplation erori- 
que et activite cosmogonique — mais une fois affirmes cette actixiie 
et ce statut fondamentaux, Powys se retrouve, sur le plan socic- 
humain et sur le plan des relations sociales, ou il lui faut malgre 
tout evoluer quelque peu — bien que la ne soit pas le lieu veritable 
de son existence — confronte a un certain nombre de problemes 
pratiques a la fois dans sa vie quotidienne et dans sa conscience. 
Dans la vie quotidienne, au cours de ses evolutions dans le voisi- 
nage de I'humanite, voisinage etoujfant,fievreux, tracassier, mesquir., 
agite, dominepar les ambitions, la competition, I' action^, il faut que le mc-i 
soit acharne (afin de ne pas perdre de vue un seul instant le desir 
fondamental qui I'anime) et habile (c'est-a-dire a meme de se 



1. Apologie des Sens (In Defeme of Sensuality ) . 

2. L'Art du Bonheur (The Art of Happiness) (New York, Simon and Schuster, 1935), p. 

3. id., p. 21. 

4. Apologie des Sens (In Defence of Sensuality) , pp. 169-170. 

5. id., p. 99. 

6. id., pp. 7z et 74. 



348 



defendre centre toutes les tentatives d'empietement qui ne peu- 
\ent que I'irriter et I'affaiblir) : Celui qui veut etre un egoiste parfait 
doit savoir allier la ruse machiavelique a I' absence de scrupules la plus 
-.otaleK 

Mais — et nous quittons ici les considerations sur 1' aspect pra- 
tique de la question pour aborder le probleme de la conscience 
morale — Powys lui-meme n'est pas debarrasse de tout scrupule 
'.is-a-vis de I'humanite (scrupules ou il voit un heritage de la tra- 
dition chretienne), et vis-a-vis de sa manifestation collective, la 
societe; celle-ci doit avoir une organisation qui se prete aux reformes, 
-jansformations et revolutions ne'cessaires\ pense Powys, qui, se disant 
-ui-meme anarchiste, se trouve en accord avec I'ideal communiste 
de justice sociale, et sympathise avec les theses bolcheviques. 
L idee qu'il tenait a exprimer etait, pour reprendre les mots de 
Thoreau, que « I'homme n'a pas obligatoirement pour devoir (c'est 
'ous qui soulignons ici) de se consacrer tout entier a supprimer 
--- mjustices, meme flagrantes; il conserve le droit malgre tout, 
5ins qu'on puisse rien y trouver a redire, d'avoir d'autres inte- 
rets ». 

Le desir fondamental du moi — et, pour satisfaire ce desir, le moi 
_f r.vi' se retirer avec froideur... loin de la fievreuse sympathies — c'est 
de conquerir une paix exultante etroitement liee a des forces cosmiques 
cu 'aucun systeme social, juste ou injuste, ne saurait reduire ni englober^. 
Bien qu'il ne soit pas interdit au moi, selon Powys (qui partage 
s-r ce point I'opinionde Thoreau), de prendre part a des activites 
>: ciales, ni de faire preuve d'humanite, sa philosophie n'est cepen- 
dant d'inspiration ni sociale ni humanitaire. 
Ce qu'il y a de paradoxal, comme le fait remarquer Powys, c'est 
cue I' egoiste solitaire est celui qui fait de loin le meilleur ami, pour peu 
r..: les circonstances V exigent^. De meme, ce sont ces egoistes 
t--\ant dans le desir d'une vie planetaire^ les instincts gregaires et la 
r.-mpathie d'autrui, qui se montrent les plus aptes a communiquer 
aux autres la sensation de I'existence. Groddeck — celui de tous 
Ir5 psychanalystes avec qui Powys presente le plus d'affinites, bien 
cu"a ma connaissance ce dernier n' ait jamais fait mention de lui 
— ecrit a propos de Goethe : « II comprit le grand secret, et essaya 
ce se conformer dans sa vie a cette decouverte, melant son exis- 
icnce propre a la vie de la nature, et c'est cela meme qui nous le 
rend si etrange et famiher a la fois, si froid et lointain, et debordant 
cependant d'energie et d'un amour obstine de la vie ». En ce qui 



: _ 'Art du Bonheur (The Art of Happiness ) , p. 27. 

i P'.i'.osophie de la Solitude (A Philosophy of Solitude) (Londres, Jonathan Cape, 1933), 

3. .iSr^'jgie des Sens (In Defence of Sensuality), p. 298. 

4. A--:jbiographie, p. 565. 

> Ac:!ogie des Sens (In Defence of Sensuality ) , p. 104. 



349 



concerne la societe, nous pourrions, allant encore plus loin, dire 
que si les gens se fondaient moins sur elle pour etablir leurs valeurs 
(ambitions visant a satisfaire une volonte de puissance mediocre, 
efforts pour se forger une identite, etc.) et trouvaient ailleurs leur 
raison d'etre, il deviendrait possible d'organiser la societe sur des 
bases raisonnables — et de ne plus s'en preoccuper. 



V 



La question fondamentale qui se pose au moi dans son depouille- 
ment est la suivante : comment vivre intensement^ ? II faut savoir 
se servir de son corps pleinement, parvenir a un mode de relation 
harmonieux avec la nature, et jouir du chaos cosmique — passer 
maitre ainsi dans Fart de vivre, au lieu d'etre victime de la societe 
(comme par exemple Leopold Bloom, cet anti-heros des temps 
niodernes) , « ...regurgitant le contenu du journal et de la publicite, 
vivant dans un enfer de desirs refoules, de souhaits informules. 
d'angoisses paralysantes, d'obsessions morbides et de riens desse- 
chants : esprit sans cohesion au coeur d'une ville sans structure »2. 
C'est pour I'opposer a cette miserable nebuleuse vagabonde de cons- 
cience humaine hagarde, qui n'a ni centre, ni circonfe'rence, ni arriere-plan , 
ni la moindre continuite ferme et absolu^ que Powys affirme ce desir 
de la vie qui est le sien, et dont I'accomplissement est he a une 
technique de vie particuliere. 

Ce que je designe ici par technique de vie, Powys lui-meme le desi- 
gne souvent par le terme philosophie, auquel il donne le sens de 
perception archaique et innee du cosmos^, recouvrant une recherche syste- 
matique de la sante, de lajouissance et de lapaix interieure^, une philosophie 
vraie et vivante, pleine d'une sagesse riche de sensations et d' emotions'' . 
Nous le voyons ailleurs se decrire comme unphilosophe megalithique' . 
parler de son culte prehistorique , de son approche magique du monde, 
de ses conduites mythologiques, de sa danse metaphysique, de sa petite 
lie au milieu de V ocean houleux de confusion sans le moindre rapport avec 
la philosophic^, de sa magic creatrice, de sa meditation planetaire, de sa 
philosophie auto-therapeutique^, de son ensemble de pratiques mentales. 
physiques etpsychiques^". Cette enumeration, qui n'est pas exhaustive, 
montre combien le contenu que Ton donne d'ordinaire au mot 

1. Nietzsche : « Vivre de telle sorte que notre energie connaisse son maximum A'intensiu 
et dejoie — et tout sacrifier a cela. » (Aurore). 

2. Lewis Mumford, La Cite dans I'Histoire (The Culture of Cities). 

3. L'Art du Bonheur (The Art of Happiness), p. 163. 

4. Apologie des Sens (In Defence of Sensuality ) , p. 200. 

5. Cymrique obstine (Obstinate Cymric). 

6. Apologie des Sens (In Defence of Sensuality ) , p. 200. 

7. Cymrique obstine (Obstinate Cymric). 

8. Malgre... (In Spite of) (Londres, Macdonald, 1953), p. 113. 

9. Cymrique obstine (Obstinate Cymric) , p. 145. 

10. Malgre... (In Spite of). 



350 



« philosophic », reste en dega de la pratique powysienne de la 
philosophic — de meme que cc que Powys entend par sensualite 
(dans son Apologie des Sens) va bien au-dela de I'usage qu'on fait 
couramment de ce mot. C'est la de sa part strategic calculee : il 
prefere reprendre des mots dejaexistantsetlcurdonneruncontenu 
nouveau, de maniere a ne pas effaroucher I'homme moyen a qui 
s'adresse, selon lui, ce qu'il ecrit. On pcut trouvcr cette strategic 
discutable. EUc emoussc en effet la force de ses mots, rallonge 
I'exprcssion de sa pensee, n'evite pas toujours la prolixite, et c'cst 
a cause d'ellc que Powys n'a jamais reussi a ecrire cet Encheiridion, 
un manuel semblablc a celui que Ic philosophe stoicien Epictete 
redigea a I'usage de ses disciples, ni rien qui approche en precision 
les Yoga-Sutra de Patanjali par cxemple, ou le Tao Te King de 
Lao-tse. 



VI 



S'il nous fallait associer le nom de Powys a une philosophic quel- 
conquc, nous le rapprocherions du sccpticismc — mais d'un scepti- 
cisme qui depasse de loin le niveau du discours philosophique. 
C'est cc scepticismc cnracine qui nous ramene en arriere, vers I'inte- 
instinctif^, un scepticisme cosmique veritablement grandiose"^, cnfante 
par un crane paleolithique battu par Ics vents et blanchi par les 
pluies, plutot que I'aboutissement d'une meditation philosophique. 
C'est ce scepticisme cnracine qui nous ramene en arriere, vers I'inte- 
rieur, vers le bos, jusqu 'au moment oil nous sentons sous nos pieds ce sou- 
bassement que constitue notre experience immediate de la vie^, sol neces- 
''sa.YfL a. +«) \ta. ^ju us^^mrvft. " '/vrJtahlc^ . Qp^ ^S'-i-s^iciisne^ ^ '.a. dfi. 'jain ai 'r-s^ 
un stoicisme egalement megalithique, debarrasse de la croyance a 
un systeme moral sous-tendant le drame cosmique, que contenait 
la doctrine des stoicicns ; stoicisme comparable, pour prendre des 
cxemples dans le mondc moderne, a celui du Vieil Homme 
de Hemingway, du Sisyphe dc Camus ou des Noirs de Faulkner. 
Ensuitc, on pcut trouver les correspondanccs les plus etroites, 
dans le mondc occidental, avec les pre-socratiqucs grecs : Hera- 
clite, Democrite, Pythagore et Empedocle — que Powys decrit, 
dans une de ces formules raccourcies ct eclairantes dont il a parfois 
le secret, comme des etres amphibies, un pied sur les sables du 
rivage des traditions de I'humanite, V autre dans la mer salee de notre cosmos 
non-humain^ — auteurs dc tcxtcs qui tiennent de I'oraclc, dc la 
gnosc et de la mystique, plutot que fondatcurs de systemes philo- 
sophiques. 

1. Apologie des Sens (In Defence of Sensuality), p. 201. 

2. id., p. 153. 

3. Philosophie de la Solitude (A Philosophy of Solitude) , p. 192. 

4. Apologie des Sens (In Defence of Sensuality) , p. 154. 



351 



Pour ce qui est des philosophes rationalistes, Powys voit chez 
Socrate des raisonnements fastidieux, jilandreux, conceptuels ; (pour 
Powys, radjectif « filandreux » constitue I'mjure supreme en 
matiere de philosophie ; ce que lui-meme cherche a atteindre. 
c'est un certain sens de I'epaisseur de ['existence^) ; chez Platon, il 
voit des systematisations idealistes (car Powys, comme Nietzsche, 
veut rester fidele a la terre) ; chez Aristote enfin, un imbroglio de syllo- 
gismes (auxquels Powys prefere des logoi compacts, comme de? 
galets sur le rivage) . Cependant, tout en manifestant a leur egard 
un profond scepticisme, Powys sait apprecier les systemes meta- 
physiques (comme il apprecierait des spectacles de « burlesque >■. 
dit-il), trouvant une certaine delectation intellectuelle a suivre 
par exemple les combes spacieuses de la philosophie hegelienne 
aux circonvolutions thaumaturgiques^ . 

Par ailleurs, bien qu'etant lui-meme farouchement agnostique. 
il apprecie I'acuite psychologique et mystique^ des saints, le genre de 
vie intellectuelle, mystique et imaginative que mena un Pelage* par 
exemple, ou meme John Duns Scot^; et, en allant plus loin, et 
pour passer de la religion et de la scholastique a la magie, Michael 
Scot et son Livre'^. 

En allant plus loin encore, et en nous ecartant toujours davan- 
tage de la philosophie, nous le voyons regarder en direction du 
chamanisme des Indiens d'Amerique, du taoisme chinois et de la 
magie blanche des lamas tibetains. 

Tout ce qui precede donne une indication du climat qui entoure 
et des idees qui animent ce que j'appelle la technique de vie particu- 
liere a John Cowper Powys. 

VII 

Constituant une sorte de prologue celeste a cette technique de vie elle- 
meme, se pose le probleme des demeles de Powys avec ce qu'il 
appelle la Cause Premiere, ou Ton doit voir comme une subsis- 
tance d'un systeme plus ferme que ne devait I'etre finalement celui 
de Powys, «un cor cosmique», comme dirait Korzybski', relevant 
d'une conception plus etriquee des choses. 

1. Apologie des Sens (In Defence of Sensuality) , p. 298. 

2. Autobiographie, p. 431. 

3. Philosophie de la Solitude (A Philosophy of Solitude) . 

4. Pelage, moine du v** siecle, qui refusait la notion de peche original et fut violemmem 
combattu sur ce point par Saint Augustin. Saint Jerome, envoye en mission contra 
lui, le traita de « sac plein de porridge ecossais ». 

5. John Duns Scot (1266- 1308), theologien franciscain qui s'opposa au rationalisme 
thomiste. II refusait de considerer la volonte comnie naturellement orientee vers le bien. 
Ella paut done an touta lucidite se revoltar contra le Createur. (N.d.T.) 

6. Michael Scot, magician ecossais du Moyen Age, auteur d'un « Livre de Magie », qui 
connut una certaine celebrite. (N.d.T.) 

7. Alfred H. Korzybski (1879-1950), logician d'origine polonaise emigre aux fitats- 
Unis, auteur da Science and Sanity : an Introduction to a Mon-aristotelician System, et de 
General Semantics. (N.d.T.) 



352 



Le concept de la grande Cause Premiere tout entier, d'une puissance supreme 
et unique, englobant toute chose et situee au-deld de toute chose, ecrit-il, 
est peut-Hre ahsolument errone et ne repose peut-etre sur rien. II se peut que 
I'ultime secret des choses soit le Multiple et non I' Un. II se peut que les 
athees aient raison. Peut-etre n'y a-t-il rien, dans toute la vaste etendue des 
espaces injinis de la Vie, qui ressemble a un Dieu ou des dieux, quels qu'ils 
soient. Dans cette hypothese, il est inutile que mon « ego-ichthyosaure » se 
preoccupe d'une Cause Premiere. Alors, la Vie a toujours ete un jaillisse- 
ment prodigue en meme temps qu'un gaspillage d' elements, particules 
chimiques, organismes, electricite dynamique, esprits, demons, gaz, herbes, 
fantomes, fees, furies, arcs-en-ciel, vibrations, et cela depuis toujours, 
comme actuellement encore, etpour Veternite, « sans dieu », et « sans cesse » / 
Mais pour moi, sij'exerce mon sens critique personnel, il n'y a guere de 
difference sur le plan pratique entre le grand Etre Unique et le groupement 
compact d'un Multiple chaotique. Ce que ma nature semble exiger, pour 
des raisons obscures qui lui sont propres, c'est I' existence d'une ultime 
Chose des Choses, d'un Dieu des Dieux, d'un Esprit des Esprits, ... qui 
puisse me donner la satisfaction d'un dialogue avec un interlocuteur unique^. 
D'apres ce passage, le besoin qu'eprouve Powys de trouver un 
interlocuteur cosmique, quelque logicien divin qui se trouverait 
derriere la scene, serait en apparence analogue a Facte de I'Ecos- 
sais archetypique qui aurait, dit-on, invente Dieu afin d'avoir un 
adversaire suffisamment coriace pour lui donner la replique. Dans 
cette histoire de la Cause Premiere en effet, il est question de 
discussion et d' argumentation plutot que d' adoration. Powys 
n' adhere pas a la conception pantheiste qui fait du cosmos un 
tout, il ne croit pas a un ordre rationnel sous I'apparence du Chaos, 
il n' adore pas un Createur qui serait, en dernier ressort, bienveil- 
lant, mais il est certain qu'il ressent le besoin de poser 1' existence 
d'une Cause Premiere originelle, et si les rapports qu'il entretient 
avec cette Cause Premiere n'atteignent pas la violence des paroles 
de Lautreamont maudissant le Createur de la Vie (cette « foret 
vierge, pleine de monstres et de cris, livree tout entiere a la double 
frenesie du meurtre et de la naissance »), son attitude exprime 
incontestablement agressivite et defi. 

Pourquoi avoir eu recours a cette marionnette de Cause Premiere ? 
Pourquoi avoir instaure ce dialogue theatral? Par amour de la 
dispute metaphysique, comme nous I'avons suggere plus haut, 
afin de parvenir a une perspective d'ensemble, de se hisser au- 
dessus du monde et de I'humanite, et de voir les choses sous Tangle 
de rfiternite. Apres avoir ainsi theatralise sa situation au sein du 
cosmos et avoir defie celui-ci (car il faut non seulement jouir du 
cosmos, mais aussi se dresser face a lui), il reste au moi a se laisser 
descendre dans le chaos ambigu, insondable, en reconnaissant la 

I. Apologie des Sens (In Defence of Sensuality), pp. 24-25. 



353 



nature chaotique, anarchique et pluraliste de I'univers'^, et a consolider sa 
fagonpropre d' apprehender I'univers, enforant un chemin profond et etroit, 
en rassemblant, concentrant et coordonnant ses divers elements^. Dans sa 
solitude (plus qu'une fagon sensuelle... — une fagon metaphysique 
d'etre^), ne se fiant totalement qu'a lui-meme, le moi va essayer 
de creer son propre monde, son bonheur propre, a partir des 
elements de ce multivers qui I'entoure, et des demarches de sa 
propre conscience. Powys, nouveau Moise, redescend de la Mon- 
tagne dont il rapporte, non les tables d'une Loi quelconque, 
mais la resolution de danser la danse du monde a sa fagon, et de se 
construire une demeure bien a lui, dans les champs du chaos et 
du hasard. 



VIII 

Si, pour reprendre, dans la perspective qui est la notre, les termes 
de Binswanger dans sa Dasein Analyse^, ce que nous avons envisage 
ci-dessus constitue le cosmodrame de Powys, et 1' aspect envisage 
precedemment* son sociodrame, nous allons maintenant aborder 
son psychodrame. Mais avant de voir la maniere dont ce drame (la 
lutte que mene Powys contre ce qu'il appelle ses « insanites », 
obsessions, complexes et lubies) trouve sa resolution dans une sorte 
de cosmo-danse ou de cosmo-poeme, il nous faut examiner les 
deux couches qui recouvrent la conscience nue du moi — formant 
ainsi le « costume du drame » — telles deux couches d'ecorce 
rencontrees avant d'atteindre I'aubier et la seve de I'arbre de vie 
de Powys. Ces deux couches sont la memoir e atavique et V illusion 
vitale. 

En ce qui concerne la memoire de race, Powys parle dn frisson 
de memoire ancestrale que lui fait eprouver la lecture des vieilles 
ballades anonymes, ou celle des Lais des Cavahers ficossais 
d'Aytoun, qui suscite une emotion plus romantique encore, ou 
meme les romans de Walter Scott; de cette sensation, qu'il attribue 
a I'atavisme, il conclut a I'existence d'une memoire de race, qui 
attend les esprits receptifs dans les ouvrages deja cites et d'autres 
encore, et aussi dans des heux geographiques riches de I 'essence de 
la contemplation de generations multiples^, ou meme dans certains 
mouvements de I'atmosphere. Nul, je pense, ne refuseraitd'admet- 
tre I'existence de cette sensation — et moins que tout autre I'auteur 
de cet essai (bien qu'il soit tente de la tenir pour secondaire et 
marginale) : sentir la terre retournee par la charrue sous vos pieds, et sur 
votre visage un ventfroid et humide ; rester assis pres d'unfeu de bois ou de 

1. Cymrique obstine (Obstinate Cymric)^ p. 157. 

2. Apologie des Sens (In Defence of Sensuality) , p. 133. 

3. Introduction a I' analyse existentielle (Editions de Minuit). 

4. Voir p. 347. 

5. Apologie des Sens (In Defence of Sensuality) , p. 172. 



354 



hraises a mediter des pensees sans fin, des souvenirs imprecis de la race 
qui est la votre^. Cette sensation est-elle plus intense chez les etres 
d'origine celte (ou plutot pre-celte) ? Ce qu'il y a de sur, c'est que 
dans sa tentative pour remonter en-dega des structures mentales 
normales afin de retrouver une emotion planetaire primitive, et ce 
qu'il appelle la poesie naturelle et originelle de la vie humaine sur terre^, 
Powys, obeissant a I'indication suggeree par son patronyme^ (qui 
designait une des anciennes provinces du Pays de Galles), s'iden- 
tifie avec la race celte et en particulier avec les premiers habitants 
venus coloniser le sol du Pays de Galles, la nation la plus mysterieuse 
qui ait jamais vecu sur terre hors des frontieres de la Chine^ , persuade que 
ces peuples celtes (ou proto-celtes) possedaient une connaissance 
secrete de la terre, que notre monde moderne aurait perdue. 
Avant de rejeter ces theories en les traitant de radotage infantile 
ou senile (on ne pent nier, en effet, que tout cela baigne dans une 
lumiere un peu factice, et quand Powys se met a parler de son 
sang de Berbere non-Aryen, on a le sentiment qu'il y va un peu fort!), 
sans nous attarder sur les essais celebres de Renan et Matthew 
Arnold, ni sur les remarques, moins connues celles-la, d'Elie Faure 
sur Montaigne — souvenons-nous d' Andre Breton, autre partisan 
farouche du primitivisme malgre tout ce que la ville a laisse de 
traces dans le surreahsme, Andre Breton qui, diagnostiquant chez 
I'homme des societes occidentales « un refoulement honteux de 
son passe, en consequence durable de la loi du plus fort, imposee 
il y a dix-neuf siecles par les legions romaines », tourne ses regards 
en arriere vers la pensee vivace de « I'homme de nos contrees, tel 
qu'il put etre avant que ne s'appesantit sur lui le joug greco- 
latin »* puis tourne ses regards vers I'avenir, vers une resurgence 
de cette conception poetique, dans laquelle il voit la reahsation 
de quelques-unes des tentatives les plus audacieuses de I'intel- 
ligence occidentale moderne (car le surrealisme a fait ses propres 
tentatives, en recourant a ses techniques propres) : « cette poesie 
oil le Je est deja intensement un autre puisqu'il assume toutes les 
exigences, y compris celles de I'inanime »*. 
Gardons ces references presentes a 1' esprit (les noms de Renan, 
Arnold, Faure, Breton, entre autres — car ce n'est pas id le Heu de 
les approfondir), et revenons a Powys et a son attachement (consi- 
dere par lui comme un legs ancestral) a une contree celtique qui, 
n'ayant pas eu autant a subir ce que Breton appelle « le joug 
greco-latin », avait plus de chances de conserver la memoire 
atavique a laquelle Powys — comme D. H. Lawrence ou J. M. 
Synge — etait particuherement receptif, que cette presence soit 
reelle ou imaginaire. 

1. Apologie des Sens (In Defence of Sensuality ) , p. 41. 

2. Malgre... (In Spite of), p. 240. 

3. Cymrique obstine (Obstinate Cymric) , p. 48. 

4. Preface de I'ouvrage de Jean Markale, Les Grands Bardes Gallois (Falaize, 1956). 



355 



IX 

S'il y a chez Powys un desir de I'archaique, desir qui lui fait explo- 
rer les voies qui le ramenent a un logos archaique (qui represente 
pour lui un moment megalithique celte), on trouve aussi chez lui 
un desir de I'archetypal — et si, au cours de ses deambulations 
galloises, il reussit par I'imagination a se voir, depuis I'apparence 
physique jusqu'aux fagons d'etre, comme le poete et druide 
Tahessin, en remontant encore plus loin dans le temps il a le 
sentiment d'etre un avatar du Vieux Philosophe Kouang-tse, le 
legendaire taoiste : En fait, je suis taoiste, dit-il^. 
C'est dans un texte pen connu de cinq pages, paru dans le numero 
de novembre 1923 de la revue The Dial, que Powys trace un por- 
trait de Kouang-tse, qui est inevitablement un auto-portrait (por- 
trait de Powys sinon tel qu'il est, du moins tel qu'il se voudrait) . 
Chez Kouang-tse, qu'il appelle le philosophe qui rit et / 'enfant mys- 
terieux du chaos, Powys trouve une pensee amoureuse de I 'idee de chaos 
et un humour qui frappe par son caractere mordant, au gout amer 
comme le terebinthe. II dit en fait que toute la philosophic de Kouang- 
tse n'est ni plus ni moins qu 'une adoration du chaos, temperee — au- 
dcla de tout Monisme et de tout Pluralisme — par un respect habile 
et ruse pour I'Inexprimable que dissimule peut-etre le chaos; il 
apprecie le caractere de ses remarques desordonnees, faites comme en 
passant, sans lien nifil conducteur, dont on peut extraire un sue meta- 
physique piquant. 

Piquant et chaotique sont ici les mots-cles. Et c'estparce que Kouang- 
tse est plus piquant et chaotique que Lao-tse, le philosophe 
« classique », que Powys prefere la version du taoisme illustree 
par Kouang-tse, disant que c'est la une philosophic plus subtile et 
plus profonde que le taoisme de Lao-tse. C'est incontestablement une 
philosophic plus audacieuse et plus divertissante. Le Tao avait 
tres probablement trouve des interpretes longtemps avantl'epoque 
ou Lao-tse le fit sien — et il est fort possible que les textes que nous 
connaissons sous le nom d' Merits classiques du Taoisme representent 
en fait I'expression philosophique d'un culte beaucoup plus primi- 
tif et mythologique, que I'imagination poetique de Kouang 
s'efforce de retrouver a tatons. 

L' existence d'un taoifsme anterieur au taoisme de Lao-tse — et dont 
Kouang-tse represente peut-etre encore un surgeon vigoureux — 
est attestee par Lao-tse lui-meme, au chapitre 1 5 du Tao Te King : 
« Ceux de nos ancetes qui reussirent a devenir des maitres avaient 
en partage la subtilite, 1' esprit, la profondeur et la penetration. 
Leur profondeur meme est cause qu'on ne peut les comprendre. 
Je m'efforce de les rendre intelligibles. »^ 

I. Autobiographie. 

I. D'aprfes la version anglaise de Carus. 



356 



Lao-tse apparait done comme celui qui a aplani une « voie » 
avant lui beaucoup plus escarpee et chaotique, voie qui « etait 
peut-etre la religion de la race humaine a une epoque incroyable- 
ment lointaine de son histoire», et c'est Kouang-tse qui fait figure 
d' Homme Originel, concentrant veritablement en lui-meme la 
vie dans sa jubilation primitive. C'est dans I'aura de cet Homme 
Originel que Powys s'avance a grands pas a travers le monde. 



X 

Laissons la la recherche de I'archaisme et de I'archetypal pour 
nous tourner vers le psychodrame fondamental de Powys, homme 
de notre temps essayant de retrouver derriere lui le chemin de 
cette vie originelle et, devant lui, de cette vie supra-humaine dont il 
postule I'existence, essayant, si Ton peut dire, de s 'originelliser, et 
de cosmogoniser — plus les mots que nous emploierons seront grotes- 
ques et mieux ils conviendront ici — cette existence que la societe 
occidentale moderne a eu tendance a limiter a son aspect fonc- 
tionnel de relations entre individus. Dans ce contexte, afin de 
tracer les contours du territoire convert par les tentatives psycho- 
logiques de Powys, il est preferable de definir des le depart ses 
positions concernant les theories et les pratiques qui dominent 
actuellement le paysage psychique. 

Powys n'a guere de sympathie pour la psychanalyse. Si parfois 
il va jusqu'a reconnaitre — de mauvais gre — que dans certairis 
cas, elle peut presenter un interet therapeutique, et qu'elle a deli- 
vre des gens qui avaient besoin de I'etre du poids dupeche^, il fourre 
tout le reste dans le meme sac de pseudo-philosophie et de pseudo- 
science^, de systemes ideologiques fondes sur de pures hypotheses, dit-il, la 
pensee de Freud se trouvant quaUfiee de manie pathologique de la 
theorie, de moisissure d 'idees perverse^ et de generalisations abusives*. 
II y a par ailleurs des points — ainsi cette conscience d'appar- 
tenir a une race — sur lesquels Powys peut sembler moins 
eloigne de Jung (par example il est effectivement plus proche du 
concept jungien d'inconscient coUectif, cet heritage phylo- 
genetique, ainsi que de la theorie selon laquelle la libido serait 
une source d'energie indifferenciee, et pas simplement un chau- 
dron ou bouillonneraient les instincts sexuels refoules). Mais 
il ne veut pas voir des missionnaires zurichois venir parcourir 
son continent obscur, apportant avec eux les tares de la pensee 
moderne : manque de penetration, malignite, prejuges, attachement sans 
imagination a la lettre des choses, dogmatisme suffisant, psittacisme 

1. Apologie des Sens (In Defence of Sensuality) , p. 140. 

2. id., p. 238. 

3. Malgre... (In Spite of), p. 311. 

4. Autobiographie. 



357 



pedant^. Son scepticisme radical le met a I'abri de toutes ces 
accusations, et I'energie employee a subsister dans un chaos 
cosmique fait le reste. 

Powys a sa conception personnelle du continent obscur, des puis- 
sances qu'il recele et des possibilites qui s'offrent au moi qui en 
trouve I'acces. Si le moi se tourne normalement vers I'exterieur. 
vers la nature et la societe, il possede aussi un cote obscur, reservoir 
inepuisable d'energie magnetique illimitee^. 

C'est dans cette aire anormale de I'etre que les saints ont place 
la Conscience (liee a Dieu), et les savants I'lnconscient, alors 
qu'clle est par nature un gouffre sombre et vacant^ — unpas nous-mimes 
qui fait partie de nous^ — et c'est la, dans ce non-nous, que se trouve le 
pouvoir createur, qui n'est pas seulement I 'esprit, la psyche, le moi, 
I 'ego, mais aussi la force agissante, I'energie, la volonte, le noyau magne- 
tique de notre personnalite^ . C'est a cette energie, que I 'esprit ordinaire'" 
refuse de reconnaitre, que Powys souhaite avoir recours, sachant 
qu'en agissant de la sorte, il va ouvrir les vannes psychologiques^ et 
mettre en evidence / 'absence d 'unite, le pluralisme reconfortant et la 
liberie anarchique que dissimule le manteau hypocrite de I 'Ordre et de la 
Loi^, le monde des personnes et des prisons. 

Pour Powys, la psychanalyse telle qu'elle est pratiquee d'ordinaire 
reflete / 'esprit ordinaire^, le but vise etant I'integration des individus 
au niveau de leur personnalite sociale (tous ces docteurs de I'dme 
adorent le mot «integre»''), au lieu que I'unite qu'on pent trouver a 
I'interieur du domaine anarchique des pouvoirs createurs (unite 
que I'on decouvre par hasard, et que le recours a diverses pratiques 
plus ou moins rituelles rend moins ephemere) ressemble a I'unite 
plurielle d'une formation d'oiseaux en vol : JVous devrions essayer 
d'acquerir une personnalite desintegree, une personnalite pareille, pourrait- 
on dire, a une troupe d'oiseaux^. 

C'est la un terrain difficile; car une fois les definitions sociales 
abandonnees, le moi se trouve confronte avec le vide, ce qui peut 
provoquer une profonde angoisse, difficilement supportable. Si 
ce peut etre une terre de merveilles, il ne faut pas cependant 
exclure I'eventualite d'un effondrement psycho-somatique total 
(masque, mais pour un temps seulement, par des imprecations 
prophetiques, ou, disons, des orchestrations psychedeliques; . 
Ayant ainsi expose la complexite humaine — cosmique, per- 
sonnelle et psychique — telle que la congoit Powys, nous pouvons 



1. Philosophie de la Solitude (A Philosophy of Solitude), p. 51. 

2. Cymrique obstine (Obstinate Cymric), p. 159. 

3. id., p. 177. 

4. Philosophie de la Solitude (A Philosophy of Solitude) , p. 44. 

5. Apologie des Sens (In Defence of Sensuality), p. 145. En anglais : the worldly bourgeois-spirit. 

6. id., p. 67. 

7. Malgre... (In Spite of), p. 276. 

8. id., p. 277. 



358 



maintenant examiner les efforts qu'il a faits dans ce domaine 
(techniques, pratiques et disciplines diverses) et partant, les 
accompiissements et \es jomssances que Yotv peut y iTouvet. 



XI 



Devant un homme qui se declare par nature fetichiste, magicien 
et ritualiste, les psychanalystes ne peuvent que lever les sourcils 
ou les bras au del, et I'abandonner a son triste sort — c'est-a- 
dire au chaos, a I'animisme, au fetichisme, au polytheisme, au 
pluralisme et a la magie creatrice^. 

S'il prend conge de la societe occidentale moderne (qui met 
1' accent sur le fonctionnel et I'activite pratique), cependant Powys 
veille aussi a prendre ses distances vis-a-vis des fanatiques de 
I'orientalisme, du moins sous son aspect mystique, occultiste^ et 
theosophique. II declare ne ressentir aucune inclination pour la meta- 
physique orientale et le mysticisme hindow", affirmant qu'il reste egoiste 
et sensuel sans le moindre scrupule, et que son entreprise n'a rien 
d'une entreprise spirituelle. Ce qui I'interesse, c'est une zone 
d 'essences psycho-sensuelles^, et son paysage psychique est occidental, 
ou peut-etre plutot nordique, paysage heracHteen plein de duali- 
tes, de contradictions et d' antinomies : A I'heure et a I'endroit oil le 
bonheur domine dans notre vie, regne la lumiere changeante d 'unjour d 'orage\ 
Tenant convaincu du plurahsme, Powys ne se departit pas d'une 
certaine mefiance a I'egard de toutes les philosophies basees sur 
un principe unificateur. L '« Hedone Monochrom » jaillit du confiit 
entre le Temps et I'Intemporel, non de I' obliteration de I'm ou I'autre 
aspect de cette perpetuelle antinomies ; de meme il se defie de toute 
identification avec un principe universel : // semble beaucoup plus 
sage a man esprit nordique de preserver de fagon claire et nette la distance 
qui separe toute chose de toute autre, et de permettre a chaque moi de 
satisfaire son egoisme en se tenant a Vecart de I'universelK Powys est 
favorable a I'interpenetration, mais non a une fusion ou une 
identification totale. II n'y a pas de del : La suggestion d'une dimen- 
sion autre, d'un « del » oil se trouve aholi a jamais tout dualisme turbulent, 
represente simplement un element de I' experience totale, et c'est une erreur 
psychologique de mettre I 'accent sur cette dimension comme etant la Jin 
derniere du debate Ainsi Powys, libre sur le plan metaphysique et 



1. Apologie des Sens (In Defence of Sensuality ) , p. lOl. 

2. id., p. 180. 

3. Philosophie de la Solitude (A Philosophy of Solitude). 

4. Apologie des Sens (In Defence of Sensuality), p. 98. 

5. id., p. 30. 

6. id., p. 98. 



359 



speculatif de I'obsession de I'Unite^, vit, se meut et existe dans un 
monde essentiellement chaotique^, dans un certain rapport abyssal avec 
les puissances elementales'^ qui n'implique aucune foi mystique dans une 
quelconque anima mundi ou Sur-dme derriere Vapparence des choses^. II y 
seulement le moi (le pouvoir createur) et le chaos, et la jouissance 
lorsqu'ils entrent en contact I'un avec I'autre, ce qui prelude a la 
creation d'un cosmos mental. 

Si, ainsi que I'ecrit Powys dans une enumeration pleine d'hu- 
mour^, il y a pour les Catholiques le Ciel, pour les Protestants le 
Jugement Dernier, pour les pantheistes I'Etre Unique, pour les 
Musulmans le Paradis et pour les Bouddhistes le Nirvana, il ne 
dispose pour son propre ego-ichthyosaure que des elements du 
cosmos, et de sa propre volonte-de-puissance (puissance-de- 
bonheur) . 



XII 

Suivant la formule de Novalis, « le bonheur a sa methode », et 
pour Powys la premiere etape de cette methode, c'est la soUtude. 
« Toute sagesse veritable », declara a Rasmussen le chaman 
esquimau Igjugarjuk (Powys evoque son propre temperament de sor- 
cier) « ne pent se decouvrir qu'a I'ecart des hommes, dans la 
grande solitude ». Et Powys lui-meme ecrit, en des termes qui 
font penser aussi a Thoreau et Nietzsche : Ce n'est que dans les 
profondeurs d'une solitude absolue qu'un homme peut se defaire de tous 
les ideaux contestables de sa race, et de toutes les idoles auxquelles s'atta- 
chent les ambitions humaines, et regarder autour de lui avec une froide 
objectivite, en se disant : « Me void, avec mon moi-ichthyosaure et mes remi- 
niscences ataviques qui remontentjusqu'au monde vegetal etjusqu'au monde 
mineral, avec en moi des premonitions prophetiques tournees vers l'avenir»*. 
Powys est, pour reprendre un adjectif nietzscheen, I'Hyper- 
boreen; il parle lui-meme de son cwur boreal^ et de ses humeurs 
hyper boreennes^, poursuivant a I'ecart, dans la grande solitude, son 
travail sur lui-meme en vue d'atteindre a la puissance. 
Mais ce n'est pas une tache aisee que de parvenir a cette soHtude 
cosmogonique, non plus que d'y maintenir son moi : La solitude ... 
est un etat spirituel que seuls peuvent atteindre ceux qui sont, pourrait-on 



1. Autobiographie, p. 59. 

2. Apologie des Sens (In Defence of Sensuality), p. 126. 

3. id., p. 271. 

4. id., pp. 106-107. 

5. Autobiographie, p. 190. 

6. Autobiographie, ji. 294. Cf. Nietzsche : « Nous sommes des Hyperboreens. Nous avons 
une claire conscience de I'eloignement dans lequel nous vivons. Pindare connaissait 
notre existence : Vous ne trouverez ni sur mer ni sur terre la route qui mene au pays des Hyper- 
boreens... Au-dela du Nord, au-dela de I' ocean et des glaces, se trouvent notre vie et notre bonheur. » 



360 



dire, nes de multiples fois et qui ont parcouru de longues routes plane- 
taires^. C'est la en fait le secret essentiel^, car une vie solitaire bien 
reussie est une ceuvre d'art difficile a realiser^. 

II faut en effet pour cela non seulement se depouiller de toute 
definition qui serait accordee par la societe, ainsi que des refe- 
rences qui vous conferent traditionnellement une identite — chose 
deja assez difficile en soi — mais, une fois qu'on existe, a la suite 
d'un acte mental radical, en tant que corps asocial, sans traditions, 
depersonnalise, il faut encore reduire par la pensee ce corps 
meme aux os du squelette, jusqu'au depouillement que lui donne la 
fatalite primordiale de I'inanime^. C'est seulement au terme de cette 
operation mentale, de cette ascese, que Ton pent se mettre reelle- 
ment au travail : plus notre conscience se depersonnalise et se desubjecti- 
vise, plus elle devient ce que Von pourrait appeler conscience pure et sans 
melange, plus complete et plus rapide sera son evolution^, qui la menera 
de jouissances primaires a une existence de plus en plus subtile. 
Que Powys ait decouvert par hasard cet acte mental fondamental 
qui consiste a se penser comme squelette — le supreme tour de 
magie, comme il I'appelle — ou, que, comme cela est plus vrai- 
semblable, il en ait eu connaissance au cours de ses lectures, le fait 
est qu'il s'agit la d'une technique archaique que Ton rencontre 
dans le chamanisme siberien entre autres. « Avant meme d'entre- 
prendre I'acquisition d'un ou plusieurs esprits auxihaires, qui sont 
comme les nouveaux " organes mystiques " de n'importe quel 
chaman, le neophyte esquimau doit subir avec succes une grande 
epreuve initiatique. Cette experience exige un long effort d' ascese 
physique et de contemplation mentale ayant pour but I'obten- 
tion de la capacite de se voir soi -meme comme un squelette »" ; on 
retrouve cette technique dans le yoga tibetain, selon les textes du 
tantrisme traduits par Evans-Wentz dans son ouvrage Le Toga 
Tibetain' : 

... Visualise-toi toi-meme devenu instantanement 

un squelette blanc lumineux et enorme, 

d'oii sortent des fiammes si grandes 

qu'elles remplissent le Vide de I'Univers. 

Ceci constitue le moment radical de la re-naissance, moment ou 
I'energie peut trouver a se renouveler, au-dela de I'opacite du 
monde des objets, et ou la reahte peut etre re-creee par F esprit 
souverain, en relation reelle avec I'energie primordiale et les 



1. Apologie des Sens (In Defence of Sensuality), p. 133. 

2. id., p. 122. 



3. Philosophic de la Solitude (A Philosophy of Solitude), p. 81. 

4. id., p. 203. 

5. Malgre... (In Spite of), p. no. 

6. Mircea Eliade, Le Chamanisme ct les techniques archaiques de I'extase (Paris, Payot, 1968). 

7. Le Toga Tibetain (Paris, Maisonneuve, 1964). 



361 



elements : nous possedons le pouvoir de re-creer I'univers en partant 
des profondeurs de notre etre^. 

Au commencement de cette re-creation, il y a la pure faculte 
psycho-sensuelle de jouir du cosmos, ce chaos d' elements; elle 
seule pent donner a un univers sa densite poetique. 

XIII 

Dans Thalassa", Ferenczi, ce psychanalyste a imagination debri- 
dee, avance I'hypothese que I'etre humain, dans son evolution 
depuis son origine oceanique, souffre d'une frustration genetique 
fondamentale. C'est la une hypothese que Powys pourrait 
reprendre a son compte. Son moi-ichthyosaure cherche a retour- 
ner au niveau de son origine premiere, essayant de retrouver le 
chemin d'une jouissance elementale, d'une extase originelle 
trouvee dans le contact sensuel avec la matiere. 
Le progres a eu pour consequence une perte de densite psychique. 
en raison du desinteret qu'ont entraine les exigences pratiques 
pour cette region de la nature humaine qui n'est ni inconscienU 
ni rationnelle, region de la passiviU animale et de la quiescence vegetative^. 
Ceci explique que Powys fasse I'apologie du sommeil (qui en- 
traine une regression dans cette zone de passivite et de repos), du 
reve et de 1' absorption sensuelle : L'dme se nourrit de rives comrne 
un grand bceuf immortel d'herbe tendre. Elle se nourrit de sensations 
comme une grande hyacinthe mauve se nourrit de rosee, de pluie et d, 
rayons de soleil diffus"^. 

Ici Powys rejoint Bachelard : « La reverie nous apprend que 
I'essence de I'etre c'est le bien-etre, un bien-etre enracine dans 
I'etre archaique »s; et, au-dela de Bachelard, il rejoint Jung, pour 
qui Vanima represente le principe feminin de I'ame et transmei 
cette reverie cosmique qui restaure les relations perdues avec le 
monde elemental. 

Si Bachelard parle de « reverie cosmique », Powys, lui, park 
d'une meditation a demi enracinee dans la matiere^ qui repond a un 
besoin vital, mi-sexuel, mi-spirituel. Ailleurs, il parle de trouv-y 
« I'eternel feminin » dans la Matiere elle-meme\- ailleurs encore. 
du frisson oublie que Von eprouve a etreindre ou se laisser etreindre par la 
matiere mime du cosmos^. 

La contemplation erotique est au coeur de la pensee powysienne 
et si parfois ce besoin trouve a se satisfaire dans la contemplatior. 

1. Autobiographie, p. 326. 

2. Petite Bibliotheque Payot. 

3. Philosophie de la Solitude (A Philosophy of Solitude), p. 40. 

4. Apologie des Sens (In Defence of Sensuality), p. 193. 

5. Gaston Bachelard, La Poetique de la Reverie. 

6. Philosophie de la Solitude (A Philosophy of Solitude), p. 160. 

7. Autobiographie, p. 477. 

8. Malgre... (In Spite of), p. 91. 



362 



avide du corps de representantes anonymes du sexe feminin, si possible a 
leur insu^ (car Powys aime que les femmes qu'il contemple 
reposent dans un etat d'inconscience totale), ce besoin peut aussi, 
de fa^on moins aleatoire, et avec moins de risques que leur per- 
sonnalite ne vienne faire irruption, s'etendre de maniere diffuse 
au paysage reel en vagues d'erotisme cosmique : L'trotique -— 
toutes les sensations erotiques possibles et imaginables — peut s'associer 
a cette humeur contemplative de la maniere la plus belle, la plus durable,^ 
la plus excitante qui soit. En fait, le vrai rythme essentiel et la reciprocite 
secrete de la contemplation ne sont rien d' autre qu'une sublimation de 
I'extase erotique. C'est avec un veritable desir amoureux^ que Von 
contemple I'humus, les sables de la mer, I'herbe des prairies, les roches 
montagneuses , la boue au bord du chemin, la mousse sur un mur, les flaques 
sur la chaussee, les lichens sur un arbre et la fumee bleue des maisons 
dans la campagn^. Bachelard va meme jusqu'a dire que Ton peut 
trouver dans le mouvement des eaux d'une riviere la sensation 
que Ton cherche aupres d'une femme dans I'etreinte sexuelle. 
En quoi il se peut qu'il sous-estime par trop ce qu'il y a de speci- 
hque dans le contact sexuel, mais on peut cependant admettre 
qu'une diffusion des energies erotiques est a la fois possible et 
souhaitable*. 



XIV 

.\ssiege par une civilisation toujours plus bruyante, envahissante, 
epuisante (a cote de nous, dit Powys, Thoreau et Whitman 
a\-aient la tache facile...), et en proie aussi a ses propres demons 
interieurs (il n'a pas en effet une nature /aa/e) , Powys considere 
que pour atteindre a cette tranquillite qui rend possible la contem- 
plation cosmique, et rendre durable cet etat — que les poetes, 
philosophes et peintres Ch' an designaient par les mots mo-k'i, 
le premier designant I'obscurite, le silence et la paix, et le second 
r union sexuelle — , un combat mental est perpetuellement necessaire^. 
C'est ici qu'interviennent des rites specifiques; 1' esprit si expose, 
a I'etat de veille comme dans le sommeil (de meme que Bachelard, 
Powys prefere le reve diurne au reve nocturne, ce dernier etant 
provoque par des facteurs objectifs, tandis que le premier se 
laisse plus facilement controler), I'esprit toujours menace de 
se perdre dans un vague informe ou de se trouver en butte a des 
« idees fixes » steriles, est en mesure, grace a 1' observation de ces 



Autobiographic, p. 278. 

Lust dans le texte (N.d.T.) 

Apologie des Sens (In Defence of Sensuality) , p. 130. 

Cf. Herbert Marcuse, Eros et Civilisation (Editions de Minuit). 

Apologie des Sens (In. Defence of Sensuality) , p. 170. 



363 



rites, de se ressaisir et de se concentrer, retrouvant ainsi le niveau 
de son experience originelle et creant son univers poetique non 
pas a partir de rien, mais a partir de I'origine. 
Ces rites et rituels psycho-physiologiques (c'est-a-dire la repeti- 
tion de divers gestes archetypiques grace auxquels la psyche 
retrouve et preserve son pouvoir) sont nombreux et tres varies. 
I'ensemble constituant une sorte de yoga un pen primitif. Afin de 
le differencier par rapport a d'autres systemes plus elabores, nous 
pourrions le qualifier de « yoga hyperboreen » — (le yoga lui- 
meme en tant que technique a peut-etre eu racine dans des pra- 
tiques plus archaiques, proches du chamanisme) . Powys lui 
donne le nom de magie psychologique^ , le terme magie signifiant ici 
(comme le Sanscrit siddha ou le tibetain diros-grub) un pouvoir 
capable de s'exercer sur I'ensemble des energies psycho-soma- 
tiques et de canaliser ces energies dans une direction donnee. 
Dans ce domaine, les mots-cles sont la concentration et la conti- 
nuite. C'est ainsi que nous voyons Powys parler d'un ensembU 
d'habitudes mentales, physiques et psychiques^, et de postures rituelles^ : 
pour se livrer a ses meditations, il s'allonge dans une certaine posi- 
tion precise'^ ou s' assure — ceci etant exprime en des termes qui 
font songer a I'asana du yoga — que le corps est dans une position 
assise confortable^ ; ou bien il s'impose chaque matin une meditation 
planetaire, couche en position fatale^ dans son lit, position qui est 
une tentative pour retourner a un etat de fiasion. Ces positions 
suppriment I'instabilite nerveuse et permettent a I'esprit de se 
concentrer sur des symboles rituels choisis', ou alors sur des images 
creees par I'esprit (actes qui creent des images'^). Ces rituels et ces 
rites s'accompagnent d' incantations , qui les remplacent totale- 
ment a d'autres moments : incantations qui peuvent etre des 
mantras entierement de I'invention de Powys, murmurees a \^oix 
basse, ou des formules depourvues de signification prononcees a 
haute voix ou lues des yeux (I'absence de sens etant plus religieusi 
que r intelligible^ ; c'est ainsi que Powys lit Joyce), ou encore la 
lecture de livres ecrits dans des langues qu'il ne connait pas bien 
(le grec par exemple, et plus tard le gallois), oii la magie des mot;* 
se suffit a elle-meme, un mot a demi-connu devenant a lui seul 
un symbole, et s'accroissant d'un sens qui deborde sa signification 
litterale. II parle aussi de prieres, qu'il definit comme ce qui se 



1. Ma Philosophic (My Philosophy) (in Obstinate Cymric), p. i8o. 

2. Malgre... (In Spite of) , p. 130. 

3. Apologic des Sens (In Defense of Sensuclity ) , p. 12. 

4. Autobiographic, p. 100. 

5. Malgre... (In Spite of), p. 123. 

6. Ma Philosophie (My Philosophy) (in Obstinate Cymric) . 

7. Autobiographic, p. 100. 

8. id., p. 68. 

9. id., p. 67. 



364 



produit chaque fois qu'un etre vivant se ramasse farouchement en lui- 
meme etfait appel a sa vitalite leplus intime^ ; et il adresse ces « prieres» 
a des idoles, des images, des fetiches, batons et pierres, Soleil, 
Lune et Terra. L'esprit ne s'abandonne pas passivement aux 
impressions qui lui parviennent de I'exterieur ou de I'interieur, 
la volonte exerce sur elles son controle, le flux de conscience peut 
etre dirige^, enrichi et approfondi jusqu'a ce que le flux mouvant 
devienne ml (but iiltime vise par les techniques de concentration 
dans de nombreuses disciplines spirituelles) ; un oeil qui, concen- 
trant en lui I'energie psychique, medite^ (I'un des mots chers a 
Powys...) sur la matiere : celui qui peut controler ses pense'es a trouve 
la clef de voute du cosmos'^. 

Pour s'adonner a ces pratiques, Powys recherche une vie de routine 
primitive dans une toute petite maison", ou il serait debarrasse de 
possessions superflues, et ou lui qui etait jusqu'alors oblige, afin 
de pouvoir survivre au milieu des exigences de la societe, d' avoir 
recours au subterfuge et a la ruse, menant ainsi une sorte de vie 
souterraine, il puisse concentrer son existence jusqu'a un point 
ultime. 

Mais de tous les rites et rituels, le plus primaire et celui auquel 
Powys recourt de fa^on permanente est I'art tout simple de la 
marche. Celui qui possede un baton qu'il appelle « Sacre » (le 
baton comme support de la puissance magique est une constante 
des religions archa'iques) ne pratique evidemment pas la marche 
dans le seul but de se maintenir en bonne sante. De meme que 
chez Thoreau (que le lecteur se reporte a I'essai intitule La 
Marche) — qui, lorsqu'il marche, perd toute notion de situation 
dans I'espace, et done de simple deplacement geographique, et 
finit par se deplacer au cceur de la mythologie, il y a dans les habi- 
tudes ambulatoires de Powys, avec leur aspect ichthyosaurien, une 
connotation sexuelle : dans Facte de la marche, il fait 1' amour 
avec la Terre; et dans leur aspect surhumain, ses habitudes le 
conduisent a la meditation, constituant ainsi ce que certains des 
philosophes Ch' an, repugnant a adopter Vasana ritualiste du 
yoga hindou, appelaient « meditation ambulatoire ». Culte de la 
Terre et meditation cosmique sont done les buts vises dans ses 
vagabondages par ce Protee-pelerin, et I'une des images les plus 
emouvantes que puisse nous proposer un livre moderne, ou notre 
monde contemporain, montre Powys vieil homme, apres I'une 
de ces promenades rituelles dans les coUines galloises (oii il finit 
par acquerir la petite maison d'ermite dont il revait) se frappant 



1. Autobiographie, p. 327. 

2. Cf. Malgre... (In Spite of). 

3. Brood dans le texte. 

4. Philosophie de la Solitude (A Philosophy of Solitude) , p. 82. 

5. Autobiographie. 



365 



le front sur I'une de ces pierres plates , froides et mouillees de pluie, avtc 
des taches de lichen gris vieux de dix mille ans'^. 



XV 



... Depuis le debut des temps, ecrit Powys, depuis les plus anciens 
temoignages de I'histoire humainejusqu'd cejour encore, c'est la poesie, et 
la poesie seule, qui nous a reellement sufji, parce qu'elle repond au besoin 
passionne qu'eprouve V esprit humain de reagir, comme dirait Spinoza, 
« d'une maniere adaptee a notre experience de la vie »^. Dans la poesie. 
Powys voyait relement qui representait le resultat parfait de 
ses multiples unions avec le corps mineral de la terre, et il conce- 
vait la creation du poeme comme le rite ultime. 
Pour lui, ce mot : poesie, trop souvent et mal employe, designait 
un art de simplifier I'univers et de le ramener a des contours precis'^, ces 
contours, dans leur simplicite, contenant neanmoins toute la force 
organique et la presence sensuelle du corps de I'Universel lui- 
meme. La poesie, pour Powys, est une essence de cette experience 
de la terre, faite d'ww petit nombre de choses simples et elementales : 
le soleil, la lune, I'herbe, les arbres, I'eau, la terre^, constituant une 
mythologies. 

Dans le monde qui I'entourait, il ne voyait guere de manifestations 
de cette poesie. Ce qu'il y voyait, c'etait des etudes scolastiques 
filandreuses d'une part, et de I'autre, les gesticulations artistiques 
desesperees defantochesfrenetiques^. ha, poesie des derniers hommes, non 
celle du sur-homme, tout entiere impregnee de transcendance 
immanente. 

Si I'art de la vie consiste a creer un moi original et unique, on peut dire 
qu'ici la reussite de Powys est totale. « Tons les hommes » ecrit 
Remy de Gourmont dans Le Chemin de Velours, « par cela meme que 
leur cerveau fonctionne, se representent un monde; mais peu 
d'hommes se representent un monde original. Considere comme 
une entite, 1' ensemble des cerveaux humains est pareil a un four 
a porcelaine d'oix sortent successivement des millions de pieces 
identiques et banales; une sur un million apparait bizarrement 
craquelee, roussie, fumee, rayee d'etranges dessins imprevus et 
fous, gondolee, creusee, soufflee, deformee, ratee : cette piece de 
porcelaine, c'est la representation du monde congue par les esprits 
superieurs, par les genies ». 



1. Apologie des Sens (In Defence of Sensuality), p. 202. 

2. Malgre... (In Spite of), p. 256. 

3. Apologie des Sens (In Defence of Sensuality), p. 305. 

4. id., p. 309. 

5. Philosophic de la Solitude (A Philosophy of Solitude), p. 52. 



366 



C'est a cette piece de porcelaine taoiste que nous songeons en 
considerant la representation powysienne du monde. Et, en pen- 
sant a la vie de rhomme dont elle symbolise le monde propre, 
nous pouvons dire avec Kouang-tse : 

C'est ainsi que Hiu Teou vecut une vie heureuse 

au Nord de la riviere Ting et que Kong-Po s'ejouit 

sur la montagne Kong-tcheou. 



KENNETH WHITE 

traduit par Michelle Tran Van Khai 



367 



MA PHILOSOPHIE A CE JOUR 

TELLE QUE ME L'INSPIRE MA VIE AU PAYS DE GALLES 



Ce que j'entends par « ma philosophic », c'est I'idee (ou les idees) 
que j'ai sur la reahte essentielle du monde ou nous vivons, et 
c'est aussi I'idee (ou les idees) que j'ai sur le meilleur moyen de 
s'adapter a la vie en ce monde. Et puisque ces deux questions 
ouvrent necessairemicnt un debat sur le hbre-arbitre et le deter- 
minisme, le bien et le mal, le juste et I'injuste, le plaisir et le 
devoir, I'egoisme et I'altruisme, la science et la rehgion, la sym- 
pathie et I'amour, la soUicitude et I'amour, I'amour et la pitie, 
I'amour et I'estime, I'amour et le respect, I'amour et I'admira- 
tion, I'amour et I'affection, I'amour et I'humour, I'amour et la 
sagesse, I'amour et I'intelligence, I'amour et le bon sens, la culture 
et I'education, le gout et le savoir, I'instinct et la raison, imagi- 
nation et la volonte, la sensuahte et la purete, la luxure et la 
chastete, Faction et la contemplation, le hasard et le destin, les 
manoeuvres propitiatoires et la connaissance, la tolerance et le 
fanatisme, la sagacite et I'ingeniosite, I'agnosticisme et le dogma- 
tisme, la foi et la raison, Fhumanisme et le catholicisme, le prag- 
matisme et Tilluminisme, enfin I'Homme et Dieu, il faudra bien 
que je m'en tienne a quelques points particuherement significa- 
tifs, choisis pour eclairer mon propre jugement autant que celui 
d'eventuels proselytes. Dans cet effort pour apprehender la vie 
avec philosophic, j'ai decouvert que le principe essentiel, le 
novum organum, le baton de pelerin, les bottes de sept-lieues, le 
velo de tout un chacun, c'est I'humilite. Apres I'humiHte, je 
placerais I'orgueil, un orgueil qui fonctionne, selon toute appa- 
rence, comme I'humiHte et qui produit en tout cas les memes 
efFets. J'ai decouvert que la sagesse est de me considerer, au plus 
profond de moi-meme, comme un chetif insecte, comme un 
banal ver de terre, a la fois humble et inofFensif. Adopter cette 
attitude, c'est situer ce que j'appelle I 'illusion vitale a son niveau 
le plus bas, c'est etre pret aux coups, aux rebufFades, aux trau- 
matismes, aux injures, aux incomprehensions, aux Froideurs, aux 
dedains, aux inimities, aux antipathies, aux repulsions qui, tot 
ou tard, sont infliges par la vie a la plupart d'entre nous. 



368 



Ce qu'il y a d' extraordinaire dans cette illusion vitale qui consiste 
a s'imaginer petit, chetif, insignifiant, c'est qu'on evite ainsi de 
gaspiller sa vie dans des projets ambitieux, dans I'absurde pour- 
suite d'une carriere, dans de ridicules efforts pour se faire connai- 
tre, pour atteindre a la celebrite, pour devenir ce que les journaux 
appellent un grand homme, c'est-a-dire un etre grotesque dont 
la stupidite n'a d'egale que la suffisance. Depuis bien longtemps, 
je suis arrive a la conclusion qu'il n'existe pas dans la vie de 
finalite universelle et, apres avoir considere ma propre nature, 
celle du monde et celle des gens avec qui je vis ou qui traversent 
regulierement mon existence, j'ai pris une decision, curieusement 
identique a celle que prennent tous mes semblables : j'ai resolu 
de vivre d'abord pour satisfaire mon propre besoin de sensations 
agreables et, sur ce point, je dois ajouter que, contrairement a 
I'attente des cyniques et des pessimistes, je n'ai pas trop mal 
reussi. Dans cette recherche comme d'ailleurs dans toutes les 
autres, j'ai decouvert que I'important, si Ton veut parvenir a 
ses fins, c'est de se raconter des histoires, de fabuler, de s'ima- 
giner, le plus concretement possible, dans telle ou telle situation 
qui repond a nos desirs les plus ardents. Jamais, au cours de ma 
vie, je n'ai pris en defaut cette technique qui permet d'obtenir 
ce qu'on desire en I'imaginant intensement, et qui illustre par- 
faitement la valeur de ce don divin qu'est la satisfaction-des- 
desirs-par-l'illusion. Nos hommes de science ont beau fiilminer 
leurs stupides anathemes, c'est grace a ce don divin que notre 
multivers eternellement malleable est sans cesse cree et recree, 
detruit et refa^onne. Un desir ne se realise pas par la volonte 
mais par I'imagination. II nous suffit d'evoquer, d'imaginer 
intensement notre a\'enir pour lui donner une existence. Ceci 
est vrai pour la planete tout entiere, dont I'avenir, loin d'etre 
predetermine, reste plonge dans I'ombre. Get avenir s'ouvre a 
toutes les possibilites, merveilleuses ou terribles. Mais il demeure 
un abime de neant tant que nous ne I'avons pas comble en y 
projetant nos desirs, que nous soyons insectes, vers de terre, 
plantes, oiseaux, betes sauvages, dieux ou demi-dieux. 
Que dire des deux grands problemes que j'ai poses des I'abord, 
Pelerin de la Vie inspire par les montagnes galloises et tout 
impregne de psychologic galloise, que dire de la nature du monde 
et de I'adaptation de chacun a la vie en ce monde? Eh bien, 
voila. Avant meme que j'aie atteint la trentaine, mon ami de 
Liverpool, Tom Jones, qui compte un barde parmi ses aieux, 
me confia qu'il avait adopte la philosophie du poete Keats et, 
peu a peu, j'ai fait mienne cette conception pragmatique et 
pluraliste des choses a laquelle William James, pousse par une 
sagesse profondement instinctive (c'est-a-dire ni trop rationnelle, 
ni trop logique, ni trop mathematique, ni trop scientifique), a 



369 



fini par rallier son imagination si vive et son intelligence si 
originale. 

A mon avis, la nation galloise est de loin la plus pure parmi les 
nations chretiennes et, de ce fait, I'esprit gallois se formalise moins 
des assauts du paganisme que de I'indifference du siecle. L'ennemi 
n° I n'est pas la chair ni le diable; comme pour les premiers Chre- 
tiens, c'est le monde. Au Pays de Galles, c'est I'imposture coutu- 
niiere a ce monde qui constitue la cible naturelle de I'ecole du 
dimanche, derniere institution veritablement paleo-chretienne 
d'Europe. Or, quand j'adopte le pluralisme de William James, 
je me debarrasse d'un seul coup de tout I'univers fini, totalitaire 
et trinitaire de I'apologetique chretienne. Je me debarrasse meme 
de I'univers dechu et repentant de Berdiaeff, autour duquel tourne 
une pitoyable meute celeste qui ne cesse de gemir et d'aboyer 
vainement pour reveiller nos coeurs endurcis, obstinement opti- 
mistes, gorges de sensations, et jouissant d'un bonheur paien. 
Et quand je regarde ce multivers chaotique, irrationnel, aleatoire, 
heterocHte et pluraHste qui demeure, ne I'oublions pas, tout 
aussi terrestre, aussi elemental, aussi merveilleux, aussi 
insondable, aussi plein de « sons et d'airs melodieux »i, de 
murmures et de mysteres qu'il I'etait avant que la Sainte Triade 
n'ait absorbe ces merveilles et emprisonne la magie de 1' exis- 
tence dans un Cercle rationnel, ineluctable, sanctifie, « dont 
le centre est partout, la circonference nuUe part, et que nous 
appelons Dieu », quand je regarde, disais-je, ce multivers tel 
qu'il est reellement, avec ses mysteres, ses oasis aimables et 
ses lies fortunees qui existent tout autant que les desastres 
et les fiascos de la creation (ceux-la « aussi innombrables que 
les grains de sable sur la plage », comme le dit, dans une 
version a usage scolaire, I'Honnete Citoyen au debut des Achar- 
niens d'Aristoplane) j'avoue que, cultivant I'illusion vitale, a la 
fois humble et orgueilleuse, d'etre un insecte et un ver de terre 
et cependant un magicien de nature quasi divine place au sommet 
de la vague de la creation par la force du desir et de I'imagina- 
tion, je prefere suivre de mon mieux le bon sens magnanime et 
indulgent de maitres aussi profanes, aussi secuhers qu'Homere, 
Aristophane et Rabelais plutot que de m'employer a decouvrir 
le secret de Jesus, a trouver la voie de I'initiation spirituelle ou a 
percer le mystere de la communion des saints. 
II me semble que, pour moi, le moment est venu de purger mon 
esprit de toute hypocrisie ; et je crois qu'aujourd'hui c'est notre 
conception de I'amour et notre discours sur I'amour qui consti- 
tuent la pire des hypocrisies. Get amour (surtout pas de majus- 
cule!) est une des formes les plus minables qu'ait prises notre 
christianisme decadent. Je ne propose pas de mettre tout le 

I. La TempHe, III, 2, 145. 



370 



christianisme au rebut, mais cet « amour » christianise est telle- 
ment gorge de sexualite, d'une sexualite sublimee, anti-seminale, 
secretant une sentimentalite purulente, qu'il rend possible, dans 
son intensite morbide, une association centre nature, incestueuse, 
entre les figlises et la sexualite. Saint Paul, qui etait un fin psycho- 
logue et aussi le plus honnete et le plus profond de tous les apo- 
logistes Chretiens, de tous les auteurs du Nouveau Testament et 
peut-etre de la Bible tout entiere, etait bien pres de redecouvrir 
une vertu paienne, divinement naturelle, plus ancienne que le 
Tao, lorsqu'il decrivait aux Corinthiens « amoureux » la qualite 
et la force de Vagape. Et, instinctivement, les vieux theolo- 
giens avaient trouve la bonne traduction pour agape : non pas 
« amour », mais « charite ». Naturellement, amoureux qu'ils 
sont de I'amour, les chretiens de I'epoque moderne jugent que 
la charite est une vertu bien froide — tout comme la justice, la 
misericorde, la bienveillance, la compassion, la tolerance et 
I'humour. On en revient done a I'amour assaisonne de senti- 
mentalite et de sexualite, et il s'agit bien sur de I'amour de 
Jesus, de I'figlise, des Saints ou de I'Humanite. Comme si une 
creature vivante, abandonnee de Dieu, pouvait aimer pareille 
abstraction! « S'il n'aime pas le frere qu'il a de ses yeux vu, 
comment pourrait-il... » Mais, anonyme « John de Dyfi-dwy »^ 
entre dans la vieillesse, j'ai decide de me debarrasser I'esprit 
de ces fariboles sur I'amour. Desormais je me contenterai de 
traiter mes voisins avec le plus d'egards possibles, et d'etre, 
dans la mesure de mes moyens, juste et misericordieux envers 
les mechants, patient et indulgent envers les bien-pensants. Ma 
philosophic presente — car n'importe quel pauvre bougre a 
parfaitement le droit d'utiliser ce terme venerable et d'appeler 
philosophie ses petits accommodements avec I'existence — me 
permet, fort heureusement, de laisser libre cours a I'instinct 
irresistible qui me pousse a prier. Je n'ai nul besoin d'invoquer 
dans mes prieres I'inconnue metaphysique des neo-thomistes. 
Je peux toujours adresser ma priere, si je prefere, au dieu de 
Jacob. Ou bien elle peut etre d'une portee plus generale, sans 
destinataire particulier. Je suis un insecte perdu dans un multi- 
vers plein de prodiges, mais j'ai « de la religion » : je suis ce 
qu'on appelle « une mante religieuse ». Mais en laissant de cote 
la question de savoir qui peut bien « exaucer » mes prieres, je 
peux defendre cette habitude qui me procure de grandes satis- 
factions en arguant que, fort vraisemblablement, si elles atteignent 
un degre suffisant d'intensite, les ondes psychiques de nature a la 
fois vitale, magnetique et telepathique, emises en direction de la 
personne ou de I'animal dont le bien-etre m'est cher, que cet 

I . La Dyfrdwy (« riviere sacree y>) : la Dee, qui traverse tout le Nord du Pays de Galles 
et passe a proximite de Corwen. 



371 



etre humain ou cet animal soit pres ou loin, mort ou vivant, 
ont un effet magique. Ces demons de vivisequeurs, apres avoir 
tourne en derision la magic de I'homme primitif et aneanti d'un 
ricanement nos superstitions, voudraient a present nous sou- 
mettre a leur magie noire ! Mais s'ils pensent nous imposer leurs 
sacrifices au dieu Baal, moi je pourrai toujours prier pour que 
des forces plus puissantes, retournant centre eux leurs machina- 
tions, les empechent d'asservir le monde. Comme je voudrais 
qu'au cours des experiences abominables qu'ils effectuent dans 
leurs innombrables Laboratoires de Recherche, ils voient mourir 
leurs victimes d'une mort subite, paisible et heureuse, qui laisse 
la curiosite des tortionnaires totalement insatisfaite ! Mais je dois 
resister a cette penible propension qui me pousse a m'opposer 
par telepathic aux agissements du nouveau Saint Office de la 
Nouvelle Croyance, et a emettre des ondes magnetiques pour 
defendre des victimes a I'egard desquelles, comme dirait Saint 
Paul, nous manifestons quelque « indigence d'esprit ». 
J'en arrive a une nouvelle directive que je trouve parmi les « plis 
cachetes » que la Nature a laisses au Vieux Marin^ : il m'est 
prescrit de prendre plaisir aux choses, aux gens, aux situations, 
aux paysages, aux objets, aux etats du corps que la providence, 
le hasard, le destin, I'imbecilite des autres ou ma propre stupidite 
me proposent ou m'imposent. Je croyais autrefois qu'on pouvait 
saisir le bonheur au vol par un acte de la volonte, ou bien le 
gagner avec de la ruse et de la sagacite. J'ai change d'avis. J'en 
suis venu a considerer le bonheur comme quelque chose qui va 
et qui vient comme le vent, au gre de ses propres impulsions 
arbitraires et imprevisibles. Mais le plaisir, c'est autre chose. 
Le bonheur, c'est la passivite; dans le plaisir, on est actif. J'ai 
fini par decouvrir qu'il y a du plaisir a prendre dans I'effort, dans 
la lutte obstinee ou se depense cette part de I'ame qui constitue 
ce que j'appellerai « les muscles du plaisir ». J'ai decouvert que 
presque toujours, la sensation agreable qui resulte de cet eflfort 
se double immediatement d'une prise de conscience encore plus 
desirable : on prend un reel plaisir a la situation physique et 
psychologique dans laquelle le hasard ou le destin nous a places, 
de fa^on ephemere ou durable. Me forgant ainsi a prendre du 
plaisir, j'ai decouvert que la foi etait necessaire, la foi dans ma 
capacite a gouter cette lutte obstinee avec le destin. Mais quelle 
que soit I'importance que j'accorde a cette experience du plaisir, 
ou meme a la lutte que je livre pour gouter ce que le hasard, 
ou le destin, precipite sur moi, ou ce a quoi subtilement il me 
pousse, ou encore ce qu'il m'incite a batir autour de moi, une 
philosophic de la vie trouvera toujours en chemin des ecueils, 
des obstacles difficiles a surmonter, et chez un etre aussi voue 

I. Cf. The Ancient Mariner de Coleridge. 



372 



que je le suis a 1' introspection et a la conscience de soi, les pires 
inhibitions afflueront toujours, attirees par la reussite meme de 
tel ou tel effort, comme les mouches par la charogne. II suffit 
que j'aie conscience d'eprouver un plaisir veritable pour que 
soudain quelque diablotin surgisse de sa boite dans un jaillis- 
sement de flammes bleues. Le simple fait d'avoir regu le don 
miraculeux de la vie semble suffire a faire sortir de quelque 
Golgotha planetaire les larves et les lemures, les loups-garous et 
les vampires, dont la necrophilie insane flaire la mort cachee 
dans nos extravagances les plus vitales. Nombreux sont, j'ima- 
gine, les vieux renards comme moi qui, decides a consacrer 
leur vie a la quete de la sensation plutot qu'a celle de la renom- 
mee ou de la reussite, plutot qu'a I'art, a la religion, a la science 
ou a r amour de I'humanite, ou meme au bien-etre de leur pro- 
geniture, s'apergoivent souvent que ces sensations deux fois benies 
sont hantees. A peine se sentent-ils heureux que leur plaisir est 
gate, souille par la have puante de quelque gnome immonde! 
Helas! lis sont assaillis par des furies a la fois physiques et 
psychiques, ce qui montre bien dans quel asile de fous pent aller 
se loger une conscience aussi sagace, aussi sainement optimiste 
que la mienne. D'ou viennent ces monstres? De quel Erebe 
interieur innommable, peuple d'avortons monstrueux sur- 
gissent-ils pour nous faire danser la gigue du degout? De I'm- 
conscient? Je me refuse a le croire. Et qu'a present la Dee sacree, 
que les cretes perilleuses et les etangs aventureux de Cader IdrisS 
que le sommet mysterieux d'Eryri^ ou est peut-etre enseveli I'an- 
cetre des dieux et des hommes, I'artificieux Cronos, m'accordent 
le courage de dire haut ce que, depuis pen, la Nature rn'affirme 
avec force : ce maudit Inconscient n'existe pas. L'oubU est a la 
portee de tons, et les plus heureux d'entre nous sont ceux chez 
qui les roues de la memoire tournent le plus vite. Je refuse a 
croire a I'existence de cet horrible Styx que nous sommes censes 
transporter avec nous, fardeau plus pesant que celui de Chretien 
dans le Voyage du Pelerin, Heu ou grouillent, se demenent,^s'accou- 
plent, gemissent, sifflent et mordent des avortons issus d'ignobles 
copulations. D'ailleurs aucun homme sain d'esprit ne I'a jamais 
vu. C'est I'Enfer des predicateurs d'autrefois. Nous sommes de 
miserables vers de terre et des insectes debiles, mais aussi des 
etres dotes, comme les dieux, du pouvoir magique de creer, et 
lorsque nous sommes tourmentes, comme c'est souvent le cas, 
par les delires, les terreurs, les fantasmes et les illusions, la meil- 
leure politique est alors, je I'ai decouvert au cours de ces douze 
dernieres annees, de devenir chacun notre propre psychiatre, 

1. Cader Idris (« la chaise d'Idris ») ; massif montagneux du Merionethshire. Idris 
est un h6ros de la litterature bardique. 

2. Eryri : nom gallois du massif du Snowdon. 



373 



pour conjurer ces horreurs en fonction de notre experience 
individuelle. Tout ce que je peux dire, c'est que toute ma vie 
j'ai connu ces egarements. II faut, je crois, que nous soyons 
sans cesse un peu fous, sans nous laisser abuser par nos propres 
manoeuvres : c'est la meilleure garantie contre la camisole de 
force. Nous faisons ainsi d'une pierre deux coups : en laissant 
libre cours a nos innocentes deviations par rapport a la norme, 
nous nous dirigeons d'un pas ferme, delibere, vers cet Inconscient- 
mirage. Nous I'assiegeons, nous finissons par occuper la place, et 
resolument, comma le sage Pwyll Pen Annwn^, nous transfor- 
mons en un jeu theatral le plus grand des perils. Alors, encercles 
par les demons qui, pour chacun d'entre nous, se trouvent 
representer le Cauchemar, nous avons le choix entre deux tac- 
tiques. La premiere est d'obeir au sublime Logos qui nous invite 
a « plonger dans I'element destructeur », en d'autres termes a 
nous precipiter sur I'objet, a le saisir, a I'etreindre d'une maniere 
encore plus violente, encore plus eperdue, encore plus scanda- 
leuse que le miserable cacodaimon ne le croyait possible. Ainsi nous 
surprenons le Monstre, nous I'empoignons malgre notre degout, 
nous conjurons notre inertie malefique et meme, pareils a Ajax 
frappant Hector d'une pierre, nous I'envoyons « rouler comme 
une toupie ». Quels raffinements 1' esprit n'invente-t-il pas quand 
il veut s'infliger ce genre d'angoisses! Beaucoup d'entre nous 
en ont fait la cruelle experience. Nous savons comme Glendower 
« appeler les esprits des vastes abimes » sans avoir besoin d'ecouter 
a la porte d'un inconscient imaginaire. Je n'ai plus de dents, 
mais les choses qui me faisaient jadis grincer des dents et me 
mettaient les nerfs en pelote, m'obsedent toujours. Les sorcieres 
ne sont jamais loin. Pourtant, quand elles voient mes gencives 
degarnies, elles filent! L'astuce supreme est de donner a I'ima- 
gination autre chose a faire que de jouer avec les ombres que 
projettent les gnomes issus de notre esprit. La solution, c'est de 
harceler sans treve les demons, de les reduire en poussiere — et 
ainsi, d'aneantir leurs ombres. Mais je connais une autre methode, 
celle-la diametralement opposee a la premiere. II ne s'agit plus 
d'attaquer de front, mais au contraire de decamper, de fuir, 
tout simplement. Toute ma vie, je n'ai cesse de fuir, et surtout, 
je me suis fui moi-meme. Ma philosophic autotherapeutique doit 
affronter ici une nevrose pour laquelle, dans cette psychanalyse 
a usage personnel, j'ai du trouver une nouvelle appellation. Je 
I'ai nommee « antinarcissisme », puisqu'elle est a I'oppose du 
narcissisme. 

Ma personnalite, pourtant simple et transparente, n'est qu'un 
element parmi tons les objets, toutes les situations, toutes les 

I . Pwyll, prince de Dyfed, heros du premier recit du Mabinogion. II se d^barrasse de 
son rival Gwawl en le faisant entrer dans un sac. 



374 



scenes de I'existence que je ne peux aneantir en les etouffant, en 
les devorant, en les digerant : je sais cela d'experience. Et pour 
hater ma fuite, je m'insere dans leflux cosmique, c'est-a-dire dans 
■.a dissolution, I'ecoulement de toutes choses, organiques ou 
inorganiques, chimiques ou morphologiques, planetaires ou 
dlementales, dans le flux perpetuel des grands courants, a la fois 
centrifuges et centripetes, qui parcourent notre com du multivers. 
C"est le hasard ou I'occasion qui font que j'absorbe en moi-meme 
1 element destructeur, ou que je le fuie en m'integrant au flux 
multiversel du Tout. Et certains jours, d'aiUeurs, je pratique les 
deux methodes. 

Mais comme tons les animistes et tons les ritualistes naturels, 
comme tons les magiciens et tons les fetichistes instinctifs, je 
irouve, faible comme je suis, beaucoup de force et de reconfort 
aupres des devins de I'Antiquite. Quand mon esprit bat des ailes 
comme un moustique ou se tortille comme un vermisseau, je 
puise un nouvel elan dans les paroles d'Heraclite : PavToc pst xal 
ovSev y.ivei, tout coule, rien ne demeure. Ma philosophie, telle qu'elle 
est maintenant constituee, apres avoir butine comme une abeiUe 
et s'etre tortillee comme un ver sur les pentes et sous le terreau 
des Berwyns pour atteindre sa presente intimite avec la Nature 
et la Realite, est done bien arretee — a ceci pres qu'il faut bien 
accepter, a la fin du compte, cet agnosticisme qui est aii prmcipe 
et au terme de toute pensee humaine lorsque celle-ci s'mterroge 
sur I'existence probable de plusieurs forces creatrices que, dans 
notre dimension presente, nous pouvons appeler dieux ou deesses, 
et sur I'existence improbable d'un quelconque Absolu, seul et 
unique, que ses emanations soient Trinite ou Quinconce. EUe 
n'est pas moins bien arretee dans sa conclusion revolutionnaire : 
je dois me contraindre a prendre plaisir aux choses et si possible 
aux gens que le hasard ou le destin a places avec moi sur ce 
recif de corail en temoignant d'une indifference aussi absolue 
pour leur bien-etre que pour le mien. « Parfait! », me repon- 
drez-vous, « mais le probleme des problemes, celui de I'au-dela, 
qu'en faites-vous? » Certes, on estime d' ordinaire que la question 
est d'importance; et, en un sens, je suppose qu'elle Test Mais 
pour un etre tel que moi, dont la vision du monde est aussi simple 
que celle d'un boeuf, ou, si vous voulez, d'un ane, ou encore, 
comme je I'ai dit plus haut, d'un ver de terre; pour un etre qui 
ignore I'ultime secret, meme dans une dimension unique, du 
multivers chaotique oti nous vivons; et enfin pour un etre qui 
s'abandonne, comme moi, totalement aux sensations,^ qu'elles 
soient de nature physique ou psychique, il est difficile d'imagmer 
cet « autre monde », ce « monde a venir », tout consacre qu'il soit 
par I'attente generale et le desir individuel. II n'est pas impossible 
qu'un autre monde nous attende. Ce n'est pas une idee absurde. 



375 



Mais il est egalement vrai que I'idee d'aneantissement et d'extinc- 
tion nous traverse frequemment I'esprit et qu'elle s'appuie sur 
un instinct ancestral, elle aussi. En realite, les deux possibilites 
existent : certains etres ont peut-etre trouve le moyen de pro- 
jeter dans une autre dimension quelque essence residuelle d'eux- 
memes, tandis que d'autres preferent en finir une bonne fois 
pour toutes le jour de leur mort. Je ne me risquerai pas a contre- 
dire mon ami le poete Anderson^, qui oppose a mon illogisme la 
necessite rationnelle d'une unicite de I'univers fondee sur I'uni- 
cite de Dieu, et qui juge que ces verites decoulent inevitablement 
de I'unicite de la nature et de I'unicite de la pensee meme. Dans 
cette perspective, il est parfaitement naturel que tous les grands 
mystiques placent Fame individuelle en contact si intime avec 
Dieu, ou si Ton veut avec I'ame de I'univers, qu'on pent raison- 
nablement la considerer comme partie integrante de I'ame 
unique de cet univers unique. Tout cela, certes formule en termes 
plus logiques et plus mathematiques que je ne peux le faire, n'est 
que la vieille reponse des metaphysiciens a ce qui n'est, somme 
toute, qu'une autre metaphysique : car c'est ainsi que, dans mon 
empirisme pragmatique et modeste, m'apparait tout materialisme 
deterministe. Je suis fier, en effet, d'etre un de ces empiristes qu'on 
traite de charlatans, ou meme de clowns, parce qu'ils s'entetent 
a ne rien refuser du contact immediat avec la vie, tant sur le 
plan psychique que sur le plan physique, tout choquant, tout 
ahurissant, tout apaisant, tout traumatisant, tout exaltant, tout 
terrifiant que soit ce contact, et qui, jouant d'emblee le « mul- 
tiple » contre « I'un », en font les premisses de leur « philosophic » 
elaboree de brie et de broc, au jour le jour. Dans ce multivers 
qui est le mien et qui n'a ni finalite ni unite, je peux, pour me 
batir une philosophic de I'existence, utiliser n'importe quelle 
gifle cuisante regue de la vie, n'importe quelle illumination 
exquise trouvee dans la nature ou dans un livre, au memx titre 
qu'une axiomatique. Mon systeme de recettes mentales ou de 
gestes mentaux constitue done (non sans I'inevitable difference 
que comportent toutes les Renaissances de ce type) un retour 
au chaotisme, a I'animisme, au fetichisme, au polytheisme, au 
pluralisme, et meme a quelque chose qui ressemble etrangement 
a la magie des ages heureux qui precederent notre epoque ou. 
en matiere de religion comme en matiere de science, nous voyons 
des partis et des dictateurs s'arroger le pouvoir totalitaire de 
detenir toute la verite et le pouvoir infaillible de la prononcer. 
Mais si Ton considere le comportement desastreux de I'extreme- 
gauche comme de I'extreme-droite aujourd'hui, on constate que 
I'ideal de la fourmiliere ou de la ruche semble gagner la chose 
politique apres avoir conquis la science et la religion. II n'y a 

I. J. Redwood- Anderson, a qui Powys d6diera Homere et I' Ether. 



376 



rien la qui puisse plaire a un etre libre, ver ou moustique, tel 
que moi. C'est pourquoi, la religion ayant manifestement cor- 
rompu la science et la politique (sans d'ailleurs s'epurer pour 
autant), je decide de retirer a la science, a la religion, a I'uni- 
\ersalite, a la divinite, a I'orthodoxie et a la saintete tout le 
respect que je leur accordais, et de transferer completement ce 
respect sur les formes immediates de la vie qui m'entoure. A 
la suite de quoi, et bien que je n'aie rien d'un comedien-ne, j'ai 
decide d'opposer I'humour et les blasphemes, ou du moins un 
accueil tres profane, a tons les nouveaux totems de la science, 
de la religion et de la politique. Et j'ai decide de suivre I'exemple 
de Rabelais et de Walt Whitman, ces ennemis de toutes les 
orthodoxies, et de venerer avec toute I'humilite et tout le respect 
dont je suis capable toutes les manifestations du naturel et de 
I'organique. II faut, en effet, que la philosophic rejoigne le bon 
sens, le sens commun, le sens le plus simple, le plus ordinaire, le 
plus humain, le plus naturel. C'est une evidence ineluctable. En 
verite, si le mariage du bon sens et de la philosophic n'est pas 
rapidement arrange et consomme, I'avenir de notre monde nous 
reservera des surprises. Cependant, puisqu'on considere aujour- 
d'hui revolution comme un simple changement, et peut-etre 
comme une degradation (bien que ceci depende evidemment du 
point de vue de qui on se place) il y a de soHdes raisons, et cer- 
taines si epouvantables que nul ne pent rester indifferent, pour 
que les moins aguerris d'entre nous se mettent a elaborer une 
maniere de philosophic personnelle. Or j'ai decouvert recem- 
ment que Ton pouvait jouer de fagon merveilleuse avec la psycho- 
logic de I'habitude. Et si la pratique repetee de ces gestes men- 
taux tend a glisser vers une zone d'experience plus proche de la 
magic prehistorique que de la rehgion et de la science, eh bien 
tant pis! Meme si les gens ne prennent guere au serieux leur 
« philosophic », tout jeu innocent, tout manege theatral auquel 
ils se livrent tire a consequence : la philosophic est la fine 
fleur de notre instinct ludique. Si le revolutionnaire transfert de 
respect que j'essaie de promouvoir du mieux que je peux, au 
moins pour les cxcentriques de mon espece, devait susciter des 
conversions, la vie, j'en suis sur, serait plus facile et plus agreable. 
Je dois cependant preciser ce que j'entends par ce respect que j'ai 
resolu d'arracher aux choses « divines », « spirituelles », ou 
« sacrees », a la « sainte sexuahte » ct a la « beaute solennclle 
de I'amour » pour I'etendre a ma famille, a mes voisins, aux 
chiens et aux chats, aux macaques de I'officc le plus proche de 
la Sainte Inquisition, aux etres vegetaux, mineraux, et aux ele- 
ments qui les entourent. Car avant d'offrir ce respect reveren- 
cieux et terrifie a ces etres ordinaires, il est un point sur lequel 
j'entends dissiper toute confusion : je veux liberer cette emotion 



377 



de la papelardise, de la solennite, du silence religieux, de la 
superiorite pontificale, de I'affectation liturgique, du snobisme 
sinistre qui i'accompagnent, sans oublier que la familiarite avec 
certains etres « engendre le mepris » et que 1' humour, le blas- 
pheme et I'impiete qui, dans certaines circonstances, vont aussi 
profond que 1' existence meme et ont une valeur esthetique indi- 
cible peuvent aussi, manies par certains, nous ecoeurer par leur 
mediocrite, leur insipidite, leur sottise. Comme tout ce^ qui se 
passe dans cette dimension, cela depend. Mais j'ai au moins une 
certitude : il faut que Thomme se tourne sans cesse vers le passe 
pour reparcourir les immenses etendues temporelles qui le 
separent de son ancetre, I'homme des cavernes. Certes, je peux 
me raconter toutes sortes d'histoires sur I'avenir du monde et 
sur mon avenir individuel, mais je ne dois pas pour autant oubher 
que I'aptitude que je possede, que chacun d'entre nous possede, 
a elaborer I'avenir, le precieux avenir (qui s'elabore non pas 
par I'effet de la volonte mais grace aux histoires que nous nous 
racontons), provient en partie du passe de la race, et en partie 
de notre passe individuel. 

Je ne saurais trop me repeter que I'objet de notre introspection 
ne doit pas etre un Inconscient imaginaire mais les souvenirs 
parfaitement conscients (pourvu qu'on se donne la peine de les 
retrouver) que nous ont legues les hommes et les femmes des 
ages neohthique et paleolithique. La ruse la plus ingenieuse de 
ces demons subtils que sont les apologistes chretiens a ete de nier 
qu'il y ait jamais eu de progres sur cette planete dechue. II y a 
eu deux sortes de progres : le progres scientifique, qui nous rem- 
pht aujourd'hui d'un orgueil si tragique, et le progres realise au 
niveau des nerfs, de I'imagination, de la sympathie, qui nous 
inspire une fierte si comique, si hypocrite ! Oui, la sympathie que 
se vouent les etres humains a fait des progres. Oh, rien de bien 
spectaculaire, mais, apres tout, revolution est un processus lent. 
Et je prie afin de ne jamais oublier que dans ces deux sillons 
paralleles ou le progres avance avec une lenteur infinie, il existe, 
quel que soit le point ou Ton s'arrete, une bonne et une mauvaise 
science, une bonne et une mauvaise religion, une magie blanche 
et une magie noire. En surface, les distinctions entre ce qui est 
bien et ce qui est mal changent constamment, mais sur les 
questions fondamentales, quand le choix depend du bon sens 
naturel et de la simple bonte paienne inherents a la nature 
humaine, il est impossible de ne pas distinguer la bonne conduite 
de la mauvaise. Tout au long de I'histoire intermittente de la vie 
humaine sur cette terre, depuis les luttes tribales de I'homme des 
cavernes et de I'homme des tertres jusqu'a nos scientifiques 
guerres mondiales, les hommes ont toujours su etablir la distinc- 
tion entre la « bonne » et la « mauvaise » fa§on de mener leur 



378 



\ie. lis distinguent entre la bonne et la mauvaise guerre, la 
bonne et la mauvaise paix, entre le bon et le mauvais gouver- 
nement, entre la bonne et la mauvaise religion, la bonne et la 
mauvaise vie de famille. Et Forigine de la difference n'est ni la 
Parole surnaturelle de Dieu emanant du coeur de I'individu, ni 
Tautorite d'institutions telles que I'Eglise et I'Etat. Elle procede 
de la bienveillance instinctive de I'homme, qui existe a I'etat rudi- 
mentaire chez les animaux ou les oiseaux, et qui nous vient de la 
nature elle-meme, ou plus precisement, comme les siecles nous 
le revelent pen a peu, d'un principe qui dans la nature lutte 
centre un principe adverse. L'experience de ces douze dernieres 
annees m'a enseigne que, lorsque (ce n'est pas rare!) mon esprit 
devient un champ de bataille ou s'affrontent ces deux antago- 
nistes, la politique la plus sage consiste a suivre d'abord mes 
propres desirs legitimes et naturels, et ensuite les desirs naturels 
des autres etres vivants, hommes, femmes, enfants, animaux, s'ils 
se tournent vers moi en quete d'assistance, de reconfort, de 
sympathie. J'ai aussi decouvert que la sagesse consiste a se debar- 
rasser de I'hypocrisie, a trancher net ce lierre qui etouffe I'arbre 
de vie, en accomplissant chaque jour de fa^on consciente et 
deliberee (au diable I'Inconscient!) une action ou une serie 
d" actions que nous savons par instinct proceder du « principe 
du mal » et contre lesquelles le « principe du bien », en chacun 
de nous, ne cesse de lutter. Nul mortal ne pent passer sa vie a 
combattre le mal et a defendre le bien. II serait meme dangereux 
d'essayer! Par un de ces etranges paradoxes, une de ces etranges 
inconsequences qui sont I'essence meme de la vie, essayer serait 
faire preuve de perversite. Je dirais volontiers que nous faisons 
le jeu du mal lorsque nous nous efforgons de depasser notre 
condition d'homme et de femme, lorsqu'a longueur de journee 
nous tendons toutes les fibres morales de notre etre au lieu de 
nous accorder resolument, en toute bonne conscience, le delas- 
sement, le repos, la paix, le contentement, le bien-etre, I'inde- 
pendance que procure I'absence de honte et de scrupule lorsqu'on 
commet une mauvaise action avant de dire ses prieres et 
d'eteindre la lumiere. J'ai enfin reconnu que le principe fonda- 
mental, la verite la plus profonde que j'aie jamais atteinte au 
fond de cet ocean tourmente et insondable qu'est 1' existence, 
c'est que nous devons nous laisser vivre tout en nous forgant a 
prendre du plaisir a des situations qui peuvent fort bien etre 
penibles — si penibles qu'un beau jour, voila notre belle philo- 
sophic par terre, pantelante, aussi vaine qu'une poupee eventree. 
Si laisser vivre, pour moi, cela signifie simplement garder son sang- 
froid meme si le ciel vous tombe sur la tete, eviter comme la 
peste ces acces de desespoir et de colere, ces eclats de fiireur mor- 
bide que designent des expressions telles que « envoyer tout 



379 



fai- 



promener », « piquer une crise », « voir rouge » ou « sortir de ses 
gonds ». Perdre ainsi son calme philosophique, c'est se flanquer 
a soi-meme un coup de poing en pleine figure, et le seul resultat. 
c'est que les feuilles bruissent plus tristement, la pluie tombe plus 
melancoliquement, le vent hurle plus diaboliquement, le rideau 
claque plus desesperement, et les Parques, les destinees, les hasards 
et les ironies se font du coude, nous montrent du doigt et eclatent 
de rire. 

Je ne cesse de me repeter qu'un etre tel que moi, avec ses 
blesses, ses lachetes, ses susceptibilites, avec ses mille et une 
manies, phobies, nausees, angoisses, terreurs, s'il veut avoir une 
« philosophic », doit pouvoir ou bien, a certains moments cru- 
ciaux, rentrer en lui-meme, ou bien sortir de lui-meme comme 
s'il etait une volute de fumee, et meme peut-etre se projeter — 
procede bien connu des primitifs — dans un objet jusque la 
inanime, mais qui n'est plus inanime puisque votre anima, voire 
ame ainsi exteriorisee, en a pris possession. En tout etat de cause. 
le but recherche est atteint : n'oublions pas que I'imagination 
est infiniment plus capable que la volonte de reussir ces tours 
de passe-passe. Avant tout, I'esprit doit se detacher de la situation 
oti il se trouve, se contempler dans cette situation avec un deta- 
chement amuse qui resiste a tons les inconforts, sauf evidemment 
aux douleurs insupportables, et refuse de ceder la^ place aux 
eclats de fureur tout comme aux sentiments de dignite offensee 
dont se gaussent si fort les quatre elements, la terre,^ Fair, I'eau 
et le feu. Bien sur, me direz-vous non sans raison, j'ai bien de la 
chance d'etre un ver ou un moustique humain et d'habiter un 
pays comme celui-ci, plutot que d'etre un cancrelat pareil au 
malheureux heros du chef-d'oeuvre de Kafka. Soit. Et pour cette 
raison meme, il est possible, souhaitable, ineluctable que me> 
oracles verbeux se trouvent quelque peu deprecies aux yeux de 
certains. Mais supposons que je sois clone sur mon ht dans une 
de ces petites maisons toutes semblables, noircies par la fumee. 
quelque part entre Birmingham et Wolverhampton, et que j'ai e 
seulement de pales souvenirs de jeunesse, randonnees de vacances 
dans la region avec etape a I'auberge ou chez d'aimables logeuse^. 
Je ne suis pas sur que certaines des grandes verites des Anciens 
sur lesquelles repose ma philosophic ne me permettraient pas. 
apres tout, de m'en sortir. Peut-etre, quand je verrais des gouttes 
de pluie sur ma vitre, ou la fumee de la maison d'en face, ou une 
branche de frene portant encore tres exactement onze feuilles. 
telle ou telle pensee celebre d'Herachte, de Pythagore, de Rabe- 
lais, de Goethe ou de Walt Whitman me tirerait d' affaire, trans- 
formant en un triomphe le combat qu'en « Cymrique obstine - 
je mene pour me contraindre a jouir de la vie. Tout cela est daris 
la nature; tout cela est dans notre conscience individuelle. Notre 



380 



esprit solitaire, isole, contient toute I'experience planetaire de 
rhumanite. II faut acquerir I'art de se detacher de tout et de tout 
observer avec un certain recul. Inutile d'eprouver du remords a 
I'idee que nous ne sommes ni « aimants » ni « aimables ». Comme 
le dit Whitman, ce n'est pas 9a qui empeche de dormir les betes 
ou les oiseaux ! Nous ne sommes pas en ce monde pour « aimer » 
quiconque, et moins que tout, I'absolu ou le Logos de I'absolu. 
Nous sommes la, un point c'est tout. Alleluia! Je suis un gueux. 
Nous sommes tons les gueux d'un multivers pluraliste, irrationnel, 
heteroclite; et pourtant, dans notre crane depourvu de cornes 
se trouvent les divinites, majeures ou mineures, le salut, la 
redemption, I'incarnation, la reincarnation, le ciel, I'enfer, le 
purgatoire, le Saint Pere de I'figlise de Rome, le Petit Pere des 
Peuples. Oui, notre esprit solitaire, isole, les contient tons, et il 
observe le monde avec lucidite, avec calme, avec humour : 
comme le dit le poete, ce sont les annees qui font I'esprit philo- 
sophique. Et si les annees ne vous ont pas apporte les honneurs, 
I'argent, la puissance, la revanche, la gloire ou des petits-enfants, 
ce n'est deja pas si mal si vous en avez retire une certaine dose 
de sagesse. J'incline a penser que ce sont des mots tels que con- 
traste, compensation, equilibre, relativite, paradoxe, incoherence, incom- 
patibilite qui indiquent, si je puis dire, d'ou « souffle le vent » 
de I'esprit philosophique. Et si notre reflexion nous pousse vers 
la politique et I'economie, nous constatons le conflit qui oppose 
I'ideal americain de la libre entreprise fonde sur le profit et 
I'ideal sovietique d'un service public rendu obligatoire au moyen 
de tout un systeme de sanctions et de prebendes par un Etat qui 
peut tout, qui voit tout, qui possede tout et qui detient le mono- 
pole des cultes. Etre pris dans I'horrible tourbillon de la « libre » 
concurrence ou subir I'abominable tyrannic d'un Etat tentacu- 
laire : tels sont, egalement detestables, les termes du dilemme; 
et I'Eglise catholique et romaine n'ofTre sa « troisieme voie » 
celeste qu'a ceux qui consentent a renier leur detachement ter- 
restre. Dans ces conditions, je ne vols pas pourquoi je ne me 
baisserais pas pour ramasser des perles de sagesse quand j'en 
trouve, sans me soucier des prejuges des temps modernes. Ainsi 
par exemple, quand bien meme la science et les mathematiques, 
non moins que la metaphysique et la theologie, s'accordent pour 
reconnaitre que I'univers est un; quand bien meme ces dernieres 
tirent la consequence logique de cette unicite et soutiennent qu'il 
existe, derriere cette unicite et I'incluant tout entiere, un Etre 
universel qui est I'Absolu, je ne vols pas, quant a moi, pourquoi 
je ne persisterais pas^dans mon habitude de penser et d'eprouver 
par tons mes sens un multivers pluraliste aux horizons infinis 
sur lequel, encore qu'y abondent les demi-dieux, ne regne nulle 
divinite unique et transcendante. Mais nier I'existence d'un Dieu 



381 



unique et d'un univers unique, ce n'est pas dire necessairement 
qu'il n'existe pas d'au-dela. Cela est si vrai qu'il m'est apparu 
recemment que la forme ou I'image particuliere que je prete 
a mon ame pourrait fort bien accroitre ou diminuer les chances 
qu'a celle-ci, je ne dirai pas d'acceder a I'immortalite, mais de 
survivre a son corps. Et moi qui, chaque matin, I'estomac vide, 
marche vers un certain rocher couvert de lichens qui est devenu 
pour moi la representation materielle du noble esprit du myste- 
rieux poete Taliessin, sinon pour adorer, du moins pour prier, 
ou en tout cas me prosterner (pratique certes credule mais inof- 
fensive, et corrigee par la presence, a I'arriere-plan de mes 
pensees, des truculentes mythologies d'Aristophane et de Rabe- 
lais), j'en suis venu a considerer mon ame comme un lambeau 
de nue porte par le vent, comme un sinueux panache de fumee, 
ou encore comme une mouvante brume telle qu'on en voit se 
modeler aux objets et en epouser les contours, ou meme, bien 
qu'on nie souvent ce pouvoir a ces apparitions innocentes a 
I'etat naturel, aller chercher partout, grace a une sorte de vam- 
pirisme ethere, le secret cache des choses. Ne voit-on pas, meme 
si I'evidence en est inquietante, que notre vie apres la mort ne 
saurait etre ni la recompense decernee arbitrairement a ses obse- 
quieux fideles par un dieu jaloux et tyrannique, ni la dispensa- 
tion d'un univers moral au seul profit d'une secte d'affides, 
mais au contraire I'invention supremement habile et calculee 
d'un ingenieux ver de terre humain qui tire un plaisir si intense 
des sensations que lui procure I'ici-bas qu'il espere en trouver de 
semblables dans I'au-dela? C'est pourquoi, une fois accompli 
ce transfert de respect par lequel nous nous mettons tout sim- 
plement a respecter la nature, les inventions humaines, la vie 
et la mort, les hommes et les animaux (et non plus la presence 
divine dans la nature, la saintete de la famille, le caractere sacre 
de la sexualite, la suprematie de I'fitat, la majeste de la Beaute, 
les mysteres de la Verite ou la nature divine de 1' Amour), les 
idees que nous avons sur le bien et sur le mal, les voix qu'entend 
notre conscience et les verdicts qu'elle rend se trouveront profon- 
dement et sainement ameliores; par la, je veux dire que s'en 
trouveront augmentes notre bien-etre, nos satisfactions et nos 
joies dans la vie. Rien de cynique, de sardonique ou de satanique 
dans ce que je tente d'exposer. Les intentions veritables d'un 
ecrivain ne peuvent manquer d'apparaitre, quand bien meme 
son style serait obscur et recherche; chez moi, la prolixite naive 
et spontanee prouve assez la candeur. Mais il est evident que je 
parle seulement pour ceux qui, comme moi, ayant grandi dans 
la tradition chretienne et absorbe non seulement la culture mais 
aussi les superstitions de I'Occident, n'en ont pas moins decide 
de secouer un peu tout cela, de tout passer au crible. Telle que 



382 



je la conQois, ma tache consiste a tenter d'unir plus etroitement 
ma « philosophie » a ma vie quotidienne et a celle des etres, 
hommes ou femmes, jeunes ou vieux, qui ont comme moi le 
sentiment que notre itineraire moral et social nous a conduits 
a une faille, un goufFre qu'il faut franchir soit en sautant, soit 
en batissant un pont. 

En d'autres termes, tel un ver de terre confiant a d'autres vers 
de terre le secret d'une nouvelle methode pour avancer dans la 
boue, je m'efforce, chemin faisant, et quelles que soient ma ver- 
bosite et ma volubilite naturelles, de transmettre aux autres 
membres de la tribu une technique elaboree au cours de ces 
douze dernieres annees pour me rendre la vie plus facile, une 
technique toute simple, aussi simple qu'une baguette de sourcier. 
Je ne saurais determiner avec une absolue certitude I'influence 
(si I'on pent parler d'influence) qu'ont exercee sur moi les mon- 
tagnes galloises, ou les livres et les journaux gallois au cours de 
ces annees. Cette « influence » serait bien moins mysterieuse, 
bien plus evidente si je ne souffrais pas d'une infirmite conge- 
nitale qui m'empeche de comprendre le parler gallois : je n'ai 
pas I'oreille musicale. Mais que ma rebeUion s'inspire ou non de 
ces pierres posees, j'ai decide, contrairement a Chretien dans le 
Voyage du Pelerin, de rejeter le fardeau du remords, de secouer 
le poids mortel de ces rites pompeux, de ces totems et de ces 
tabous que doit recuser toute philosophie qui veut vraiment 
revenir sur terre et subir les assauts physiques, nerveux et men- 
taux de notre existence quotidienne au point ou nous sommes 
de la longue spirale du Temps et de I'Histoire. Ce qu'il y a de 
paradoxal, c'est que tant de gens soient convaincus de I'unicite 
de Dieu, de la Nature, de I'Univers et acceptent neanmoins d'etre 
multiples, chaotiques et divers en eux-memes. Nous devrions 
reconnaitre la nature chaotique, anarchique, pluraliste du multi- 
vers dont nous habitons une des dimensions innombrables et, au 
contraire, nous nous protegeons de digues et de fosses, nous nous 
enterrons, nous nous retranchons, nous recherchons a tout prix 
I'integration, la concentration et la coordination. J'ai decouvert 
qu'il est bon, a certains moments, de marcher sur les flats, de se 
laisser emporter par le grand ecoulement du temps — PavTa psi 
y.cd ouSev jxevst — et de tirer parti des situations inepuisables ou 
le hasard m'a place, comme par magic. L'etre humain pent a 
certains moments projeter la conscience qu'il a de lui-meme d'une 
part dans ses mains et dans ses genoux, qui evoquent 1' aspect 
manifestement simiesque de son squelette, et d' autre part dans 
son ame errante, pareille, si je puis dire, a un nuage, et par conse- 
quent, comme le notait Hamlet, pareilles a tant de creatures non- 
humaines. Avec mon corps simiesque done, et pourvu d'une 
conscience dont je ne peux concevoir qu'elle existe sans une 



383 



enveloppe corporelle (de nature atmospherique, electrique ou 
radioactive) qui lui serve de vehicule, je suis pret a entreprendre 
la tache que je me suis assignee : me forcer a trouver du plaisir 
dans la situation etrange, mysterieuse, inepuisable ou je me 
trouve. Quand je suis dans une maison, je me force a apprecier 
les objets qui m'entourent, meme s'ils ne sont pas a mon gout. 
II en va de meme si je suis dans un lieu public, une rue, une 
boutique, une gare, une cour d'usine, un bureau. Quand je suis 
a la campagne, je me force a apprecier le terreau, I'humus, la 
boue, la terre retournee, la poussiere de la route et aussi les 
cailloux, les rochers, le sable, le gravier, I'ardoise, le granit, la 
craie et aussi les arbres de toutes especes, les mousses, les herbes, 
la moindre plante, le moindre petale bourgeonnant, epanoui ou 
fane, selon le cycle des saisons. 

Si je dresse ces listes, un peu fastidieuses et par trop evidentes, de 
choses organiques ou inorganiques, c'est pour raontrer quelle 
intemperance il y a dans mon desir de tout ravir, de tout devorer 
et de tout digerer, de tout posseder, aspirer ou absorber en moi- 
meme, et afin de bien dire que, dans cette jouissance, les prefe- 
rences d'ordre esthetique ou poetique sont negligeables ou meme 
parfaitement inexistantes. II s'agit en fait d'un effort pour faire 
jouer tous les sens a la fois en une sorte de psycho-synthese, une 
fusion mysterieuse du moi avec le non-moi ou, pour dire les choses 
autrement, une fusion (par I'intermediaire des sens corporels) 
de I'ame douee de conscience avec ces divers objets ou formes, 
organiques ou inorganiques, animes ou inanimes, dotes d'ames 
particulieres ou d'dmes generales, qui entourent I'enveloppe imme- 
diate de notre ame particuliere. II est certes difficile de se forcer 
a prendre plaisir a certains decors; mais il n'est pas plus aise de 
forcer les mots a exp rimer exactement de que je veux dire lorsque 
je parle du moi prenant plaisir au non-moi. C'est, je I'avoue, sur des 
points comme celui-ci qu'un homme tel que moi, naif partisan 
du pragmatisme et candide adepte de I'empirisme, revele sa vraie 
nature. II s'en trouvera meme pour murmurer le mot de charlatan 
et je ne nierai pas que je suis une sorte de charlatan-amateur, qui 
chemine peniblement le long des sentiers malaises de la meta- 
physique. C'est cela (car ce sont nos faiblesses qui font de nous 
ce que nous sommes, et de nos vices nous pouvons exprimer 
une sagesse aussi pure qu'un nectar) qui exphque I'humble reve- 
rence que m'inspirent les menues circonstances de la vie quoti- 
dienne, et I'envie que j'eprouve de juger Spinoza au niveau des 
mousses, de mettre Kant a I'epreuve des touffes de bruyere, et de 
placer Bergson sous le vent d'une charogne de mouton grouillante 
de vers. Mon numero de mabinog-kenog^ , autrement dit ma fagon 
a moi de mettre ma philosophie en pratique au moins de temps 

I. Mabinog-henog ; jeunesse-vieillesse. 



384 



en temps, ce n'est pas autre chose que I'art de detacher la cons- 
cience du « Je suis moi » de son mode de fonctionnement neces- 
saire et naturel, de la detacher du profil simiesque qui est le mien 
lorsque mes mains reposent sur mes genoux et (pourquoi pas?) 
de la detacher meme de ce crane prehistorique qui est le mien. 
II faut la liberer parfaitement de toute enveloppe materielle : 
alors elle pourra sortir de cette volute errante qui est la forme que 
lui donne ma fantaisie. Mais lorsque j'aurai mene ma conscience 
jusqu'a cet etat desincarne, je ne la laisserai pas pour autant 
croire qu'elle fait partie d'un Esprit Divin Unique ou de I'Ame 
Generale du cosmos universel. Ma methode empirique est par 
essence si peu mathematique, si totalement illogique et irration- 
nelle, que je suis tout pret a choquer mes amis philosophes et, 
suivant WiUiam James et Walt Whitman (noms auxquels je 
n'hesiterai pas a ajouter ceux d'Aristophane et de Rabelais, ces 
maitres de bon sens), a recuser les pretentions de la logique meta- 
physique et celles de la mystique, et proposer a la place une ana- 
lyse pure et simple de mon experience. Car ce que je ressens 
vraiment, c'est la conscience de soi d'un ego capable de se dire 
a lui-meme « Je suis moi » et d'eprouver un sentiment de totale 
independance a I'egard de son propre corps — encore que cette 
independance soit tres differente de celle qu'il eprouve pour toutes 
les autres formes de la matiere. Ce que ressent cet ego dote d'une 
conscience, c'est qu'il possede, comme la lune, deux faces : I'une 
est tournee vers le monde visible, et comprend son corps; 1' autre 
est totalement obscure. C'est de cette face obscure qu'il salt tirer 
toute sa force, sa puissance, son energie magnetique et son extra- 
ordinaire capacite d'endurer. Ce cote obscur lui apparait en fait 
comme le reservoir sans fond d'une energie magnetique illimitee. 
Alors, parvenu a ce point dans mon examen de ce que je ressens 
reellement lorsque, comme on dit, je m'arrete de penser, j'atteins 
le noeud, le centre meme de la question : independant de son 
corps (bien que cette independance ne soit en rien comparable a 
celle qu'il eprouve a I'egard des autres objets materiels), cet ego 
conscient que je suis, en depit du vide absolu qui regne dans cet 
arriere-plan obscur dont il a le sentiment de tirer son pouvoir, 
salt fort bien qu'il lui est impossible d'echapper a son destiii 
naturel et ineluctable, qui veut qu'il soit necessairement place 
en un point de I'Espace et du Temps. En reahte et dans la pra- 
uque, la position de I'ego dans I'Espace et le Temps est deter- 
minee par la position du corps avec lequel, malgre son indepen- 
dance essentielle, il se sent en rapport plus direct qu'avec aucun 
autre objet materiel de la dimension ou nous existons — quelque 
effort qu'il fasse pour s'imaginer aussi libre qu'un nuage._ 
Le plus curieux, c'est que ce moi pent se concevoir (et j'imagine 
qu'il en va ainsi de chaque conscience humaine) , independamment 



385 



du corps qu'il habite, en mouvement constant a la surface du 
globe. Mais il y a mieux : tandis qu'il s'imagine ainsi en mou- 
vement a la surface du globe, ce moi se pense dote de tous les 
sens du corps qu'il a quitte. Cependant, si je pousse I'analyse, je 
dois m'avouer que ce moi, quoiqu'il puisse se liberer par la pensee 
de tout vehicule visible et se considerer comme invisible a lui- 
meme, ne pent echapper a la necessite de se sentir situe a tout 
moment dans I'espace et dans le temps. Avec un pen d'intros- 
pection, voila done, selon ma « philosophic » — ou, si Ton pre- 
fere, selon le bon sens naif d'un rat de bibliotheque perspicace et 
industrieux — oil en sont les rapports entre mon ame individuelle 
et le multivers ou elle a ete jetee. Le moi qui s'eprouve comme tel 
se pose face au non-moi ou aux choses qui I'entourent et, dans 
cet affrontement, il utilise les sens d'un corps bien determine 
dont le crane, les mains, les genoux ressemblent de fagon frap- 
pante a ceux d'un singe. A ce point de la confrontation, si, en 
un temps et en un lieu determines, le non-moi, en s'exer9anT 
sur le moi conscient par I'intermediaire des sens du corps humain, 
produit des acces de bien-etre ou d'inconfort, de douleur ou de 
plaisir, d'enthousiasme ou de desespoir, d'esperance ou d'an- 
goisse, de joie ou de degout, de satisfaction ou de repugnance, 
de vive curiosite ou d'indifference desabusee, il est possible 
alors (c'est du moins ce qu'un ver de terre pourrait murmurer, 
ou un moustique fredonner a un autre) de se soustraire au 
destin et au hasard et de determiner par nous-memes quels seront 
les effets de cet acte sur nous-memes et, indirectement, sur nos 
compagnons et nos voisins, dans la mesure oii nous pouvons agir 
sur eux. En d'autres termes, notre moi conscient qui s'eprouve 
comme tel pent tirer une energie inflexible et une irreductible 
force de defi des trefonds du neant qui constituent son autre 
face; et, fort de cette energie magnetique puisee en lui-meme — 
c'est-a-dire fort de sa propre force — il pent se contraindre a 
prendre plaisir sinon a 1' affrontement lui-meme, du moins a 
r effort qu'il fait pour y prendre plaisir. Mais ici mon ami 
metaphysicien s'interpose : « Et I'eternite? » Et tout ce qui 
echappe au Temps et a I'Espace de notre monde, tout ce dont 
procede la Sainte Trinite, I'lmperatif categorique qui nous 
enjoint d'aimer le Bien et de hair le Mai, et la certitude meta- 
physique que le Progres humain lui-meme n'est qu'une illusion? 
Je repondrai seulement ceci : de la vision des choses telles qu'elles 
s'offrent au moi conscient lors de son affrontement avec le non- 
moi, je conclus qu'il n'y a aucune raison d'aller chercher I'eter- 
nite. De meme qu'etendant au maximum le champ de notre 
conscience nous n'avons rien trouve de ce qu'on appelle I'lncons- 
cient, de meme, employant nos sens a tirer laborieurement le 
maximum de plaisir du multivers qui s'offre a nous et nous 



386 



appuyant seulement sur la reserve d'energie qui est en^ nous, 
nous ne serons pas mal avises de conclure que Teternite n'est 
pas ce desir pris magiquement pour une realite qui pourrait 
bien se realiser malgre toutes les demythifications scientifiques, 
mais bien plutot une sorte de symbole logico-mathematique 
denue de toute realite palpable et qui ne jDeut jamais etre vecu. 
Mon propos, ici, est de tenter precisernefit ce que n'ont jamais 
accompli les grands philosophes de hi metaphysique : dire en 
termes ordinaires et decrire selon I'experience quotidienne ce 
que nous, qui ne sommes pas mathematiciens, ressentons vrai- 
ment lorsque, pour reprendre les termes philosophiques, le moi 
afFronte le non-moi. Par « moi » j'entends le « je » qui en nous 
dit mon corps, ma peur, mon espoir, ma pipe, ma montre, mes 
bottes, mon ame. Quand il dit « mon ame », le « je » se per§oit 
comme quelque chose qui, certes, pent rester invisible ad' autres 
entites, mais n'en reste pas moins le refuge, le vehicule, la 
« matiere », la « substance » etheree, plus vaporeuse, plus 
transparente, plus tenue qu'une brume — ce a quoi je pense 
vaguement, obscurement lorsque je parle de ma conscience. Et 
si, par un effort acharne, la conscience de moi-meme pent reduire 
cet obscur et impalpable « quelque chose » a presque rien, elle ne 
se heurtera pas moins a I'impossibiUte d'arracher jamais au 
Temps et a I'Espace ce mysterieux Moi ou Ego, ou Ame, ou 
Psyche qui est mon « Je ». En d' autres termes, quand j'evoque 
cette conscience qui, dans la conscience qu'elle a d'elle-meme, 
est moi-meme, je ne peux que I'imaginer existant quelque part 
dans I'Espace et le Temps — bien que, parfois, je ne sache pas 
oil j'en suis. 

Bien souvent, j'ai observe en moi-meme un phenomene des plus 
inquietants, He a ces introspections naives et fort peu mathema- 
tiques : j'ai le sentiment que je deviens fou, sentiment si desa- 
greable qu'alors, plutot que d'attaquer de front comme le recom- 
mande mon premier Logos (plutot que de plonger dans I'element 
destructeur) , j'ecoute mon second Logos et je me murmure la 
grande incantation, le mot de passe universel : PavTa pet xal ouSsv 
pievei, tout coule, rien ne demeure. J'invoque HeracHte, le vieux 
pessimiste si peu mathematicien, pour qui toute vie etait un champ 
de bataille et, grace a lui, j'imite le systeme stellaire tout entier : 
je fuis. Pourtant, la conscience nue que j'ai de moi-meme comme 
entite existant dans I'Espace et le Temps et exposee a I'univers 
tout entier du visible, me joue rarement ces tours pendables, 
et je peux sortir de la plupart des crises de nature affective, 
physique, nerveuse ou psychologique en forgant ce^ « moi » 
hyperconscient a prendre plaisir a tout ce qu'il voit, touche, 
entend, sent et goute autour de lui a un moment donne — ou, 
du moins, a prendre plaisir a la joie quelque peu belliqueuse que 



387 



procure I'effort de prendre plaisir a tout cela. II y parvient parce 
qu'il est fort de cet insondable reservoir d'energie qui semble etre 
tout ce qui existe dans I'obscur abime que contemple I'autre face 
de cette « lune capricieuse » que je suis. Imagine-toi, severe 
lecteur, fatigue, degoute par la ronde familiere des soucis quoti- 
diens qu'apportent famille, carriere, metier, sante — ■ la tienne 
ou celle d'une personne chere — cette ronde a laquelle ton esprit 
s'est encore laisse prendre; tu t'arretes sur le chemin de la maison, 
et tu regardes alentour. Depuis un quart de million d'annees, des 
bipedes conscients d'eux-memes ont agi de meme quelque part 
a la surface du globe entre I'aire de la chasse au mammouth et 
la caverne familiale ou, disons, entre le lieu ou ils ont chasse pour 
nourrir leurs rejetons et celui ou ils vont revenir, heureux ou 
bredouilles. Et, comme toi, ils se sont arretes en chemin, ces 
anthropoides, ces homines sapientes au facies simiesque, et, vague- 
ment, confusement, obscurement, ils ont loue le ciel d'etre encore 
en vie. Et toi, en ce jour ou tu t'arretes, ou tu t'interroges et 
ou tu secoues ton crane ras d'homme paleoHthique, exprimant 
ainsi ta resignation etonnee et ton endurance invaincue, pourquoi 
ne vois-tu pas que ton ego est absolument seul, et pourquoi ne 
prends-tu pas courageusement la decision de jouir de tout ce 
que tes sens peuvent saisir de la terre brune, du ciel gris, de Fair 
mouille, meme si le vent t'apporte I'odeur d'un cadavre de mou- 
ton et si dans cette puanteur s'engouffre comme dans un corridor 
de morgue I'idee du cancer ? Mais je vais etre tout a fait franc 
avec toi, severe lecteur, et te dire le fond de ma pensee. II est une 
chose dont il faut se debarrasser avant tout pour pouvoir suivre 
avec une conscience liberee rm. philosophie du deft par les sens : c'est 
ce sentiment fort repandu mais eminemment discutable de supe- 
riorite morale qui prevaut non seulement dans les envolees meta- 
physiques des predicateurs et dans les incantations solennelles 
des officiants, mais egalement dans certains des passages les plus 
noblement inspires de nos grands poetes. Encore ne s'agit-il pas 
seulement de superiorite morale. La tribu prehistorique nous a 
legue des totems et des tabous qui, au cours des siecles, se sont 
trouves affermis par la feroce persecution des mecreants victimes 
de I'union de I'figHse et de I'Etat, c'est-a-dire d'une permutation 
consacree entre les notions de Dieu et de Roi; et ces totems et 
ces tabous ont annexe a leur cortege de sycophantes, comme 
dirait Aristophane, non seulement la philosophic, mais aussi la 
litterature, I'art, les honneurs, le gout et I'esthetisme. Dans notre 
univers mental et affectif, c'est ainsi tout un cUmat cultural et 
meme spirituel (pour employer le mot le plus equivoque et le 
plus trompeur de la langue) qui se trouve sature de ce mysti- 
cisme d'un genre particulier qui reste tout a fait etranger a 
ce que nous savons tous par instinct, c'est-a-dire que le mystere 



388 



est inherent a la Nature, et a la nature humaine en particulier. II 
en resulte que plus nous introduisons le divin dans nos sentiments, 
plus nous croyons nous distinguer et nous elever. Le but que poursuit 
ma philosophie tatonnante mais obstinee, c'est un mysticisme de 
la Nature aussi reverentiel et peut-etre parfois aussi extatique, 
en tout cas presque toujours aussi generateur de plaisir, que celui 
qui, lorsque nous allons chercher Dieu, nous convainc que nous 
eprouvons des sentiments hors de la portee de « I'homme sensuel 
moyen ». Prenons, par exemple, le magnifique poeme que 
Wordsworth a consacre a Tintern Abbey. C'est Fun des plus 
beaux poemes de notre langue. Ceci dit, je conjure mon lecteur 
de bien remarquer que si, dans ce grand jeu d'orgue, I'introduc- 
tion de Dieu, meme sous la forme d'une essence spirituelle de 
nature pantheiste repandue dans I'univers tout entier, pare 
I'auteur d'un surcroit de noblesse et de distinction et fait du 
poeme une plus grande ceuvre d'art, elle investit les sentiments 
que nous inspire la nature d'un effroi quasi mystique qui confere 
a ceux-ci une sorte d'existence independante. Si, comme Words- 
worth, nous avons le privilege de ressentir cette emotion spiri- 
tuelle, nous en tirons, bien sur, un sentiment d'orgueil et de 
superiorite a I'egard des ames plus frustes. Mais ici je supplie 
mon lecteur de m'entendre bien. Je suis un vieux fidele de 
Wordsworth et depuis plus de soixante ans je nourris ma vie 
interieure en m'inspirant de ce grand poete si original, qui savait 
trouver a ses perceptions sensorielles de subtiles correspondances 
intellectuelles et affectives. Cependant, cher lecteur, avec toute 
la perspicacite que tu peux apporter a I'examen non seulement 
du poeme le plus sublime de Wordsworth, mais de bien des 
passages parmi les plus emouvants de notre litterature, assigne- 
toi, je te prie, la tache quelque peu sacrilege d'analyser la diffe- 
rence entre le sentiment que nous inspire des vers comme 

Ces instants d'inejfable transport 

Oil s' allege pour nous le fardeau du mystere 

Et I'inintelligible enigme de la terre 
et le malaise quasi physique que nous eprouvons lorsque le poete 
declare qu'il a senti 

Une Presence qui le trouble 

Et lui donne lajoie de sublimes pensees 
car tu ne manqueras pas d'estimer avec moi qu'il y a certes un 
mystere dans « la lumiere du soleil couchant », mais que ce mys- 
tere n'a nuUement besoin d'une « Presence qui y trone » pour 
provoquer en nous un sentiment d'effroi emerveille ou pour 
accroitre le plaisir exquis que nous prenons a nous perdre dans 
le paysage. La vie deroule devant nous un mystere assez beau, 
assez majestueux, assez tragique pour que nous puissions nous 
passer des rengaines de I'extase mystique. Je n'ai rien contre 



389 



le pantheisme en poesie. Seulement, humblement, petit mou- 
cheron plaintif s'adressant a son voisin au fil de I'eau, je pro- 
teste contre Fidee que je serai un etre plus noble, plus grand, 
plus eleve, un etre dote d'une intelligence plus haute si, par le 
simple plaisir des sens (ne fut-ce qu'en percevant « une Presence 
a tout melangee et partout repandue »), j'accede a la notion pure- 
ment metaphysique d'un Univers unique et d'un Dieu unique qui 
en est Fame. Quoi qu'il en soit, ce que je tente de formuler pour 
mon propre usage, c'est une philosophic (si ce nom convient pour 
designer les quelques indices d'origine terrestre recueillis par des 
etres non moins terrestres dont le souffle vacillant symbohse assez 
bien cette animula vagula qui est en nous) qui tout a la fois m'aidera, 
m'affermira et me soutiendra dans ma recherche des sensations 
particuUeres oii ma vie trouve sa substance et sa raison d'etre. 
Comme je Fai dit, j'ai resolu de vivre Finstant qui passe en m'obU- 
geant a prendre plaisir aux objets immediats du monde qui 
m'entoure, qu'ils soient animes ou inanimes, dus a Fhomme ou a 
la nature, artificiels ou elementaux, humains ou non. Dans la vie 
reelle, c'est-a-dire dans la vie quotidienne, la vie oii Aristophane, 
Rabelais et Shakespeare nous projettent de force, tout de meme 
que, pour ma part, je m'efforce de projeter dans la viedes elements 
cette brume qui les penetre et s'en nourrit comme un vampire, et 
dont j'aime a imaginer qu'elle compose Fanonyme animula vagula 
du ver ou du moucheron que je suis — dans la vie reelle, done, un 
des pires trouble-fetes n'est-il pas cette maudite conscience que 
nous avons toujours de nous-memes, qui s'entete stupidement a 
vivre dans le passe et dans Favenir, et qui gache toujours ce qui 
est dans sa vaine aspiration vers ce qui n'est pas? Mais lorsque 
nous luttons contre quelque chose, que nous soyons athletes, 
artistes, gens de ferme, ouvriers ou menageres encombrees d'en- 
fants, de maris stupides et de tout le pandemonium; lorsque, 
dis-je, nous sommes engages dans cette saine belhgerance contre 
le destin, est-ce que nous ne les oubHons pas, toutes ces pseudo- 
raisons de sombrer dans une humeur morose? Plus il y a d'oubU 
dans une vie de mortel, mieux cela vaut. Le souvenir est toujours 
un mauvais souvenir : les Journees du Souvenir, les Remords 
eternels, les Promesses sacrees — « Voila de quoi vous souvenir, 
voila de quoi vous repentir! » Ah, ce passe, avec ses anciennes 
amours, ses affronts, ses griefs, ses haines, ses orgueils, ses dedains, 
ses terreurs, ses tabous et ses totems ! Comment pourrais-je secouer 
les vieilles peaux du souvenir et pousser mon humble cri de 
moucheron « Hie et nunc! Hie et nunc! »; comment pourrais-je 
conjurer un passe tragique et un avenir lourd de menaces si mon 
ame afFolee, cette volute de vapeur errante qui flotte, se tord et 
tourbillonne, ne parvient a obtenir, sinon de son succes, du moins 
de son eflfort, quelque legere pulsation de plaisir, qu'il soit sensuel 



390 



ou tout simplement sensoriel? « Mais », dira-t-on, « si vous aban- 
donnez Tunicite de Dieu et de son Univers, la Charite chretienne, 
et tous les Imperatifs categoriques qui nous viennent de plus loin 
que I'Espace et le Temps, comment done allez-vous pouvoir 
mener une vie bonne, respectable, inoffensive et paisible, avoir 
une conduite sage et genereuse, et etre heureux vous-meme ou 
aider les autres a I'etre? » Eh bien, je repondrai sans hesiter : il 
y faut tout juste un peu de bonte paienne et ordinaire, profane et 
tetue, sauvage et impie. Et, par bonte, j'entends gentillesse, dou- 
ceur, simplicite, civilite, consideration, amitie, sympathie, humi- 
lite, tolerance, hospitalite, generosite, et surtout un bon naturel. 
II faudrait un psychologue doue d'imagination, pourvu d'un 
certain interet pour I'anthropologie (ou meme pour la paleon- 
tologie), et dote d'un humour susceptible de le proteger contre 
le dogmatisme theologique de tant de rationalistes, pour ecrire 
un jour une oeuvre historique ou seraient montres non seulement 
tout le mal qu'a cause a I'humanite la croyance en un Univers 
unique regi par un Dieu unique usant de la cruaute, de la tor- 
ture, de I'esclavage, de la tyrannic, de I'ignorance, de la terreur, 
de la detresse ou de la douleur, mais aussi tout le bien, toute la 
gentillesse, la generosite, la civihte, la tolerance et I'indulgence 
— tout I'humour, en somme — qu'on doit aux epoques et aux 
pays, aux conditions et aux circonstances oil la conscience indi- 
viduelle etait libre des imperatifs categoriques venus « de plus 
loin que I'Espace et le Temps », et ou le Dieu unique de ce que 
William James a si bien nomme l' Univers-en-bloc etait si peu 
manifeste qu'en tout etat de cause on pouvait I'exclure. J'emploie 
un masculin, car c'est tres rarement un feminin, encore que Ton 
puisse concevoir I'Un comme la Sur-dme d'Emerson ou la Pre- 
sence de Wordsworth. Peut-etre suis-je un glosateur de Panta- 
gruel converti par le Pays de Galles et la mythologie galloise au 
feminisme aristophanien quand, m'inspirant du sage Henry 
Adams pour mon education, je note (comme d'ailleurs me le disait 
dans ses lettres feu mon noble ami « White of White » du comte 
d' Antrim, et comme Whitman le propose dans son Carre deifique) 
que, lorsque la mysterieuse Unite logico-theologico-metaphy- 
sique laisse entrer dans ce que Rabelais appelait « le Cabinet 
prive de ses menus plaisirs » un element feminin, alors ce speci- 
men inculte et instinctif de I'humanite vient creer I'equilibre, 
voire meme le desequilibre necessaire a I'avenement de la 
sagesse supreme. Ma philosophic (bien que ce ne soit pas plus 
la mienne que celle de Pantagruel, ou celle de La Huppe a 
Coucouville-les-Nuees^) commence et finit par la proposition 
suivante : nous ne connaissons rien de la veritable realite de la 
vie et nous sommes tous, hommes et femmes, dans une situation 

I. Allusion aux Oiseaux d'Aristophane. 



391 



pire encore que celle du celebre Eunuque qui, bien qu'il n'eut 
jamais entendu parler de I'existence du Saint-Esprit, n'en accep- 
tait pas moins avec un enthousiasme touchant le mystere de la 
Trinite — alors que nous autres, nous ignorons s'il existe une 
vraie realite, car la realite est peut-etre, si on me permet ce 
paradoxe, absolument relative pour chaque creature de ce multi- 
vers. J'ai beau ecouter respectueusement mon gourou metaphy- 
sique lorsqu'il m'explique que le but de la vie c'est la vie heroique, 
experience que I'Absolu accomplit avec nous et en nous, je reste 
un Cymrique obstine voue au culte de la sensation, et j'entends 
toujours au fond de mon coeur la protestation de la terre, de 
I'eau, de Fair et du feu qui me rappellent ma philosophic, 
laquelle est aussi celle d'une multitude d'etres infra-humains 
vivant au pied des Berwyns. lis me disent, les elements, que le 
but vers lequel tend toute existence individuelle n'est pas la vie 
heroique mais plutot la satisfaction, le contentement, le plaisir 
que Ton peut tirer de la vie tout court — et meme de la necessite 
oil nous sommes de la vivre. Mais ne te meprends pas, patient 
lecteur. Certes, c'est aux pics et aux monts de Gader Idris et 
d'Eryri visibles d'ici par temps clair que j'ai, avec mon ame- 
nuage, derobe le secret de la superiorite du bon sens sur la 
saintete, des vertus paiennes sur la crainte de Dieu, de la simple 
bonte terrestre sur la mystique de 1' amour. Mais ce n'est pas seu- 
lement lorsque je me trouve sur ces lieux magiques que je mets 
ma philosophic a I'epreuve de la realite quotidienne, que je la 
plonge dans I'element destructeur, que je I'oppose aux vicissi- 
tudes de I'existence. Ne va pas croire que si je devais quitter le 
Pays de Galles et m'installer quelque part entre Birmingham et 
Wolverhampton, j'en serais reduit a psalmodier « Gloire au Sei- 
gneur! Gloire au Seigneur! » apres avoir abandonne mes melo- 
pees, mes danses rituelles autour de Ceridwen^ et de son chaudron. 
Ne t'imagine pas que si je devais travailler dans une usine, une 
ferme ou un bureau au lieu de gagner ma vie a debiter des oracles 
verbeux, il ne me resterait plus qu'a adorer Jesus, quitte a eclater 
de temps a autre en horribles blasphemes. Je crois sincerement 
(et je parle en toute humihte car je connais ma faiblesse) que 
meme alors je continuerais a vivre pour mes sensations et que je 
me forcerais a prendre plaisir au monde qui m'entoure. 
Pour en venir maintenant aux rapports de la philosophic avec la 
morale, je crois qu'il convient de nous laisser guider par le bon 
sens, et nous en remettre entierement aux lois de notre pays pour 
nous defendre contre la tentation du vol, de la diffamation, du 
viol ou de I'assassinat. Nous devons, il me semble, garder notre 

I. Geridwen, deesse brythonique qui apparait dans le Hams Taliessin. Elle prepare 
dans son chaudron une potion magique pour donner la connaissance a son fils. Cf. 
Granit, p. 41 1. 



392 



*fil 



philosophic pour ces moments, si frequents dans 1' existence, ou 
la distinction entre le bien et le mal n'est pas si evidente. Le 
domaine de la philosophic, au sens ou je I'entends, est cette region 
mouvante de la conscience ou le choix de chaque instant n'est 
pas entre le bien et le mal, mais plutot entre 1' euphoric et la 
depression. Nous sommes pour la plupart condamnes a un dur 
labeur, mais notre philosophic ne vaut pas grand-chose si elle ne 
nous rend pas assez sages et assez ruses pour que nous sachions 
de temps en temps interrompre notre travail, en prendre a notre 
aise, et « inviter nos ames » au banquet. Quelle que soit la haine 
que nous portons a notre travail, quel que soit le degout que nous 
inspirent les lieux ou nous vivons, il y a une sorte de joie a accepter 
ces contingences, car meme si cette joie resulte d'un effort, elle 
acquiert une sorte de spontaneite a mesure qu'elle puise de 
I'energie dans son propre mouvement et dans la furie de notre 
effort. J'ai decouvert que la plupart des philosophies sont beau- 
coup moins efficaces, beaucoup moins utilisables en cas de 
besoin que, par exemple, le catholicisme remain, et c'est parce 
qu'elles n'offrent pas I'equivalent pratique et poetique du rosaire 
ou des litanies de la Vierge. Les Hindous et les Musulmans qui 
s'agenouillent sur des tapis ou qui se tapent le crane sur des 
briques ou des pierres beneficient du meme avantage sur un rat 
de bibliotheque pseudo-philosophe tel que moi. Nous autres, qui 
sommes sceptiques et agnostiques, nous devons arracher quelques 
pages (que dis-je, bien des pages!) au breviaire du pretre. Car 
tant que nous sommes dans cette enveloppe corporelle, nous 
avons besoin que nous soient rappelees sous des formes corporelles 
nos verites pratiques et intellectuelles. Afin de ne pas me laisser 
damer le pion par ces freres spirituels que sont les membres de 
cette tribu recemment decouverte en Afrique orientale, qui appar- 
tiennent a la civilisation acheuleenne apparue sur la terre il y a 
quelque deux cent cinquante mille ans, je me suis invente une 
technique ou plutot, sous I'influence des lieux prehistoriques 
que sont Cader Idris et Yr Wyddfai,j'ai pris I'habitude innocente 
et profitable, chaque matin avant de me lever, de saisir mes 
chevilles avec mes mains. Et ainsi, apres avoir joint fermement 
mes quatre membres simiesques, je me trouve plus ou moins dans 
la position ou mes ancetres ensevehssaient leurs morts, ou dans 
celle de tons les foetus. Alors je me force a prendre plaisir a toute 
I'activite biologique de la planete, dans la mesure oii je peux la 
saisir par I'esprit, et aux sensations trois fois benies que la journee 
m'apportera si tout va bien — a commencer par la sensation de 
chaleur, puisque je prends de I'age! Dans cette position, malgre 



I . Yr Wyddfa, le plus haut sommet du massif du Snowdon, ou, selon la tradition, est 
enseveli le giant Rhitta Gawr. 



393 



I'obscurite, je parviens a imaginer et a adorer le soldi et la lune. 
Et je ne crois pas qu'une philosophie puisse inventer un meilleur 
mot qu'adorer pour exprimer cette emotion faite a la fois d'emer- 
veillement et de gratitude (j'entends ces mots dans un sens pro- 
fondement religieux), emotion qui est naturelle au moderne 
homme des cavernes que je suis. fitreignant ainsi mes chevilles 
dans la position de I'ensevelissement ou de la gestation, je peux 
evoquer ces corps celestes et, comme le dit le livre de prieres, 
les adorer de tout mon corps, mais aussi avec ce nuage mouvant de 
brume vaporeuse oil je reincarne mon ame. Le grand avantage 
de cette metaphore du nuage sur la representation medievale de 
I'ame comme une petite poupee qui s'echappe, toute surprise, 
de notre bouche a notre mort et s'en va expier ses peches, c'est 
qu'elle correspond a la nature multiforme de notre conscience. 
Naguere, quand la realite me paraissait diabolique ou divine, 
seduisante ou repoussante (c'est-a-dire avant I'apparition de ces 
nebuleuses psychiques qui aujourd'hui ne cessent de me tour- 
menter, me laissant entrevoir des phenomenes qui depassent 
sans les abolir ces categories bien simplistes), j'imaginais mon 
animula vagula comme un atome irreductible, infrangible, en 
d'autres termes comme une sorte de forteresse-miniature inex- 
pugnable ou je pouvais me refugier a volonte. Aujourd'hui au 
contraire, comme si j'avais compris qu'un danger inconnu 
mena^ait ce moi-atome, je me suis deliberement pulverise en frag- 
ments si minuscules qu'on pent plutot parler d'un nuage de 
brume a travers lequel passent sans m'atteindre les balles, les 
bombes, les boulets ou les fleches de I'ennemi : je demeure intact, 
comme si mon identite proteiforme de meduse pouvait se recons- 
tituer apres avoir ete traversee par une torpille. Voila comment la 
philosophie pent transformer certains vers de terre, voila ce 
qu'est capable d'accomplir une certaine humilite psychique. II 
ne m'a pas echappe que le Barde Supreme, Taliessin, parle 
d'apporter a Ynys Prydain^ non pas la sagesse de I'Asie mais celle 
de I'Afrique, et cela compte beaucoup pour moi. Je ne dirai pas 
que la sagesse, sous ses formes les plus nobles, est toujours un 
retour a un culte ancien, meme s'il prend des formes nouvelles. 
Je crois au contraire que la sagesse authentique s'acquiert par 
I'observation attentive de la nature. Mais a bien considerer les 
choses, n'est-il pas vrai que sur les enormes spires du progres 
humain, les changements dont nous profitons tons proviennent, 
dans leur immense majorite, de quelques idees archaiques qui, 
au hasard d'une rencontre avec un nuage de vapeur errante, 
ont reussi a germer? 
Le plus grand obstacle sur la voie d'une sagesse authentique murie 

I. Ynys Prydain, « I'ile de (Grande) Bretagne ». 



394 



par I'experience, c'est le culte de la modernite pousse jusqu'a la 
superstition. Entretenez en vous remerveillement, I'efFroi et I'extase 
sensuelle que connaissait deja I'homme des cavernes et ne negligez 
pas sa paillardise scandaleuse et impie : vous verrez alors dispa- 
raitre ces deux superstitions qui regnent en souveraines sur cette 
epoque perturbee, I'idee de I'fitermte et I'idee de I'lnconscient. 
En vous reglant sur la sagesse de la nature, vous ne vous rallierez 
pas pour autant a ce qu'on appelle « le materialisme » ou « le 
determinisme ». Bien au contraire, vous serez liberes de tous les 
systemes a priori que sont les Ideologies. II y a une humilite 
subtile a s'abandonner aux elements et, ce faisant, a participer 
de I'infinie patience des entites animales et vegetales qui tirent 
leur subsistance des elements, humilite qui s'accorde fort curieuse- 
ment avec certaines des intuitions les plus mysterieuses du 
taoisme et du christianisme, pourvu que ces regies psychologiques 
soient considerees d'un point de vue pragmatique, et nuUement 
systematique. Notre fil d'Ariane, c'est I'humilite et si I'humilite 
vaut pour nous autres humains, pourquoi ne vaudrait-elle pas 
pour Dieu lui-meme ? EUe peut nous aider au moins a aller voir 
ce qui se cache derriere 1' adoration servile que nous vouons a 
r« efFroyable puissance », a la « terrible majeste », a la « formi- 
dable saintete » de Dieu. Si, au lieu d'etre le ver de terre que je 
suis, j'etais le mystere sublime de I'absolu, je n'aurais pas grand 
merite a etre saint et pur. Le contraire serait difficile, impossible 
meme! A mon avis, il arrive un moment ou la « joie solennelle » 
qu'apporte le culte de la « terrible purete » de la Toute-Puissance 
se trouve minee, admirablement et irremediablement, par cette 
sagesse de I'humilite — qu'on ait acquis cette vertu en observant 
la nature comme c'etait le cas pour Goethe et son ceil « physio- 
gnomique », ou en goutant les joies de la nature comme le 
faisait Wordsworth a une epoque de sa vie ou son regard seul 
alimentait ses sensations. Ce moment est atteint lorsque I'humilite 
nous murmure qu'il y a plus de christianisme, plus de taoisme 
a adorer un dytique, un triton, un moustique, une mouche, une 
spore de lichen, un pedicelle de mousse, un petale de saxifrage 
qu'a adorer cette « Presence » beaucoup plus diffuse qui « trone » 
dans la lumiere du soleil couchant. La verite, c'est que, guide par 
son intuition psychologique, Saint Paul — si Ton se refere a ce 
passage a la fois remarquable et mysterieux ou il parle des 
« choses qui sont », a I'oppose des « choses qui ne sont pas » — est 
alle beaucoup plus loin que n'aurait pu I'imaginer ou meme le 
concevoir Jesus de Nazareth dans la recherche de ce que j'appelle- 
rais volontiers le « secret africain », qui etait latent dans la reli- 
eion chretienne, mais est en fait plus ancien que le Christ ou 
meme le Tao. Et de cette humihte paleohthique, a la fois pri- 
mordiale et naturelle, je crois qu'on peut distiller une sagesse 



395 



capable de nous proteger centre toutes les tentations de ce 
« monde » que Jesus ne cessait de denoncer avec fureur. Tout 
cela se trouve dans I'esprit de Fhomme, de chaque homme; plus 
nous nous efforcerons de vivre en harmonie avec I'humilite 
mysterieuse des elements, plus nous nous forcerons a prendre 
plaisir aux sensations que peuvent susciter a un moment deter- 
mine les emanations de la terre et de Fair, les inventions 
humaines, les entites vivantes humaines ou infra-humaines, et 
mieux nous saurons apprecier « le secret africain » ou « la 
philosophic africaine », expressions qui se justifient si Ton consi- 
dere quels benefices nous avons tires du Lieu ideal de I'humihte 
humaine, de la terre des descendants du fils de Noe dont le 
sort fut de servir ses freres, et moins nous aurons besoin de ces 
« refuges » spirituels, de ces redemptions, de cette haine de la 
sexualite, de ce mepris des sens, de ces subtiUtes, de ces cruautes, 
de ces sophistications qui nous sont venues d'Asie. 
Les Gallois sont a coup sur le plus profondement chretien de tons 
les peuples anciens : j'entends par la qu'ils sont fideles aux ensei- 
gnements de Jesus tels qu'ils nous ont ete transmis par les Evan- 
giles. J'ai pu le constater au cours de douze annees passees a 
Edeyrnioni : il m'a suffi de voir combien les enfants sont heureux, 
naturels, confiants. Au contraire il y a dans notre temperament, a 
nous autres Anglais, une brutahte contenue qui eclate parfois, et 
atteint alors a un tel sadisme que nous avons du fonder une Societe 
ad hoc qui protege nos enfants contre notre propre cruaute. Ici, a 
Edeyrnion, une telle societe n'aurait aucune raison d'etre. J'ai 
beaucoup voyage mais ce pays, qui « fait face au soleil couchant », 
est le seul et unique paradis des enfants en ce monde. Pourquoi? 
Tout simplement parce que le paysage gallois est impregne des 
enseignements de Jesus. « Venez a nous », soupirent monts et 
ruisseaux comme si, eux aussi, ils avaient conscience, en cette 
heure tragique, des vapeurs infernales en train de s'echapper des 
fissures et des crevasses en d'autres parties du globe. Et il serait 
conforme a la nature paradoxale de la vie (car la presence du 
paradoxe prouve toujours qu'on « brule », qu'on approche de 
I'endroit oil la realite se cache) que la race qui s'est accrochee 
le plus longtemps a la lettre insensee des Ecritures (par un tour 
de magie sans doute rendu possible par le sang iberien qui coule 
dans nos veines et qui nous vient d'Afrique, comme la sagesse 
de Tahessin) soit celle chez qui le christianisme a effectue sa 
plus recente mutation psychologique, progressant par rapport a 
Saint Paul tout comme Saint Paul avait progresse par rapport a 
Jesus. Ce progres, ce n'est pas chez les gens raffines, perspicaces, 
instruits, ambitieux d'Ici-Bas qu'il faut le chercher, ni dans 

I . La vallee de la Dee entre Corwen et le Lac Bala. 



396 



I'Au-dela aupres des etres subtils et pleins d'Amour qui « com- 
prennent tous les systemes », mais plutot chez les esprits timides, 
elementaux de notre planete, toujours « pris » dans la sensation, 
qui sont au septieme del lorsqu'ils pergoivent les jeux d'ombres 
et de lumieres sur I'Y Gader et I'Yr Wyddfa et qui trouvent 
assez de mystere dans leur existence de ver ou de moucheron 
sur les rives fangeuses et primordiales du lac Bala. 
Moi qui ne suis qu'un individu pretentieux, un pedant, un char- 
latan, un clown, j'ai eu acces a cette nouvelle culture toute magi- 
que, au sens spenglerien du terme, qui est en train de naitre sur 
cette terre maculee de sang. Tel le petit bonhomme de Caer- 
Einion^j'ai recueilli au milieu de ces landes solitaires couvertes 
de bruyere, dans ces noirs chaudrons creuses dans le roc, des 
gouttes dangereusement revelatrices de cette « sagesse africaine » 
introduite a Ynys Prydain par les Iberiens bien avant que le 
christianisme venu d'Asie n'eut atteint Glastonbury, Rome ou 
Saint David's^ — et je dirais meme bien avant qu'il ne fut ne en 
Asie. De longues promenades faites a jeun dans les landes des 
Berwyns permettent a I'amebrumeuse (Fame, ce vampire du sang 
de tant de dieux!) de se penetrer des secrets d'humilites immemo- 
riales dont seule pent rendre compte Vagape paulinienne. Oui, 
j'ai decouvert les secrets de I'humilite, de cette humilite qui est 
le plus subtil organum novum et antiquum qu'ait jamais trouve la 
philosophic pour acceder a la Sagesse de la Vie. Ces secrets m'ont 
donne aussi fortement I'impression d'etre initie aux mysteres de 
I'existence que lorsque je lis Rabelais, Goethe ou Walt Whitman. 
II me suffit de parcourir la lande jusqu'a un lieu que je connais 
bien et oii je suis presque sur de ne rencontrer ame qui vive. Et 
je ne decouvre pas seulement les secrets de I'humilite. Le mystere 
de la relation obscure et fluctuante qui unit I'homme a la nature 
s'eclaircit peu a peu dans mon esprit quand je bute sur les pierres 
d'un pare a moutons abandonne construit sans mortier, qui se 
dissimule derriere des reseaux inextricables d'ajoncs, de cama- 
rines noires et de fougeres, ou derriere des marecages hordes de 
lichens rouges et d'herbes etranges qui ressemblent peut-etre a ce 
qu'en botanique on appelle les potamogetes. Je regarde les trois 
especes de mousses d'un vert intense qui alternent avec d'autres 
d'un jaune ou d'un rouge eclatant et, en cette arriere-saison, je 
parcours du regard les plantations forestieres ou les melezes 
moribonds aux couleurs fauves ressemblent a de gigantesques 
peaux de sauvages, etendues au flanc des collines, leur nudite 

1. Le petit bonhomme de Caer-Einion : Gwion Bach, a qui Ceridwen a confie le soin 
de remuer la potion magique, est « fils de Gwreang, de Llanfair Caereinion, dans le 
Powis ». Sur la metamorphose de Gwion Bach en Taliessin, voir Jean Markale, Granit, 
p. 411. Llanfair Caereinion est un bourg du Montgomeryshire. 

2. Bourg gallois, lieu de pelerinage ou sont les reliques de Saint David, patron de la 
nation. 



397 



zebree par les sombres et grises branches des epinettes. C'est alors 
que je m'emploie a « isoler » les profonds mysteres du monde 
inanime qui procurent des joies ineffables telles que les evoquait 
Wordsworth essayant de decrire ce qu'il avait ressenti dans sa 
jeunesse devant des paysages pareils a celui-ci, qui le « hantaient 
comme une passion », et exer^aient sur lui « la joyeuse tyrannic 
des sens vainqueurs, d'oii la pensee etait bannie, et oii I'oeil regnait 
sans rival ». Je suis en droit d'isoler ces extases car si WiUiam de 
Cockermouthi se tenait pour un maitre a penser tout comme Jesu? 
de Nazareth et Paul de Tarse, nous avons le droit de developper 
I'enseignement de tousles maitres; car tout savoirhumain appar- 
tient a I'homme ou a la femme qui salt s'en servir tandis que le 
monde continue a tourner. Seules les pieuses maledictions des 
sinistres Inquisiteurs pourraient nous empecher de lui donner 
une signification nouvelle. Oui, je veux dissocier ces divines sen- 
sations de la divinite qui a ete si inutilement associee a celles-ci 
et si funestement projetee sur elles. En ce moment meme, comme 
si souvent quand il s'agit de demeler des sentiments inextricable- 
ment enchevetres, j'aimerais rappeler des Champs Elyseens le 
noble Remy de Gourmont, ce Frangais maintenant oubUe au 
profit d'un autre type de genie fi^angais beaucoup moins empreint 
d'humanisme, de Remy de Gourmont qui a su si bien pratiquer 
la dissociation des idees. C'est en efFet par cette voie que Ton 
accede a une pratique judicieuse ou ingenieuse de la methode 
mentale que je preconise ici. La verite toute laique (mes voisins 
d'Edeyrnion qui sont, comme les premiers chretiens, verses dans 
les subtiUtes de la psychologic religieuse le diraient moins cru- 
ment) est que les sages therapeutes de I'ame humaine ont aujour- 
d'hui tendance a dissocier le mot « bien » de sa relation pernicieuse 
avec le mot « Dieu ». Ce serait faire preuve d'une ecoeurante, 
d'une monstrueuse arrogance morale que de denigrer, par simple 
malignite, les subHmes souflfrances des zeles serviteurs de Dieu 
et les actes heroiques qu'ils ont accomplis au cours des siecles. 
Mais Fheroisme humain parle directement au coeur humain, et 
celui qui souflfre et parfois meurt pour quelqu'un d'autre, que cet 
autre soit Dieu, la Patrie, la Cause, le Parti, le chef, la femme, 
r enfant, le pere, la mere, I'ami, accepte de souffrir et de mourir 
pousse par un instinct en dega de toute parole, plus profond que 
n'importe quel mobile; ou bien encore, comme c'est le cas pour 
tant de consents, tout simplement sous I'effet de la pression sociale, 
ou pousse par la crainte d'etre pris pour un poltron, ou par un 
sentiment de defaite ou par I'idee qu'il se fait de lui-meme. Cette 
remarque ne vaut pas seulement pour I'hero'isme mais aussi pour 
la « civihte » sous toutes ses formes : en particuher la bonne 

I. Wordsworth est ne a Cockermouth. 



398 



humeur, la bonte, la maitrise de soi, la magnanimite, la gene- 
rosite, la compassion, la tolerance, la courtoisie, la politesse, et 
les egards de toutes sortes pour les sentiments, les sensations, les 
nerfs d'autrui. Cela n'a absolument rien a voir avec « I'amour ». 
Nous ne sommes nuUement obliges d' aimer qui que ce soit : ni 
Dieu, ni nos voisins, ni nos parents, ni nos amis, ni nos ennemis. 
Nous avons I'obligation d'etre aimables, prevenants, tolerants, 
indulgents, compatissants a leur egard mais nous ne leur devons 
pas de I'amour. On pent se contraindre a s'amuser mais non a 
aimer. L' amour est comme le bonheur. II va et vient au gre du 
vent, on ne sait jamais trop pourquoi. Ce serait une erreur tragi- 
que que de vouloir a tout prix faire dependre de I'amour la bonte, 
I'humilite, la loyaute, la patience et surtout la comprehension 
mutuelle. L'amour est trop lie a la sensualite, au systeme nerveux 
et a tant d'autres elements dangereux et instables de notre exis- 
tence! D'ailleurs I'amour est aussi trop penetre par la haine. 
Ce que nous appelons ici notre philosophic de la vie n'a de valeur 
pratique que s'il en est fait un usage quotidien et meme un usage 
de tons les instants. Nous aimerions qu'elle prenne la place occupee 
depuis plus de deux cent mille ans par la religion et I'amour, ces 
deux explosifs nucleaires de notre univers psychique. Ce n'est 
pas un Anglais du xx^ siecle, mais un Grec de I'Antiquite^ qui 
se fehcitait de ce que la vieillesse lui avait epargne les emois de 
I'amour. 

Puisque nous sommes des gens simples, patients, appartenant a 
un monde dont les regies ont perverti la Nature et bouleverse 
I'ordonnance instinctive de ses plans seculaires, pourquoi ne nous 
mettrions-nous pas tacitement d' accord, sans propagande, sans 
fanfare, sans complot, pourquoi ne deciderions-nous pas d'avoir 
toujours « le sourire aux levres » et d'obeir strictement a la loi, 
tandis qu'en secret nous nous conterions des histoires a propos 
d'un monde radicalement different ou ces terrifiantes fantas- 
magories que nous appelons notre « inconscient » et notre 
« conscience » disparaitraient dans I'oubli, en meme temps que 
nous ferions preuve envers nous-memes et nos voisins d'une 
indulgence tranquille pleine de comprehension? Tolerer les autres 
avec humour tout en vivant pour d'inoffensives sensations est le 
seul moyen d'empecher ces totems et ces tabous diaboliques que 
sont la sexuahte, la race, la rehgion, la classe, le parti, I'ideologie 
et tout le reste de nous renvoyer en enfer. Comment se fait-il, 
alors meme que nous essayons peniblement d'obeir a la nature, 
comment se fait-il que depuis les origines, et tout au long des 
siecles, nous ayons ete successivement hantes puis harceles puis 
sauves de nos terreurs et de nos remords par ces premonitions 
surnaturelles? Comment I'horrible crainte de Dieu, comment la 

I. Socrate. Cf. Platon, RSpublique, I, 329. 



399 



suave extase d'en etre sauve en Jesus-Christ sont-elles devenues 
la folic millenaire de notre ame occidentale? Comment la Cons- 
cience des saints, comment I'lnconscient des savants ont-ils reussi 
a se loger dans notre cerveau confus? Tout simplement en pro- 
fitant de ce qu'il existe, au fond de notre esprit, le vide obscur 
d'un neant absolu d'oii, semble-t-il, notre ame individuelle tire 
sa force et sa puissance. Des le debut, Dieu et le Diable, notre 
conscience et notre inconscient nous ont attaques par derriere. 
lis ont profile du fait que notre esprit est tourne vers I'exterieur, 
vers la Nature; et ils se sont installes la ou il n'y a qu'un gouffre 
sombre et vacant, ils se sont fixes pareils a des sangsues, irreels, 
venus du neant, conduisant au neant, polls imaginaires sur une 
queue imaginaire necessitant une operation imaginaire. 
Le Cardinal Newman enseigne que la conscience est la preuve 
la plus convaincante de 1' existence de Dieu. Mais ce que la Nature 
nous enseigne — et par Nature je ne veux pas dire « la campagne», 
ou un paysage de champs et de bois, de montagnes et de lacs, 
mais tous ces elements inanimes dont on pent ressentir la presence 
aussi bien dans une ville surpeuplee que dans la solitude de la 
campagne — toutes les fois qu'elle trouve une intelligence assez 
simple et assez humble pour I'ecouter, c'est que tant que cette 
conscience qui halt 1' amour et ce Dieu de haine et d' amour ne 
seront pas emportes par un torrent purificateur de bon sens et 
d'humour, il ne faut guere esperer que se constitue un parlement 
efficace a I'echelle planetaire ou que prennent fin les vengeances, 
les persecutions, les tyrannies, les cruautes, les dictatures. Je suis 
plutot indocile, mais ce que la nature m'a appris, alors que je 
m'embourbais dans les tourbieres et que je trebuchais parmi ces 
rochers « aux etranges inscriptions », essayant de fixer dans ma 
memoire sinon I'appellation botanique exacte, du moins I'image 
distincte de ces mousses aux couleurs surprenantes, alors que les 
courlis en leur saison et les corbeaux toute I'annee accompa- 
gnaient de leur battement d'ailes, la-haut dans le ciel, mes ientes 
cogitations de couleuvre, c'est que tous les cultes, toutes les divi- 
nites, toutes les philosophies, toutes les prodigieuses inspirations 
de Jesus, toutes les troublantes intuitions psychologiques de 
Saint Paul, proviennent purement et simplement de I'esprit 
humain. EUe m'a appris aussi que cet humour, qui agit comme 
un necessaire contrepoids et qui parvient a neutraliser la nocivite 
de ces angoisses alors que nous nous effbrgons non seulement de 
prendre plaisir a la vie mais aussi de considerer avec le meme 
plaisir la perspective infiniment satisfaisante de la delivrance par 
la Mort, est issu de I'esprit humain le plus ordinaire, de I'esprit de 
I'homme, de I'esprit de la femme, tel qu'il a ete perverti il y a 
deux cent cinquante mille ans par la peur des dieux, des demons, 
des fantomes et des monstres ou tel qu'il est perverti aujourd'hui 



400 



par ce totalitarisme absolu qui regnepartout, alafois supra-present 
et infra-present, dont le centre est partout, la circonference nuUe 
part. Oui, tout, toute cette grandiose illusion du surnaturel, pro- 
cede de I'esprit humain. L'esprit humain ne la trouve pas en 
dehors de lui-meme, il ne la decouvre pas dans la nature et nuUe 
puissance surnaturelle ne la lui revele. Elle est dejd Id. fitre homme, 
c'est etre sujet a cette terrible maladie qui, si elle n'est pas aussi 
vieille que la terre, est anterieure au dernier craquement de la 
croute terrestre. II s'est toujours trouve des sorciers avides de 
puissance et des guerisseurs adorateurs du Demon pour aider a 
la naissance de ces peurs ataviques. Dans les cavernes et les forets 
de la prehistoire, Fhomme imaginait les divinites d'une maniere 
plus poetique, plus spontanee, moins morale, moins logique que 
I'homme ne con9oit aujourd'hui la Sainte Trinite. Les sentiments 
de remords, de culpabilite, d'humiliation que nous inspiraient 
jadis les foudres de Jupiter, I'egide d'Athena, les fleches rapides 
d'ApoUon, les maledictions des firinnyes, et qui etaient suivis 
de repentirs propitiatoires, de prieres, de flatteries, de furieuses 
implorations, ne different nullement de ceux qu'aujourd'hui 
suscitent en nous le Courroux du Pere, le Sang du Fils et le 
Souffle de I'Esprit Saint. lis naissent naturellement dans notre 
systeme nerveux a nous autres humains, tout fragile qu'il soit. 
lis proviennent du coeur et de l'esprit humain et nullement de 
Teternite, des cieux, d'une autre dimension, de Dieu, du Logos 
ou du Saint-Esprit. Ce que les sorciers et les prophetes de I'age 
des cavernes ont du vociferer il y a deux cent cinquante mille 
ans, nos apologistes nous le murmurent a present d'une voix 
cajoleuse, dans un langage habile et rafiine. Or mon sejour au 
Pays de Galles m'a appris a accueillir ces messages. Les plus 
terribles nr^^&ofjisismK ftt hji, ^bis, h/;^.v.WA^ -wyPxW.WJ/OTA ^iuc& 
sont aussi naturelles qu'elles I'etaient a I'age des cavernes : tout 
aussi naturelles, tout aussi inevitables, et tout aussi fausses. Le 
principal atout dont disposent les adeptes du surnaturel est une 
evidence : nous sommes tous nes pour souffrir de la meme mala- 
die, et tous nes pour lutter, du moins si nous voulons etre des 
esprits Hbres, contre notre predisposition naturelle a cette mala- 
die. Et pour « avoir une philosophic » (j'entends par la un sys- 
teme qui assure la sante, le plaisir, la paix de l'esprit) il est 
essentiel que nous en fabriquions une nous-memes, pour nous 
personnellement ou pour les hommes et les femmes qui nous 
ressemblent. Ce que j'essaie de presenter dans cet essai, autant 
pour m'aider moi-meme que pour aider les autres, ce sont les 
principaux procedes, les principales pratiques relevant d'une 
sorte de psychomagie, et les principaux signes sur la terre comme 
dans le del qui me permettent enfin (et je dois bien reconnaitre, 
alors que je vis au pied d'Yr Wyddfa et du Cader Idris, que c'est 



401 



la sagesse meme) de proteger, de diriger, de comprendre ma vie 
quotidienne pendant les annees qu'il me reste a vivre. Bien sur, 
j'ai ete influence par des auteurs aussi classiques qu'Homere, 
Aristophane, Rabelais, Shakespeare et Goethe — car je ne suis 
pas seulement un ver de terre a la fois pedant et plein d'humilite 
sournoise, et a bien des egards aussi denue de scrupules qu' Uriah 
Heepi lui-meme, mais un rat de bibliotheque obsequieux aussi 
zele que Boswell^ ! Gependant, la plupart des precedes mentaux, 
moraux et esthetiques que je te presente de fagon quelque peu 
cavaliere, 6 lecteur difficile, ont surgi en criant « nous void! » 
tout simplement grace a I'influence qu'a cue sur les nerfs et les 
sens d'un natif du Derbyshire baptise « John » un canton du 
Merionethshire appele Edeyrnion, d'apres le nom d'un fils de 
Gunedda*. Oui, c'est en nous-memes et non dans un au-dela 
temporel et spatial que depuis deux cent cinquante mille ans 
ces verites qui nous paraissent si terriblement logiques, si 
terriblement rationnelles et si terriblement scientifiques, naissent 
pour nous tourmenter. J'emploie a dessein le mot « scientifique » 
car c'est seulement a nos chercheurs-inquisiteurs, ces moutons 
de Panurge, qu'echappent le dogmatisme religieux, le fanatisme 
autoritaire, I'absence d'humanite et de « philosophie » qui 
caracterisent certaines branches de la science moderne ou revivent 
tous les sombres mysteres, toutes les sorcelleries, toutes les immo- 
lations d'autrefois. 

Ge n'est pas de quelque fiternite imaginaire, ni des profondeurs 
insondables d'un Inconscient, imaginaire lui aussi, qui serait 
nous-memes sans etre nous-memes, que proviennent nos senti- 
ments de culpabilite, de soHtude planetaire, de perdition spiri- 
tuelle, de peur devant la mort, qui ne sont que des obsessions 
humaines, trop humaines. Ges sentiments sont bien plus proches 
que nous I'imaginons des terreurs qu'eprouvent les animaux, les 
reptiles, les oiseaux, et meme (car qui pent en nier la possibi- 
Hte?) des terreurs des vers et des terreurs des insectes. Gette 
philosophie qui est mienne et que je ne fais qu'esquisser dans ce 
bref expose, car il ne s'agit manifestement que de notes ecrites 
entre la Gaveme et le Marais par un Frere Espoir a I'esprit tres 
peu philosophique, possede au moins une vertu qu'on ne ren- 
contre pas dans tous les systemes metaphysiques : contrairement 
au cercle divin dont le centre est partout, elle refuse de revenir 
pour finir a son point de depart. A la figure du cercle elle prefere 
une ligne sinueuse animee d'un mouvement vers I'avant, si 
irreguhere, si ondulante, si hesitante, si vaporeuse soit-elle. Ge 
matin meme, alors que je me reposals appuye contre un rocher 

1. Personnage de David Copperfield. 

2 . Le biographe de Samuel Johnson. 

3. Chef gallois qui apparait dans le Mabinogion, ancfitre de Porius. 



402 



isole sur les hautes terres couvertes de bruyeres non loin d'ici, 
j'ai ressenti au plus profond de moi-meme que mon romancier 
prefere, Dostoiewsky, avait tort lorsqu'il laissait entendre que sans 
le Christ-Dieu de notre croyance occidentale et sans la Conscience 
qui en nous obeit a un Imperatif sumaturel, le mal et la cruaute 
innes de nos coeurs se dechaineraient en une orgie de perversites 
telle qu'aucun enfant sans defense ne serait a I'abri d'une mort 
horrible au milieu de hurlements de joie demoniaques. Je me 
refuse a le croire. Malgre tons les evenements recents, je crois 
toujours comme le bon roi Gargantua et son vaillant compagnon 
Frere Jean des Entommeures que les hommes et les femmes, 
pourvu qu'ils ne soient pas rendus fous par la faim et la terreur 
ou par la honteuse stupidite et I'habilete diabolique de leurs 
dirigeants, sont naturellement bons, naturellement bienveillants, 
naturellement endurants et, en fin de compte, naturellement 
capables de se passer de 1' amour chretien, de vivre et d' aider les 
autres a vivre grace a des ressources toutes paiennes : un peu de 
tolerance et de bonte humaine, un peu d'humour et de bon sens. 



JOHN COWPER POWYS 

traduit par Didier Coupaye 
avec la collaboration de Michel Cresset et Claude Levy 



Ce texte est tire du recueil d'essais Obstinate Cymric (Carmarthen, The Druid Press, 
1947)- 



403 



VIII 
MAGIE 



Ce qu'il nous faut (et la clef de notre 
equilibre est en nous), c'est revenir 
audacieusement a une vue magique 
de la vie. 

Autobiographie, 565. 



TR ARGLWTDD HEB SAETH 



Powys a voulu achever son premier roman gallois sur une vision, celle 
qui survient a Meredith apres la mort de son pere, le grand heros Owen 
Glendower. Elk contient en quelques images fulgurantes les hantises 
majeures de Powys. Celle, tout d'abord, d'une memoire ancestrale et 
impersonnelle qui suit depasser les limites douloureuses de la memoire 
individuelle et coupable. Savoir oublier les horreurs, et notamment 
la mort du pere, etait dejd la kfon de Wolf Solent, et Pon ne peut qu'etre 
frappe par les correspondances entre les illuminations ultimes de ces deux 
ceuvres. Le champ de boutons d'or qui reconfortait Wolf de ses richesses 
interieures liees aux souvenirs de Venfance, a travers ses vagues dansantes 
evocatnces de Weymouth, etait encore une vision de la terre; ce sont bien 
de ces vagues d'or que, onze ans plus tard, nait cette lumiere doree que 
contemple Meredith, mais elle est desormais projetee dans I'espace. Cette 
lumiere qui console est-elle une illusion des sens? Le dernier mot de la 
sagesse powysienne veut qu'on s'arrete aux sens, h I'apaisement d'une 
vision dont peut-etre I'efFet etait plus proche de la verite que sa 
cause. 

Quant au theme de la bete a comes, il a toujours hante Powys, que ce 
sou dans Les Sables de la Mer ou dans Camp xctx?incM,' mais il 
etait alors symbole de rivalite dangereuse, de lutte a mort fatale pour 
run des deux antagonistes; ici, Vhomme et le cerf demeurent chacun face 
a face, dans une rencontre immobile et eblouissante depourvue de toute 
haine : le fils blesse, I'anti-heros qui cherchait a depasser I'humaine 
condition SI souvent amoindrie par la frustration et le ressentiment, 
est_ devenu ce visionnaire apaise, riche de sa depossession, ce Seigneur 
qui n'a plus besoin de ses fleches. 



DIANE DE MARGERIE 



406 



LE SEIGNEUR SANS FLfiCHES 



Ce fut seulement lorsque I'aube grise, froide et triste, pleine 
de la lassitude des grands espaces, commenga de poindre sur 
Mynydd-y-Gaer, que Meredith dit adieu a Broch et entreprit 
de descendre les pentes couvertes de fougeres qui menaient a 
la maison du garde-forestier de Carrog. 

Le geant lui avait assure qu'il pourrait suivre, la nuit d'apres, 
toutes les instructions du Prince au sujet de la « poignee d'osse- 
ments » qui devait etre enterree sous ce pilier de forme etrange, 
que certains appelaient une croix et qui portait en efFet une 
croix sur le cote, qui s'elevait au centre de la pierre des Druides 
dans le cimetiere de Corwen. 

... Meredith etait inquiet en descendant cette longue pente 
sombre dans I'aube grise. Devait-il ou non visiter pour la der- 
niere fois les mines noircies de Glyndyfrdwy? Devait-il ou non 
appuyer I'oreille contre cette grande pierre que I'aieul de son 
pere avait placee a I'entree du tertre de leur famille? EUe etait 
sans doute envahie maintenant d'herbes et de fougeres. Peut- 
etre I'eniplacement en etait-il indistinct, s'il n'etait pas perdu 
pour toujours... Quelqu'un etait-il jamais venu la ecouter depuis 
lors ? ^ Les esprits des morts eux-memes mouraient-ils tandis 
que I'univers suivait son cours? Non, il ne s'arreterait pas, il 
irait a cheval vers le sud, d'abord le long du lac Tegid, puis a 
travers les montagnes, droit vers les forets de Tywyn! 
Tout etait obscur sous ses pas. II devait avancer prudemment a 
cause des souches d'epineux, des tiges d'ajoncs et des terriers 
de lapins. Mais lorsqu'il leva la tete, au-dela de Dinas Bran, 
le del, a Test, etait deja dore. II ne pouvait distinguer encore le 
chateau-fort. C'etait toujours ainsi : dressee a I'entree de la 
vallee, cette grande forteresse ceinte de remparts aurait du etre 
visible de toutes les coUines au-dessus de Corwen. Mais elle I'etait 



407 



rarement, et en fait il ne I'avait lui-meme vraiment vue qu'une 
seule fois. Et pourtant elle etait toujours la. Le difficile etait de 
la distinguer des Rocs Eglwyseg qui se dressaient derriere elle. 
Bran le Beni! Comme c' etait bien dans la nature de ce Deus 
Semi-Mortuus que sa demeure fut visible et pourtant invisible 
— veritable secret ouvert du « Vallon de I'Eau Divine » ! 
Oui, combien de pas avaient foule cette colline depuis les jours 
ou les gens de Mynydd-y-Gaer attendaient cette lumiere doree? 
Tous disparus — comme son pere avait disparu... Mais la vie 
devait etre vecue. II fallait continuer. Se forcer a savourer 
I'endurance — c'etait cela le plaisir de la vie ! 
Oui, on devait supporter le fardeau du jour, et rendre graces a 
la fin du jour. Oui, il fallait oublier certaines choses, sinon le 
triste spectacle ne pouvait se poursuivre; mais il n' etait pas 
besoin d'oublier les morts — on ne pouvait les oublier. lis 
etaient en nous ! Tandis que nous vivions notre demi-vie, ils 
vivaient leur demi-vie. Sombre, sombre, la vie des vivants et la 
vie des morts ! Et comme il faisait sombre sous terre ! Mais 
Test se transformait en abimes fuyants de lumiere doree. On 
eut dit que s'etait levee une immense herse planetaire, et que 
s'exposait au regard le sol de I'lnfini ! La nuit et I'aube ! Ainsi 
s'accomplissait le cycle, ainsi tournait la roue. 
Oui, il commen9ait deja d'oublier certaines choses! O saint, 6 
divin Oubli ! L'Oubli etait plus grand que I'aube dans le ciel 
et I'obscurite sous terre. Son pere avait disparu dans cette obscu- 
rite, et il y etait encore; et desormais, chaque fois que I'un des 
deux crepuscules couvrirait la terre — car la nuit effagait tout 
sauf elle-meme — Meredith le retrouverait. 
Mais la consolation qui lui venait de cette lumiere doree etait 
une illusion. II le savait bien. Et pourtant il etait console. Qu'y 
avait-il done dans cette transparence doree qui attirait son 
ame hors de son corps pour 1' en trainer dans un retour en arriere 
infini ? 

Illusion ! Illusion ! Mais pourquoi I'homme etait-il ainsi fait 
que le transformait a ce point la simple sensation de I'illimite 
donnee par cet or transparent? Le charme operait maintenant 
sur lui — et que savait-il? Peut-etre I'effet etait-il plus proche 
de la verite que sa cause? Son chemin mena Meredith a travers 
un petit groupe de sapins; et il regagnait la clairiere lorsqu'il 
s'arreta soudain, frappe d'effroi, envoute. 
Totalement immobile, la tete levee, humant Fair de I'aube, se 
dressait devant lui, sur un rocher isole, un cerf aux cornes magni- 
fiques. Meredith etait assez le fi.ls de son pere pour savoir donner, 
en une seule seconde, une telle fixite a son corps que celui-ci 
parut aussitot se petrifier. Cette te^ sombre avec ses cornes, 
se profilant sur I'espace dore infini, Iwmprima dans sa memoire 



408 



M'-miHiMiiiiiiiiiiiii 



pour toujours. Des annees plj^ tard, a travers toutes les forets 
de Tywyn, le peuple de sa femme lui donnerait, dans sa langue 
etrange, le nom de j>r Arglwydd heb saeth, « le Seigneur sans 
fleches ». 

II attendit la, retenant son souffle, jusqu'a ce que I'animal 
s'eloignat de son propre gre en bondissant. Et tandis que Mere- 
dith descendait la colline, se rassemblerent au hasard dans sa 
vision interieure, suscitees par ce cerf, mille autres impressions 
analogues, venues des rives brumeuses de sa memoire : un mur 
gris ecroule et, au-dessous, un belier solitaire qui broutait; la 
branche saillante d'un sapin au bord d'une route, oil, se prome- 
mant avec son pere quand il etait enfant, il avait vu se poser 
une grande buse du meme brun-rouge que la branche surplom- 
bant ses ailes rephees; la double chaine des cimes de Snowdon, 
Wyddfa, la tombe sans nom, et Carnedd Llewelyn, tels qu'il les 
avait surpris un jour, a quarante milles de la, surgissant d'une 
mer ondoyante de brumes blanches; le bond d'un saumon hors 
du tourbillon sombres des eaux de la Dee au-dessous de Glyn- 
dyfrdwy; le ululement sauvage du hibou qu'il avait coutume 
d' entendre de sa chambre d' enfant a Sycharth — toutes ces 
images I'envahirent alors d'un etrange reconfort, et il songea : 
« Comme nous, comme lui, ces creatures de notre terre naissent, 
vivent leur temps et disparaissent, mais notre terre demeure, 
et tant que notre terre durera, comme I'a dit le prophete, notre 
langue durera, et avec elle notre ame. » Meredith marcha plus 
legerement a cette pensee, mais il lui aurait ete difficile d'exph- 
quer a quiconque — non, pas meme a EUiw ferch Rhys — la 
teneur secrete de ce qu'il eprouvait. 

Depuis sa naissance il avait ete sans illusion sur la vie humaine. 
Ni la foi des premiers ages ni la croyance des Lollards de ce 
temps n'avaient jamais eu prise sur lui. Quand il avait vu son 
ffls pour la premiere fois apres sa naissance, Owen s'etait eerie : 
« C'est un enfant change par les fees ! Regardez comme ses yeux 
sont tristes ! » Mais si les yeux de Meredith etaient tristes, c' etait 
sa cynneddf, sa particularite, comme Rhisiart et Walter Brut 
I'avaient tons deux souvent observe, de posseder le secret d'un 
etrange et mysterieux sourire qui semblait provenir de plus loin 
que tout I'univers visible. 

Et a present que la vue de ces comes majestueuses se profilant 
sur I'aube ramenait tons ces souvenirs, il sentit que chacune de 
ces images — sinon pourquoi auraient-elles subsiste dans la 
confusion de ses jours ? — etait beaucoup plus que le cri d'un 
hibou, la halte d'une buse, le bond d'un saumon, la cime d'une 
montagne au-dessus de la brume. Qu'etaient done ces images, 
que detenaient-elles pour apporter un tel apaisement? 
« C'est ce qu'elles ont d'impersonnel » pensa-t-il. « C'est qu'elles 



409 



sont les visions des milliers de generations d'honxmes qui ont 
vecu sur ces collines. Elles sont a moi — et elles ne sont pas a 
moi! Avec une foule d'autres choses plus communes, plus 
simples, elles sont ce qu'a vecu notre peuple a travers les gene- 
rations. Quelque chose les conserve; un esprit qui depasse ce que 
nous sommes nous-memes; et plus que nous ne le savons, cha- 
cune de ces images ajoute a ce que conserve cet esprit! » 
Alors I'envahit la vision du navire du Roi Arthur, Prydwen, 
naviguant entre Ciel et Enfer, et pourtant immobile dans les 
profondeurs d'une seule ame, ses grandes ailes de dragon refle- 
tees dans les eaux insondables. 

« Oh, mon pere, mon pere ! II n'y cut jamais plus grand Gallois; 
mais plus grande que ta grandeur... » 

« De quoi sourit cet honame au visage triste? » s'ecria la plus 
vieille creature ailee d'Edeyrnion, la corneille croassante de 
Llangar, s'adressant a son vieux compagnon, alors que le couple 
d'oiseaux s'abattait au-dessus de Meredith qui pressait le pas. 
« Ms gwn! Je ne sais pas! Ms gwn! » croassa I'autre; et tandis 
que les corneilles s'envolaient avec de lourds battements d'ailes 
et s'eloignaient vers I'est, decrivant d'immenses spirales de plus 
en plus haut a mesure qu' elles planaient au-dessus du cours de 
la riviere, celui qui les contemplait crut sentir que quelque chose 
dans ce grand paysage devaste repetait depuis toujours ces 
mots vides, aussi loin que remontat sa memoire. 
Mais les grands oiseaux s'elevaient dans les airs, indifFerents aux 
echos, s'elevaient jusqu'a ne plus etre pour Meredith que des 
taches, des points perdus dans I'espace. II ne savait pas ou 
ils allaient. Mais dans sa pensee, ils volaient au-dessus de la 
Crete rocheuse des Berwyns, ils volaient au-dessus du toit efFondre 
de Sychart, ils volaient vers le tertre de tourbe et les rochers 
epars qui etaient tout ce qui restait de Mathrafal. 



JOHN GOWPER POWYS 

traduit par Frangois Xavier Jaujard 



Ces pages sont les derni^res du roman Owen GUndower (1940). 



410 



4 



TALIESSIN, CHEF DBS BARDES 



Mul poete celtique n'est plus mysterieux que Taliessin, tant la legende, 
a son propos, s'accroche a I'Histoire. II est probable qu'un barde de ce 
mm a reellement existe au VI^ siecle de notre ere, au Pays de Galles. En 
effet, les dernieres etudes faites sur les textes qui lui sont attribues, notam- 
ment celles faites par les erudits gallois, out demontre que sept de ses 
poemes peuvent remonter a cette date. Mais ces sept poemes sont histo- 
riques : ils concernent d'ailleurs davantage les Bretons du Nord, ceux qui 
s'etaient etablis dans le voisinage de Glasgow, que les Gallois proprement 
dits. II est vrai qu'a cette epoque, les Saxons n'avaient pas encore etabli 
leur domination sur I' ensemble de Vile. Et Taliessin chante les rois des 
Bretons du Nord, Uryen Reghed et son fits Owein, qui eurent des demeles 
non seulement avec les envahisseurs saxons, mais aussi avec leurs propres 
compatriotes . 

Curieusement, les deux heros du Taliessin qu'on peut consider er comme 
authentique ont ete,par la suite, engloutis dans la legende, et Von retrouve 
Uryen et surtout Owein dans les romans de la Table Ronde : Tvain, le 
Chevalier au Lion de Chretien de Troyes, n'est-il pas « le fils du roi 
Urien »? Mais le personnage de Taliessin lui-meme allait devenir le 
heros de nombreuses legendes et, pendant des siecles, jusqu'd la fin du 
Moyen-Age, on a ecrit, sous son mm, une quantite invraisemblable de 
poemes, tres disparates, oil se combinent des influences diverses et des 
legendes tres differentes les unes des autres. 

II y a d'abord la legende rationnelle, ou realiste, si Von pre/ere. Taliessin 
aurait ete enleve, tout enfant, par des pirates irlandais. Mais tandis qu'il 
se trouvait sur le bateau quifaisait voile vers VIrlande, il se serait echappe 
sur un petit coracle (bateau d' osier recouvert de peaux) , aurait erre sur 
la mer et aurait echoue sur le territoire de Gwyddno Garanhir oil il aurait 
ete recueilli par le jeune chef Elffin qui en aurait fait son barde. C'est 
du moins ce que raconte un ancien manuscrit transcrit par lolo Morganwg, 
et quand on sait que lolo Morganwg, antiquaire de la fin du XVIII^ 
siecle, est un faussaire comparable a La Villemarque et a Macpherson, 
il est permis d' avoir des doutes sur Vauthencite de cette histoire. 
Mais elle est neanmoins plausible et a pu servir de base a la legende mer- 
veilleuse, dans laquelle se sont infiltres tous les themes herites du druidisme 
et remis a la mode, a partir du XII^ siecle, par Vecole bardique dite « ne'o- 
druidique ». II faut dire tout de suite que ce neo-druidisme n'a aucune 
base vraiment serieuse et que jusqu 'a present, on ne sait pratiquement rien 
des croyances druidiques. C'est dans ce contexte que s'est developpee la 
legende de Taliessin telle qu'on la trouve dans un manuscrit tardif^. Nous 
sommes en pleine magie. La deesse-sorciere Keridwen prepare un chaudron 
de science afin de rendre son fils intelligent. Elle charge un certain Gwyon 

I. Voir les details dans J. Markale, Les Celtes, Payot, Paris, 1969, et l'£popee Celtique en 
Bretagne, Payot, Paris, 1971. 



411 



Bach de surveiller la cuisson du chaudron. Mais Gwyon Bach regoit trois 
gouttes du liquide sur les doigts et acquiert la connaissance parjaiu. 
Keridwen le poursuit dans une chasse fantastique oil les deux antagonistes 
prennent differentes formes. A la fin Keridwen Vavale et, neuf mois plu: 
tard, accouche d'un gargon qu'elle abandonne dans un sac de peau qu: 
s'echoue dans les filets de Gwyddno Garanhir et est retire de la mer par 
Elffin. On voit ici la transposition de Vhistoire precedente. C'est Elffr: 
qui donne a Venfant le mm de Taliessin. Taliessin, qui connait le passi 
et I'avenir, e'merveille tout le monde, devient le barde d' Elffin, aide celui-ci. 
joute avec les autres bardes et merite le titre de pennbardd, c'est-d-din 
de « Chef des Bardes ». 

Toute cette histoire de Taliessin est parsemee de poemes, tous apocryphei. 
dont r inspiration est a peu pres de la mime veine que les poemes attribui: 
a Taliessin et qui se trouvent dans un manuscrit gallois du XIII^ siku 
appele Llyfyr Taliessin (Livre de Taliessin). II s'agit de propheties. a- 
considerations sur I'etat du monde, d'allusions politiques, philosophiqui; 
ou religieuses parfois difficiles a comprendre. Le tout est un melange ahuri;- 
sant de connaissances diverses et d'influences venues de partout, et cela dam 
un esprit de synchretisme qui s'apparente aux plus beaux moments de delin 
de la theosophie de la fin du XIX^ siecle ou du debut du XX^. Certains a 
ces poemes sont cependant precieux, tel le Cad Goddeu, ou « Combat d;: 
Arbrisseaux »i que Von peut qualifier de tentative de poesie pure en meru 
temps ^ que synthese mythologique. C'est dans ce poeme que Von peut red^- 
couvrir quelques elements de pensee druidique, a condition de comparer y. 
texte^ avec des recits en prose de la tradition galloise ou meme irlandais-. 
Taliessin est done un mythe. Mais comme tout my the ne peut etre vivan: 
que lorsqu'il est vecu, il se trouve des hommes pour Vincarner. Precisemenu 
John Cowper Powys incarne et actualise le mythe de Taliessin. Dan: 
Forius, ilfait du pennbardd une description fiatteuse, et les caracten: 
qu'il lui prete sont les siens. Taliessin, ou plutot V image que la legendi 
nous a laissee de lui, est une sorte de prophete mystique, et surtout a 
medium : a travers lui surgit tout un monde Strange qu'on ose a peirj 
formuler a Vaide des mots. A travers le personnage de Taliessin qui, seliz 
le celtomane Henri Martin, etait « le druidisme fait homme », se dessir/ 
le personnage de Powys tel qu'il cut voulu etre, interprete des realites inU- 
rieures comme des realites superieures du cosmos. Et c'est par Id qu'il 
atteint la vraie grandeur. 



JEAN MARKALX 



I . Traduction frangaise dans J. Markale, Les Celtes, pp. 363-367. 



412 



TALIESSIN 



Taliessin etait de petite taille mais tres muscle et rable. II portait 
les cheveux bizarrement pres du crane, et il ne se rasait pas seule- 
ment les polls du visage mais autant que possible ceux de toutes 
les autres parties du corps. Non seulement il projetait son ame hors 
de son enveloppe charnelle, mais il semblait user de tout le pou- 
voir de son imagination pour projeter entierement son etre mince, 
fibreux et nerveux a I'interieur de la substance inanimee ou ele- 
mentaire dont il desirait violemment partager I'existence. Mais le 
plus curieux etait que cet etrange roi de la cuisine de Cynan ap 
Glydno n'avait ni parent ni ami. II ne semblait pas non plus avoir 
de sexe. II ressemblait moins a une idole hermaphrodite venue a 
la vie consciente avec I'intensite aigue des deux sexes, qu'a une 
creature elementaire entierement depourvue de tout instinct sexuel 
comme des organes des deux sexes. II pouvait ainsi creer une 
forme de poesie dont la particularite venait de ce qu'elle n'etait 
pas seulement asexuee, mais depourvue de toutes les emotions 
liees au culte et a la religion auxquelles le sexe participe. 
Myrddin Wyllt disait de Taliessin que ce jeune prodige etait un 
eternel enfant. Et c'etait sans doute cette qualite d'enfance, ecla- 
tante dans sa verite nue, qui expliquait le charme magique de 
I'enfant-barde et son triomphe sur ses rivaux. Si primordiale etait 
la poesie de Taliessin, si naive, si naturelle, si satisfaite par I'im- 
pression immediate de I'objet, de la situation ou de I'evenement, 
qu'elle laissait dans I'esprit un etrange sentiment d'obscurite para- 
disiaque, la plenitude extatique de la sensation pure dont on ne 
peut rien dire sauf ce qui est implicite dans ce qu'affirment si 
souvent les enfants : J'ai ete, ou J'ai ete Id, ou J'ai ete avec..., ou 
J'ai vu... 

Lorsque Myrddin Wyllt pronon^ait le mot enfance, c'etait sans 
doute avec I'idee que le mysticisme de Taliessin tel que I'entendaient 
tant de gens pratiques, logiques et rationnels n'etait absolument 



413 



pas du mysticisme, mais au contraire un abandon presque pueril 
a la sensation pure. II semble que Myrddin Wyllt considerait la 
poesie de Taliessin comme le plaisir eprouve a savourer une essence 
particuliere, une essence que Ton pouvait trouver non seulement 
dans les choses et les etres, mais dans les evenements historiques 
et mythologiques, une essence que le poete pouvait saisir par une 
identification si etroite et intime avec I'objet ou I'evenement dont 
il parlait, qu'il semblait se mettre entierement a nu tout en conser- 
vant ses sens tandis qu'il plongeait au trefonds de I'objet et en 
devenait une part consciente, projetant sa sensibilite humaine a 
I'interieur de ce qui pour le profane pouvait n'etre qu'une goutte 
d'eau sans vie, un morceau de bois inanime, ou un' ensemble de 
symboles traditionnels perdus et presque indistincts dans un passe 
fabuleux et lointain. L'essentiel de ce que revelait le mot-clef de 
Myrddin Wyllt, enfance, se trouvait dans I'immunite absolue de 
I'enfant-barde a toutes les emotions humaines ou le sexe joue un 
role dominant, comme I'amour, la haine, la race, la religion, et 
presque toutes les formes de cruaute : il se trouvait surtout dans 
I'etrange frisson de plaisir et la sensation excitante que pent pro- 
duire la poesie lorsque le sexe en est retranche. 
En cette nuit placee sous le signe de Saturne, le vingt octobre 499, 
I'esprit de Taliessin etait si plein des tentatives d'assonance et 
d'alliteration qu'il avait poursuivies d'apres certains rythmes, et 
aussi d'apres I'efTet psychologique de ces rythmes modules selon 
divers procedes repetitifs, qu'il servit les convives de Cynan ap 
Clydno dans un etat second, une complete absence — une 
transe. 

Lorsqu'il etait dans cet etat, il usait de ses richesses avec une insou- 
ciance extravagante, et peu lui importait de prodiguer ces tresors 
a des mendiants ou meme a des pores. Une des particularite dont 
les autres gens de la suite avaient coutume de se moquer dans les 
vestibules et les cuisines de Deganwy etait la manie qu'il avait de 
garder dans des coupes et des jarres les petales et les feuilles de 
divers arbustes et fleurs sauvages, cueillis dans leur tendre frai- 
cheur mais conserves jusqu'a se faner, s'effriter, devenir noirs et 
meconnaissables. Sur des cuillerees de cette poussiere parfumee il 
versait ensuite de I'eau bouillante, et savourait alors a petites 
gorgees pendant des heures la boisson aromatique ainsi distillee, 
tout en grignotant des miches d'un certain pain d'orge et de seigle 
qu'il cuisait lui-meme. Saisi par son inspiration en cette nuit de 
clair de lune, a la veille de la Fete des Semailles, Taliessin goutait 
a peine aux plats qu'il posait devant les convives de Cynan, et ne 
se souciait guere du nombre de convives ou de mets. De temps en 
temps il preparait son breuvage de petales et de feuilles sechees. 
De temps en temps il grignotait son pain. Mais il se recitait cons- 
tamment a lui-meme, car sa memoire etait prodigieuse, un poeme 



414 



sur lequel il etait en train de travailler et qu'il psalmodiait avec 
violence. Si Myrddin Wyllt avait pu contempler son corps mince, 
son visage osseux, son crane tondu et tous les mouvements machi- 
naux et adroits par lesquels il continuait de preparer un repas 
exquis pour un nombre incertain de convives, tandis que grace a 
ce gout d'infusion aromatique sur la langue il savourait une 
secrete orgie d'inspiration poetique, le magicien eut certainement 
pense : « Voila un etre qui pourrait hausser la voix jusqu'a la 
prophetic! » 

Mais Taliessin etait aussi complete ment indifferent a la prophetic 
qu'a I'amour et a la religion. L'hommage conventionnel et froid 
qu'il rendait parfois a la religion chretienne, et en particulier au 
dogme de la Trinite, ressemblait au respect embarrasse d'un pre- 
tre paien en presence d'un rituel etranger. Ce qu'il s'efFor^ait 
d'atteindre etait une magie particuliere du vers scande, grace a 
laquelle il pouvait chevaucher ou naviguer, flotter ou sombrer 
dans i'essence de la chose, de I'evenement, de la rencontre ou de 
la situation qui le concernaient. Ravir les essences de certains 
objets primordiaux par la magie de son poeme au point que tous 
ceux qui I'entendaient puissent partager son transport, c'etait la 
ce qu'il desirait, et il tenta dans cet esprit sa nouvelle experience 
avec la rocaille et I'herbe, les rochers et la boue, Feau et le feu. 



Les racines de mille mondes suspendues au-dessous de moi, 

Les touches de mille mondes sugant les mamelons 

Du Neant autour de moi, je me suis enfui des Meres 

Pour chevaucher les vents de la vie qui tournoient autour d'Annvufyn ! 

Prenez le gris de I'aube, prenez le rouge du soleil couchant, 

Prenez lafloraison noire et pourpre du pressoir a vin du tonnerre, 

Et versez-les tous dans les auges a pores d'Annwfyn ! 

J'avais assombri ces plages de I' ombre de ma grand' voile — 

Rebuts de mer, epaves de mer, algues de mer, coquilles de mer ! — ■ 

Avant que la quille d'un navire s'echoudt a Caer Sidi 

Ou qu'un autre navire s'ancrdt au quai humide de Carbonek. 

J'ai ete la bulk de sang dans la gorge du Kraken 

Quand I'eclatement de sa trombe engloutit I'Atlantide Perdue : 

J'ai ete la derniere pensee dans I' esprit de Tithon 

Avant qu'il se change en pierre froide sur le sein de I'aurore, 

J'ai ete le premier mot sur les levres de Tire'sias 

Quand il lechait le sang entre I' Ocean et I' Hades. 

Aurais-je garde les vers de terre dans leur multitude 

Aurais-je suivi les anguilles dans leurs migrations oceanes 

Me serais-je love dans les crStes des vagues incurvees qui couvraient 

Lesfalaises bordant les continents noyes engouffres dans I'abime 



415 



Pour ne point partager avec les falaises et les vagues et les tourbillons 
Pour ne point partager avec les anguilles qui se tournent et se tordent 
Pour ne point partager avec les pores des auges d'Annwjyn 
Pour ne point partager avec la trombe de la gorge du Kraken 
Pour ne point partager avec les vers de terre qui tdtonnent 
Pour ne point partager avec les racines des mondes qui serpentent 
Pour ne point partager avec les vents de la vie qui tournoient autour 

d'Annwjyn 
Pour ne point partager avec la derniere pensee venue a Tithon 
Pour ne point partager avec le premier mot venu a Tire'sias 
La chose que nul ne peut prononcer, la chose indicible, 
Que I'aile de I'oiseau et la peau de I'homme et Vecaille du poisson 
Transmettent ensemble a toutes les dmes perdues cachees dans leur prison, 
Comme Mabon ap Modron dans sa geole de Caerloyw, 
La chose qui etait connue avant le commencement, 
Et sera connue encore quand la Jin sera oubliee, 
Connue de I'etoile de mer et du poisson-lune , des vers de terre et des vers 

de mer 
Connue des dieux du del et des hommes de la terre et de toute creature 

vivante ! 
II la connaissait, Pelage, et moi, Taliessin, 
Qui loue jusqu'd ma mart le Seigneur d'Tr Echwydd, 
Qui sers, tant que j' en ai la force, Cynan le donneur de fetes, 
Je la tiens de la vase des e'tangs et dufrai des crapauds et de la salive 

des larves, 
Du cor ail vert des fougeres, des lichens blancs, des mousses jaunes, 
Des salamandres qui sombrent, pattes etendues, au fond des mares 

a roseaux, 
Des epees qui rouillent dans les souches de chenes, enrobees dans 

les Ungues pluies, 
Des ceufs qui pourrissent dans les nids perdus et goutent les brumes 

sauvages, 
Je la tiens de toutes ces choses, et aux hommes je la proclame : 
La fin a jamais du sens de la Faute et du sens de Dieu, 
La fin a jamais du sens du Peche et du sens de la Honte, 
La fin a jamais du sens de I' Amour et du sens de la Perte, 
Le commencement a jamais de la Paix paradisiaque , 
Le « J'eprouve » sans question, le « Je suis » sans but, 
Le « Cela est » qui ne mene nulle part, la vie sans apogee, 
Le « Assez » qui ne mene vers aucun achevement. 
La reponse a toutes choses, mais qui ne repond rien, 
Le centre de toutes choses, mais tout a la surface, 
Le secret de la Nature, mais que la Nature divulgue sans cesse 
Par toutes ses voix de la terre, dufeu, de I'air et de I'eau! 
D'ou. vient-il? Oil va-t-il? II est sans mm, il est sans honte, 
C'est le Temps delivre enfin de son Accusateur fantome. 



416 



Le Temps qui n' est plus hante par un Spectre eternel. 

Sans Dieu, mais aux dieux innombrables comme les sables de la mer, 

C 'est le Carre aux quatre cotes qui enferme tous les cercles, 

Tetrade a quatre horizons qui engloutit toutes les Triades. 

II contient chaque creature que la Nature peut appeler, 

II n'ecarte d'Annwfyn ni homme, ni bete, nifemme! 



C'etait une chose etrange, mais explicable a la lumiere des prodi- 
ges qu'il avait connus a Caer-Einion et des outrages qu'il avait 
endures a Deganwy au fond de son ame : au lieu de ressentir une 
exaltation particuliere apres avoir ainsi clame sa litanie fabuleuse 
et totale, il eprouvait simplement la sensation, familiere a la suite 
de ces rafales d'obscures litanies, d'entrer en relation intime avec 
un objet minuscule et inanime qui par le plus grand des hasards 
se trouvait a cet instant sous ses yeux. 

En I'occurence, I'objet que rencontra le regard du cuisinier de 
Cynan ap Clydno fut un fetu de ble, sale et fendu, courbe et 
ecrase, avec deux cosses vides, et sa tige non seulement aplatie 
jusqu'a ne plus ressembler au chalumeau creux qu'elle avait ete 
naguere, mais usee, au cours de ses errances forcees sur la terre, 
jusqu'a etre si mince, si lisse et si blanche qu'elle etait devenue 
presque transparente. Tahessin avala une bouchee de pain, vida 
avec soin les dernieres gouttes, les plus suaves, de sa potion de 
feuilles et de petales, car le miel qu'il y versait toujours avait ten- 
dance a couler au fond, et posant a la fois sa timbale et son crouton 
de pain sur le sol, serrant les genoux de ses doigts forts et carres, 
il contempla ce fetu, plonge dans une reverie lethargique. Et peu 
a peu, bien qu'il fut fort probable qu'un des deux seulement 
I'eprouvat, une relation commenga de s'instaurer entre I'homme 
au repos sur le tabouret tiede et sec, et le fetu au repos sur le sol 
humide. 

Le jeune barde laissa toute son ame sombrer dans une conscience 
multiple des manifestations immediates des diverses substances 
de notre planete. Le miel parfume par les petales s'attardant 
encore sur sa langue, le pain d'orge fondant a loisir dans son 
ventre, les odeurs de resine seche des sapins lointains, les vagues 
senteurs aromatiques des diverses pousses du bord de I'eau, la 
sensation de Fair vide s'eloignant dans chaque direction a des dis- 
tances fabuleuses, celle des rochers humides, profondement immer- 
ges, envahis par les racines fraiches de la vegetation, mais descen- 
dant en une suite de corniches vertigineuses vers les os sees et 
volcaniques de la Grande Mere — toutes ces impressions, bien 
qu'il fut lui-meme un oracle quelque peu volubile et que le fetu 
fut trop aplati pour permettre a un seul souffle de le traverser, 



417 



Taliessin semblait les partager toutes, presque a egalite, avec cet 
insensible interlocuteur tellurien. Mais le seul fait que le hasard 
lui eut permis de choisir un fragment particulier de matiere inani- 
mee mais organique, un fetu de ble ballotte par le vent, dont 
I'insensibilite allait de pair avec celle de n'importe quel fragment 
de son propre squelette qui un jour serait eparpille aux vents, lui 
permettait de dire « toi et moi » a cet objet sans vie. 



JOHN GOV^PER POWYS 

traduit par Frangois Xavier Jaujard 



Ces pages sont extraites du chapitre Taliessin Pen Beirdd dans le roman Porius (Mac- 
donald, 195 1). 



418 



UN FETICHE GMNT 



Non loin du lieu ou j'ecris ce livre, une ville antique entouree 
de mursi ou les legionnaires de Cesar adoraient Venus, se dresse, 
au vu de chacun, I'image phallique de ce qu'on appelle le Geant 
de Cerne. Mais il y a un Geant de Cerne en tout homme...^ C'est 
ainsi, apres quelques allusions dans Wolf Solent et Les Sables, que 
Powys presente le Geant encore visible aujourd'hui sur une colline du Dorset, 
a Cerne Abbas. Ce personnage a Vimpudeur superbe allait prendre pour 
Powys une importance croissante avec le temps, comme si, quittant son pro- 
montoire, il etait devenu le compagnon des promenades , reveuses et erotiques, 
du solitaire de Corwen, du marcheur infatigable qui entrainait avec lui la 
ronde immobile de ses hantises, au grand secret a del ouvert des collines 
desertes. Pour lui, ce Geant incarne, il le dit, la luxure masculine imper- 
sonnelle^ qui demeure, malgre toute union passagere, non humame, 
sans tendresse, primitive, faunesque et paleolithique'. Powys, tou-^ 
jours affame de fetiches, petits ou grands, s'en invente un de taille, arme 
au surplus, comme lui-meme, d'une canne rituelle : ce baton de pelerin^ nu, 
crosse du pretre d'un culte obscene, est le complement de la virilite triom- 
phante du Geant un peu comme « Sacre », la canne de Powys, etait le 
substitut d'une sexualite omnipresente et fuyante. Initialement charge de 
la perversite que Powys attribuait a ses pulsions intimes compliquees de ce 
sadisme tout cerebral qu'il a decrit dans /^Autobiographie, bouc ems- 
saire a rebours des manques de Powys en ce qu'il evoque un surcroit de 
puissance, eternellement erige dans un desir immuable, eternellementjeune, 
le Geant devientpeu a peu le prophete de la morale de plus en plus tolerante, 
detachee et sereine que preconise et vit I' adolescent-vieillard du Pays de 

Galles. 

Dans La Tete de Bronze^ il apparait comme le symbole de la liberie 
sans retenue que la nature nous offre et nous conseille, par opposition au 
mystere chretien de la virginite. II est etonnant d' observer comment Powys, 
dans sa volonte forcenee de resorber les contr aires en lesfaisant alterner, est 
egalement fascine par la procreation et la sterilite, et se trouve porte a 
exalter Vune ou V autre, selon V usage qu'il peutf aire de leur force momen- 
tanee de dissidence, de defi contre les normes et les puissances exteneures. 
Powys peut sembler, dans les pages qui suivent, s'abandonrier a un pan- 
theisme qui serait naturel et d'une veine optimiste. En fait, il choisit Id de^ 
celebrer la « procreation » par opposition a I'etouffoir d'une religion qui 
depuis des siecles sequestrait la sexualite et proscrivait lajouissance. Mais 
prenons garde que c'est une « procreation » impersonnelle en quelque sorte 
qui est ici louee, et non la procreation individuelle. La fusion erotique 
decrite par Powys est un abandon a la continuite universelle, un glissement 

1. Dorchester (N.d.T.) 

2. L'Art du Bonheur (i935)>V- 123. 

3. The Brazen Head, Macdonald, 1956. 



419 



volontaire et extatique dans le flux cosmique, c'est-a-dire dans la 
dissolution, I'ecoulement de toutes choses^.. Powys prend ici parti 
pour la victoire, la prolongation de la vie contre les carcans du monde et de 
lafoi, et en mime temps pour la victoire de I' ego contre la force, devenue a 
son tour un carcan, de la vie qui exige de lui des gages, des preuves, la dime 
de sa sememe. Car la vie attend de I'individu, en echange d'une dissolution 
momentanee dans le plaisir erotique, qu'il se laisse perpetuer dans lafalla- 
cieuse permanence de sa descendance. Et si I'individu choisit de ne pas se 
prolonger de la sorte? Powys est pour I'individu, a lafois dans sa volonte 
de sefondre, de se quitter, et d'echapper au sort commun. 
Lui qui n'envisageait d'abord la sexualite que sous la forme d'une union 
precaire oil les rapports avec une partenaire feminine etaient entraves 
par une peur obscure frisant la nevrose — il en est venu plus ouvertement 
a revendiquer le droit a un plaisir diffus ou solitaire^. Et les heros de 
ses premiers romans, engloutis dans des amours fatales, seront tous 
allegrement venges par le petit John 0' Dreams de Tout ou Rien, qui 
pourra — rive du vieux John! — s' evader de la terre et du systeme 
planetaire en compagnie de son dme sceur, sa jumelle Jilly. Mais avant 
que Powys puisse nous donner I'acces de ce regne enfantin et leger, il aura 
fallu qu'il parvienne dfondre, a reduire la luxure impersonnelle et indif- 
ferenciee de I' animal humain dans certains instants de grace, d'echappee, 
ou. il accorde a quelques creatures Hues de son imagination la trive d'une 
etreinte charnelle heureuse parce que la nature entiere vient s'y r assembler. 
Ainsi le Caboteur et Perdita dans leur promenade, moment culminant 
des Sables, ainsi Petrus et Lilith dans le passage de La Tete de Bronze 
qui suit, et ce n'est pas un hasard si ces unions paniques en certains 
instants privilegies se deroulent avec pour temoin une idole de pierre, 
une statue d'amour* ou un Geant de Cerne, demi-dieux inertes mais por- 
teurs et catalyseurs de I' influx mime de la vie. 



F.X.J. 



1. Ma Philosophie, p. 145. Granit, p. 375. 

2. On trouvera dans le livre de G. Wilson Knight, Neglected Powers (Londres, Routledge 
& Kegan Paul, 1 97 1 ) une etude de ce thfeme, Mysticism and Masturbation, qu'il traite avec 
une delicatesse et une hardiesse egalement remarquables. 

3. Les Sables de la Mer, p. 412. 



420 



LE GEANT DE CERNE 



lis ne mirent pas longtemps a gravir la coUine jusqu'au Geant 
de Cerne, qui demeurait tel qu'il avait ete pendant des milliers 
d'annees — une simple silhouette dessinee sur le sol au sommet 
de cette colline herbeuse et calcaire, ou d'une maniere a la fois 
religieuse et fort paienne on avait empeche I'herbe d'empieter 
d'un pouce sur I'image insensee, toute blanche sur le fond vert 
de I'herbe, du monstrueux geant dont le sexe erige semblait 
attendre la venue, toujours diflFeree depuis des milHers d'annees, 
de la partenaire avec laquelle il put se livrer au jeu immemorial, 
sans pudeur, au plein vu de la mer lointaine et du del eternel- 
lement fuyant. 

En verite, c'est sans doute I'instinct profondement rehgieux, 
autant que sacrilege, de plus de mille generations d'hommes et 
de femmes du Wessex, qui avait preserve cette figure provocante 
et surhumaine, ainsi exposee au milieu de I'herbe sur cette 
colline de calcaire. 

La courte dague gainee de noir sur laquelle s'appuyait Petrus 
Peregrinus martelait sourdement le sol. Petrus entendit tinter 
la cloche du monastere derriere lui, au pied de la colline, et il 
se surprit a gouter une satisfaction singuHere en melant le son 
de cette cloche monotone a la sensation de presser quelque 
chose dans la paume de sa main droite, a chaque pas qu'il faisait, 
appuye sur son arme dans son fourreau de cuir. 
Les pensees et les chimeres de chacun de nous a I'egard des autres 
sont bien etranges, bizarres, et meme parfois dementes, mais si 
nous les considerons en face, les plus folks et les plus inquietantes 
de toutes les divagations de notre esprit naissent lorsqu'on se 
trouve devant une femme, si Ton est un homme — ou devant 
un homme, si Ton est une femme — , que Ton va affronter. 



421 



Le martelement de la dague etait regulier. Mais tout en gravis- 
sant la coUine, au son de la cloche du couvent de Cerne, Peter 
trouvait le temps de defaire de ses doigts impatients chaque 
noeud, de desserrer chaque lacet, d'oter chaque epingle, de 
degager chaque pK des vetements de plus en plus intimes de la 
ravissante creature qui I'accompagnait, si bien que lorsqu'ils 
eurent atteint tous deux le pied en calcaire blanc du trone du 
Geant, ils se laisserent aller a terre au-dessous de I'organe gene- 
rateur de Fimmense silhouette, et leurs deux corps s'unirent 
aussitot, ineluctablement. 

Nul ne saura jamais quelles pensees ni quels sentiments traver- 
serent I'esprit de LiUth pendant que Petrus donnait libre cours 
a toute sa luxure, mais en revanche les pensees et les sentiments 
de ce savant magicien etaient tres precis. Le visage enfoui dans 
la chevelure en desordre de Lilith, Petrus ne pouvait voir ni la 
mer, ni File des Lanceurs de pierres, ni cette plage majestueuse 
de cailloux fins appelee Chesil, et pourtant il en gardait la vision 
d'une maniere singuliere et secrete. 

Alors qu'il fondait sa vie avec celle de Lilith, il lui sembla que 
le cosmos entier se fendait en deux. Et il lui sembla qu'il etait 
lui-meme tous les oceans, toutes les mers, tous les lacs, tous les 
detroits, tous les estuaires et toutes les rivieres du monde, et 
que le corps svelte qu'il etreignait etait tous les continents, tous 
les caps, tous les promontoires et toutes les lies autour desquels, 
a travers lesquels, au cceur desquels toutes ces eaux plus salees 
que des larmes deversaient leur vie. 

Et tandis que leur union dans I'extase atteignait des paroxysmes 
eperdus au-dessous de ce symbole de I'impudeur primordiale, 
Petrus se sentit devenir plus fort encore que le roulement et 
le jaillissement des vagues. II lui sembla, en cet instant trans- 
cendant, qu'il etait une incarnation bien reelle de toutes les 
semences creatrices de la vie humaine depuis Adam, le premier 
homme. 
C'etait comme si, sous leurs corps unis, toute cette 



province 
hantee de 1' Quest, depuis le plus lointain promontoire de I'lle 
des Lanceurs de pierres jusqu'aux plus lointains hauts-fonds du 
Severn obscurci par la brume, se soulevait jusqu'a la lune. 
L'origine en etait-elle, songea Petrus au plus fort de I'extase qui 
aveuglait ses sens, que depuis que Joseph d'Arimathie, en appor- 
tant le sang du Christ sur cette cote, avait consacre le Mystere 
de la Virginite et jete une ombre de profanation sur le Mystere 
plus grand encore de la Procreation, la substance terrestre de 
cette region de I'Ouest avait ete animee d'un desir ardent, d'une 
envie violente, d'une faim et d'une soif cuisantes jusqu'a ce 
jour ou le sol, le sable, les pierres, les rochers, les graviers et les 
galets du Wessex, et aussi la bave des vers sous terre et des 



422 



limaces sur terre, le frai des grenouilles et I'ecume des sala- 
mandres, et la salive du plus petit insecte, sortaient de leur 
torpeur et se revoltaient centre cet edit absurde qui leur avait 
impose une purete denaturee. 

Et Petrus se jura que ce serait lui, et lui seul, parmi tous les 
hommes vivants ou morts, qui porterait le poids de cette gigan- 
tesque delivrance. 



JOHN COWPER POWYS 

traduit par Frangois Xavier Jaujard 



Ces pages sont extraites du roman La Tete de Bronze (The Brazen Head), Macdonald, 

1956. 



423 



LA D£IT£ &MIGMATIQUE 



Homere et 1' Ether est une wuvre insolite. A premiere vue elle pent 
sembler simple, mais les apparences sont trompeuses. La plus grande partie 
du livre est une paraphrase savour euse de I'lliade, abre'ge'e a dessein et 
melee a un commentaire de la Guerre de Troie, vue sous un angle moderne ; 
ce que I' on peut appeler une suite d' impressions personnelles , captivantes 
surtout parce qu'elle transpose la legende et lui donne de nouveaux accents 
typiquement powysiens. 

Powys admire Homere pour deux raisons essentielles : pour la f agon dont 
il rend si vivants les objets inanimes, grace a laquelle ils apparaissent plus 
charges de sens que ne le devine notre perception ordinaire; et pour la 
maniere dont il affronte courageusement la nature inattendue et fortuite de 
V existence, symbolisee par les actes imprevisibles des dieux querelleurs de 
I'Olympe qui interviennent obscurement dans les actions humaines, domi- 
nes, il est vrai, par ^eus mais decrits avec bien peu de respect et une bonne 
dose d'humour. Or ces deux tendances essentielles sont presentes dans la 
philosophic de Powys : sa perception de I'dme qui est inherente a I'ina- 
nime est aussi forte etplus etendue que celle de Wordsworth; et d' autre part 
il remplace le concept ^'univers par celui de multivers, pour laisser sa 
place au hasard, a I'inconditionne et a I'inconnaissable. A tous les sys- 
temes theologiques limites, il repond par la mime acceptation provisoire et 
a demi ironique dont Homere a doue ses Olympiens. 
Aucun ecrivain vivant, et peut-etre aucun visionnaire avant lui dans la 
litterature anglaise, n' est plus impregne que Powys du sens des puissances 
occultes qui agissent a I'interieur de I'univers vivant. On peut done rappro- 
cher inspiration homerique du credo fondamental de Powys. Homere et 
rfither non seulement reprend mais dramatise sa philosophic ; et puis que la 
dramatisation implique la personnification, nous voyons Powys, qui repudie 
les systemes monistes, inevitablement amene a accepter une divinite qui 
repond a sa croyance essentielle, divinite bien plus char gee de sens poetique 
que les Olympiens mythiques : I'Ether divin, I'Un Immortel, au-dela 
de tous les dieux et de tous les hommes. 

L' Ether joue ici un peu le role de l'£ternite dans cette muvre presumee 
sans dieu, Ainsi parlait Zarathoustra, ou de Lilith a la fin du Retour 
a Methuselah de Bernard Shaw, le role d'un principe central et surna- 
turel, mais pas obligatoirement tout-puissant ou omniscient. L' Ether est 
aussi un concept-cle dans ce que Von pourrait appeler les aventures astrales 
du Cain de Byron. La tradition poetique anglaise abonde en pareils exem- 
ples. Et aujourd'hui Powys, le supreme interprete de la conscience poetique 
du vingtieme siecle, ay ant atteint le point culminant de ce que Von pourrait 
paradoxalement appeler un scepticisme visionnaire, choisit l'£ther eternel 
pour personnifier I 'inspiration humaine. 



424 



L'£ther de Powys est I'ether de la physique enrichi du pouvoir de tra- 
verser chaque forme et chaque apparence que consciemment 
ou inconsciemment a prises la matiere. Mais c'est aussi I'Ether 
lumineux, congu comme une puissance a la lumiere brillante et pene- 
trante qui conduit le poete a une sorte singuliere de transe extatique. 
L' Ether existe Id oil la physique et la poesie fusionnent dans la vision. 
Nous nous heurtons ici au scepticisme que Powys avail exprime anterieure- 
ment au sujet de la survie (encore que ses affirmations plus anciennes fussent 
moins radicales). Mais de meme que son refus des systemes monistes est 
contredit par I' utilisation esthetique qu'il fait de V Ether comme divinite 
centrale, on ne peut dire que son refus de I'immortalite humaine ait ete son 
tout dernier mot. C'est un exemple de ce phenomene litteraire par lequel son 
genie propre pousse un auteur a affirmer sur un plan esthetique ce qu'il 
refuse peut-etre en tant qu'individu. Aussi apprenons-nous ensuite, dans un 
passage d'une saveur exquise, qu'il est octroye a ceux qui ont peur de 
raneantissement le doux reve d'un Champ Elyseen ou. ont lieu de grandes 
reunions — comme dans les dernieres pieces de Shakespeare — et oil regne 
I'oubli de I'angoisse. C'est la le dernier mot de I' Ether, qui vient a sa 
place avec une telle beaute qu 'il possede une authenticity, une irrevocabilite, 
qui surpassent toute logique mattrisee. C'est comme si, en invoquant l' Ether 
divin — concept qu'il a manifestement tire de sa propre experience du 
phenomene de I' inspiration — Powys lui-meme subissait plus puissamment 
que jamais son pouvoir. Et c'est peut-etre cette deite enigmatique, plutot que 
Powys, qui park ici. 



G. WILSON KNIGHT 
traduit par Franpis Xavier Jaujard 



Extrait du texte The Enigmatic Deity, paru dans le Times Literary Supplement du i<^^ mai 
1959, et repris dans le recueil d'essais de G. Wilson Knight, Neglected Powers (Londres, 
Routledge & Kcgan Paul, 197 1). 



425 



L£ 



L'fiTHER PARLE 



Moi, le Lumineux fither, j'ai attendu pour m'abattre sur Homere 
qu'il fut presque epuise et aveugle par sa poursuite obstinee de 
chaque chemin cotier, de chaque sentier de montagne et de 
chaque etendue de hautes forets, dans son desir de connaitre tout 
I'arriere-plan de la Guerre de Troie. 

II etait tombe sur les genoux lorsque j'ai penetre en tournoyant 
dans sa conscience; et il n'a pas devine d'ou venait I'inspiration 
que je lui donnais. II s'est imagine sans doute qu'elle lui venait 
de la Muse de la poesie, car je pouvais aller assez loin au fond de 
ses pensees pour savoir que dans son epuisement il Fimplorait 
avec desespoir. Non, il ne m'a jamais reconnu pour un etre 
conscient comme lui, mais je I'ai aussitot jete dans cette transe 
extatique d'une nature particuliere que, de par tout I'univers. 
moi seul ai le pouvoir de creer. J'utilise bien sur les elements, 
Fair et I'eau, mais je n'y parviens que lorsqu'ils sont transfigures 
par la lumiere singuliere dont je les inonde. 

Je n'irai pas me meler du metre qu'Homere emploie, ni du rythme 
et de la musique des mots. C'est son affaire et celle de la tradition 
de sa race, mais je ferai naitre en lui le plus grand de tous les 
dons, le pouvoir de lire a la fois les pensees des dieux et des 
hommes. Et je ne me bornerai pas a cela : je lui donnerai le pou- 
voir de lire les reponses les plus secretes de chaque forme et de 
chaque apparence qu'ait jamais empruntees la matiere. Je lui 
ferai voir que ce n'est pas seulement le fait des oiseaux, des fauves, 
des poissons, des reptiles, des vers et des insectes, mais aussi du 
monde vegetal, des plantes, des arbres, des mousses, des fougeres, 
des roseaux, des herbes et des lichens. Mais il est un point a partir 
duquel quelques-uns des dieux eux-memes et nombre de mortels 
nieront mon pouvoir, un point plus mystique et magique. Et 
alors je ne peux que prier pour que les ames, qu'elles habitent 
des corps mortels ou immortels, qui ont la temerite insolente de 
s'immiscer sur ce point crucial entre mon barde bien-aime et 
moi, soient precipitees par le Fils de Cronos dans les profondeurs 
du Tartare! 



426 



^^ 



Vous tous qui vous souciez de I'oeuvre d'un grand poete, ecoutez 
done ce que je me propose d'inspirer a Homere. J'ai I'intention 
qu'il donne une existence vitale singuliere aux elements parmi 
lesquels se meut I'etre des mortels et des immortels, les quatre 
elements : la terre, Fair, le feu et I'eau, et aussi les rivieres, les 
mers, les rochers, les pierres et les sables. O oui! et j'ai decide 
d'y inclure toutes sortes d'objets familiers aux hommes et aux 
femmes ordinaires et qui sont I'oeuvre continuelle de leurs mains. 
Je lui ferai sentir que des objets tels que des boucliers, des epees, 
des lances, des haches, des fourches et des pelles, mais oui! ou 
tels que des chaises, des tables, des autels, des idoles, des portraits 
et des images, ont le pouvoir, s'ils sont lies d'assez pres aux 
humains, d'acquerir une sorte de vie individuelle qui leur est 
propre — oui, une identite personnelle et particuliere, une iden- 
tite qui implique la possession d'une sorte de conscience de soi, 
une sorte singuliere de conscience de soi je I'admets, mais pas 
du tout la moins consciente qui existe. Plus longtemps on voit, 
regarde, touche et utilise ces Inanimes, plus cette conscience de 
soi grandit nettement en eux. Je devrai montrer a Homere que 
tous les objets qui entourent d'habitude les hommes chaque jour, 
chez eux ou au dehors, acquierent a la longue cette vertu. Cer- 
tains d'entre eux peuvent etre de bien petits objets, beaucoup 
sont des objets de fort peu d'importance, et s'il me demande d'ou 
ils tiennent leur identite, je lui retorquerai qu'elle est creee en 
eux peu a peu par la personne qui les regarde habituellement. 
C'est un phenomene inevitable, que I'objet soit un poteau de 
barriere, une lourde pierre couverte de mousse, un piquet au 
bord de la route, un arbre creux et mort, ou une vieille souche 
envahie de lierre. 

La force creatrice qui fait ce miracle est I'esprit humain. Ce 
qu'un de mes disciples, qui depuis est devenu pretre d'ApoUon, 
a eu I'audace d'appeler le « rapt » par des hommes et des femmes 
des pouvoirs createurs des dieux de I'Olympe, je prouverai a 
Homere que cette force existe reellement. Par ce processus qui 
consiste a affronter ces objets appeles inanimes, souvent dans une 
complete vacance de I'esprit et une entiere absence de la pensee, 
les mortels ordinaires, qui vivent des vies ordinaires sur la terre, 
possedent le pouvoir de creer une conscience veritable. Je ne 
I'appellerai pas une conscience totale au sens humain de ce mot 
merveilleux, mais e'en est une approche, tout comme vous 
pouvez considerer une plume d'oiseau, une epluchure de fruit, 
une parcelle de I'ecorce d'une brindille ou une seule ecaille de 
poisson, comme representant vraiment le corps vivant dont on 
les a arraches. L'objet dont il s'agit peut etre une image sus- 
pendue ou peinte au mur d'une demeure. Ce peut etre une borne 
d'amarrage sur un quai entre le jardin que cultive un homme et 



427 



la mer. Ce peut etre un mur en ruine entre la porte des apparte- 
ments d'une femme et I'acces a un autel ecroule ou son mari 
sacrifiait jadis a Athena. Mais quel que soit cet objet, ces hommes 
et ces femmes ordinaires, dans leurs occupations quotidiennes. 
sans avoir eu la moindre intention de le faire ni savoir ce qu"ils 
faisaient — car les plus nobles creations, dans ce multivers, soni 
des creations inconscientes — ont joue leur role createur. 
Et moi seul, le lumineux fither, je suis complice de ce processus, 
car moi seul ai le pouvoir de traverser chaque forme et chaque 
apparence que consciemment ou inconsciemment a prises la 
matiere. Je peux passer reellement a travers les plus petits atomes 
de matiere. Je peux meme longer et contourner les particules 
encore plus infimes qui composent ces atomes. Moi, 1' Ether, j'ai 
observe depuis ses debuts la stupefiante entreprise d'Homere. 
I'entreprise d'un homme qui maintenant est prematurement 
vieiUi et rendu presque aveugle par sa lutte hero'ique pour faire 
apparaitre le veritable arriere-plan de chaque scene de son 
subhme poeme. Je I'aiderai seulement a y ajouter tout ce qu'ii 
lui serait impossible d'accomplir sans mon aide. 
Si je ne I'aidais, moi qui suis le ciel scintillant qui brille en hau: 
et en bas de I'Olympe, comment pourrait-il decrire par exemple. 
comme il le doit, les pensees et les sentiments d'un dieu ou d'une 
deesse qui essaie de diriger les actes irresistibles de tel ou telle 
d'entre les mortels? Sans I'aide de ma lumiere rayonnante et 
penetrante, comment pourrait-il decrire les sentiments d'un 
homme ou d'une femme sur le point de prendre la decision fatale 
d'accomphr ou non un acte desespere, irrevocable? Entend?- 
moi, grand Ouranos des hauteurs! Entends-moi, grande Gaia 
des profondeurs! C'est moi et moi seul qui ai aide tous les grands 
poetes a saisir cette realite depuis toujours. Pour moi le Passe 
et le Futur ne sont que des tiges et des feuilles, et le Present n'est 
rien qu'un petale de rose en fleur a la piquante epine. Et pour 
ce qui est de I'fiternite, elle n'est pour moi rien de plus qu'un vent 
pestilentiel qui emane de la croupe d'une monstrueuse chimere 
de I'Espace. O mon Homere, que Moira te conduise vers ta fin. 
et lorsque les Fileuses auront acheve de filer ta destinee, que le 
Keer te donne la paix eternelle ! Qjae la sante de ta vie, ainsi que 
I'enseigne Chiron le Centaure, soit I'abondante ichor de ta philo- 
sophic, et puisse ta sagesse tremper le metal de tes sentiments 
et sculpter les courbes des colonnes de ta creation. 
O oui, mon Homere, et puisses-tu ne jamais oublier, jamais — 
comme j'espere qu'un grand prophete le proclamera avant que ses 
compagnons le tuent — que les comptines de la petite enfance 
sont les poemes les plus proches du paradis. Je ne me suis jamais 
mele et jamais ne me melerai de la musique ou du metre de tes 
vers. Les secrets qui sont derriere ces cadences et ces rythmes, ces 



428 



sllyabes palpitantes, ces accents psalmodies, ces balancements de 
voyelles, ces echos de consonnes, viennent de la nature, varient 
avec la nature et trouvent une reponse dans la nature. La plupart 
de ces sonorites sont aussi vieilles que les coUines. Et beaucoup 
sont perdues pour toujours dans les profondeurs de la mer. 
Mais 6 laisse-moi t'implorer, Homere de mon coeur et de mon 
ame, au cours de ta priere eternelle aux Muses, de ne pas oublier 
leur mere ! Leur Mere est Mnemosyne, la deesse de la memoire ! 
O mon Homere, souviens-toi que la poesie de tons tes jours, et 
des jours sur terre de la race a laquelle tu appartiens, vient de la 
memoire. De temps a autre peut-etre, mais 6 si rarement, te 
parviennent des rayons de ce qui est au-dela de tous les horizons, 
vers quoi ta race marche lentement, mais les sentiments etranges 
qu'apportent ces rayons sont des emotions extatiques que des 
mots definis ne peuvent traduire. Non, ce sont les souvenirs qui 
viennent a tous les hommes, suscites par des objets particuliers de 
leur vie quotidienne, dans leur demeure et le long des routes qui 
menent a leur demeure, les rochers sur les talus, les pierres sur les 
chemins, les arbres tombes dans les taillis, les mats brises pres du 
rivage, qui rappellent les souvenirs, parfois presque trop melan- 
coliques, trop poignants pour qu'on les supporte, et qui creent la 
poesie de la vie. 

O, mon tres aime Homere, ecoute, s'il te plait, autre chose encore. 
Bien que Gaia, la Mere, 1' antique Terre, soit en verite a la fois 
notre commencement et notre fin, il y a un mystere feminin qui 
contient quelque chose de plus haut et de plus profond meme que 
le fait d'etre mere. C'est ce mystere immemorial de la virginite 
qui, si nous songeons a I'Olympe, est he a la personnahte de 
Pallas Athene, mais qui a egalement un exemple historique 
celebre dans la vie de Numa, le premier Roi de Rome. C'est 
seulement grace au miraculeux conseil d'figeria, la nymphe 
\ierge qui vivait dans une grotte voisine, que Numa a pu creer 
une cite-etat qui a su conquerir et gouverner I'univers. 
O Homere, mon heroique Homere, je t'affirme que moi seul, 
rfither celeste, parmi la multitude des mondes dans lesquels nous 
sommes tous nes, je peux comprendre le secret de la vie qui rend 
si differents le male et la femelle. Ici nous touchons, je te le dis, 
au mystere fondamental de I'fitre, et bien que je ne puisse, meme 
moi, I'exphquer entierement, je peux te le faire entrevoir. Quand 
une femme perd sa virginite, elle perd aussi pour toujours un 
certain pouvoir de connaissance de la Vie et de la Nature qui 
surpasse tous les autres. Je peux seulement suggerer qu'il ramene 
a cette entite indefinissable qui existait des avant le commen- 
cement du monde. Je sais bien que depuis son apparition, la race 
humaine a connu periodiquement des elans du culte sacre de la 
\'irginite. Et souvent ce culte a du etre accompagne par le soupir 



429 



de desespoir d'une humanite qui gemissait, le coeur brise : « Si 
seulement la Virginite avait prevalu, nous ne serious pas main- 
tenant en train d'endurer pareille misere! » 
Mais il reste, Homere 6 tres aime, que si je pouvais seulement te 
forcer a me suivre dans mon vol ethere autour de ces colonnes 
symetriques du porche de I'existence mortelle, ta place, celle du 
plus grand de tons les poetes terrestres, serait assuree pour tou- 
jours. Et 6 je t'implore de m'ecouter a present ! Aussitot apres le 
mystere du sexe qui predomine dans les coeurs et les sens humains, 
la plus grande inspiration que je puisse te donner, moi, 1' Ether 
Divin, est de te faire comprendre la signification intime et toute- 
puissante de tous les objets simples, naturels, essentiels, et des 
coutumes de la vie humaine ordinaire. Oui, par Zeus et Poseidon, 
tu dois comprendre et comprendras la poesie qui reside dans ces 
activites : faire la cuisine, la lessive, astiquer, laver les planchers, 
les marches, les murs, ferrer les chevaux, traire les vaches, fagonner 
des selles et des roues de char, changer la farine en pain et les 
raisins en vin, tisser des vetements, des couvertures, des tapis, des 
draps, bourrer des coussins avec des plumes et des oreillers avec 
la plus douce laine, et tu dois surtout savoir comment on batit 
les maisons, comment on laboure la terre, et comment on fait 
pousser Forge et le ble. Je t'apprendrai a voir et eprouver toutes 
ces choses, sans rien exiger en retour. 

Non, je ne te demande pas de te courber et de m'adorer par 
reconnaissance pour I'inspiration que je te donne ! Et pourquoi 
ne le ferai-je pas? Parce que je suis I'Un Immortel, qui est au- 
dela des dieux et des hommes, I'fither qui est entre Ouranos et 
Gaia, F Ether qui peut tout voir, sauf le royaume de Pluton et 
la demi-vie des Titans dans le Tartare. 

Non, je ne veux aucun don contre ce que je donne. Ce que je 
donne t'est donne a toi, Homere, mon vieil ami, parce que je veux 
prouver et aux dieux et aux hommes, oui! et aux Muses elles- 
memes, que la plus grande poesie est la poesie de ce qui habite, 
entoure, soutient et traverse tout Finevitable de la vie humaine 
ordinaire. Chaque homme, chaque femme et chaque enfant qui 
vit sur la terre doit combattre pour etre heureux, lutter pour etre 
heureux, pleurer, crier, vociferer, hurler pour etre heureux, mar- 
cher, ramper, courir, danser, grimper, se cacher, creuser des 
grottes, sculpter des bateaux, batir des maisons, cultiver des jar- 
dins afin d'etre heureux, afin de survivre jusqu'a son dernier jour. 
O, et quelle chance est la votre, creatures terrestres qui lorsque 
vient la fin pouvez vous etendre a terre, vous endormir et ne 
jamais vous reveiller! 

Ce que je vais t'aider a faire, toi, vieil indomptable et infatigable 
Homere de mon coeur, c'est d' accepter et de gouter jusqu'a la 
limite tous les evenements ordinaires de ta vie humaine, qui est 



430 



toujours, oil qu'elle se joue, la perspective, agrandie ou reduite, 
d'une sorte de Guerre de Troie. Oui, je veux t'aider a decrire la 
vie stupefiante des mortels sur terre. Et lorsque tu auras mene 
chacun d'eux a son tour jusqu'au bord de la tombe, je veux que 
tu les fasses longuement reposer en paix et dormir d'un sommeil 
ininterrompu, ou que tu les apaises, s'ils ont peur de I'aneantisse- 
ment, par les beaux reves d'un Ange-Hermes bienveillant qui les 
guidera, doucement, tendrement, plus vite quand s'approche la 
fin, vers un bienheureux Champ Elyseen oil ils pourront a nou- 
veau rencontrer chacun de ceux qu'ils veulent rencontrer, et 
oublier tout ce qu'ils veulent oublier, pour toujours et toujours et 
a jamais. 



JOHN COWPER POWYS 

traduit par Frangois Xavier Jaujard 



Ces pages forment le preambule d'Homere et t'other {Homer and the Aether, Macdonald, 

:959)- 



431 



la Crete 



traduit par Franfois Xavier Jaujard 



Ce pofeme est paru dans le numero de la Review of English Literature deia.nvier 1963, consa- 
cre a John Cowper Powys. C'est un des derniers textes pams de son vivant. II n'a jamais 
ete repris en volume. 



THE RIDGE 



Aye ! What a thing is the passing of Cronos, the angular-minded. 

Dragging us all along, leaving us all alone. 

Leaving such fields un-furrowed, such corn-shocks unbinded, 

Flying sometimes like a bird, sinking sometimes like a stone ! 

What was that Age of Gold long ago that one of the Muses 

Put into Hesiod's head prone on his face with his sheep? 

And which of them was it ? Aye ! But his spirit refuses 

Just as of old to say what goddess disturbed his sleep. 

She comes to me too this Muse who found Hesiod sleeping 

To me as I climb this hill and leave the wood for the wold. 

But like that old farmer-sailor her name I am keeping 

Locked in the bin of my heart, shut in the keel of my hold. 

As I climb I can talk aloud like the Heedless Blurter of China 

Chanting without reserve my De Profundis of truth 

Caring not if my voice has the major-tone or the minor, 

Or if it murmurs in age what it should have shouted in youth — 

Or if its tones resemble the leaves of a garden suburban 

That refuses to sigh like a swamp, that refuses to rear like the sea 

But insists that a man goes as mad in a bowler as under a turban 

And that hearts that can bleed over wine can break over tea. 



434 



LA CRfiTE 



O le passage de Cronos, I'esprit a facettes, 

Qui nous entraine tous, nous deserte tous, 

Abandonne tant de champs en friclie, tant de gerbes de ble deliees, 

Parfois vole comme un oiseau et parfois tombe comma une pierre ! 

Qu'etait cet Age d'Or lointain que I'une des Muses 

Fit apparaitre a Hesiode, le visage contre terre parmi ses moutons ? 

Et quelle Muse etait-ce ? O mais son ame refuse 

Comme autrefois de dire quelle deesse a trouble son sommeil. 

Vers moi elle vient aussi, la Muse qui trouva Hesiode endormi, 

Vers moi qui gravis cette coUine et quitte le bois pour le vallon, 

Mais comme I'antique fermier-marin je tiens son nom 

Sous clef dans le coffre du coeur, enferme a fond de cale. 

Tout en marchant je peux parler comme le Revelateur des 

Secrets de la Chine 
Et psalmodier sans retenue mon De Profundis de verite 
Sans me soucier si ma voix chante en mineur ou en majeur, 
Si avec I'age elle murmure ce qu'elle eut clame dans ma jeunesse, 
Et si ses accents ressemblent aux feuilles d'un jardin de banlieue 
Qui refuse de soupirer comme un marais, de se cabrer comme la 

mer 
Mais affirme qu'un homme devient aussi fou sous un chapeau que 

sous un turban 
Et que si le vin fait saigner les coeurs, le the suffit a les briser. 



435 



As I climb I can think aloud without rousing the fury 

Of those who wish that all souls but their own were dead ; 

Don't they know that each man in himself is a judge and a jury, 

And we all have webs of spiders under our bed? 

I know myself as a toad when they swear I'm a dragon 

I know myself as a midge but they swear I'm a wasp, 

I could say such things — but get me a tag to tag on 

To prove that I'm a prize slow-worm and not an asp ! 

But I'm wriggling and shuffling now whatever they call me 

Up through the autumn wood to the mountain land; 

And though it is easy enough for me to meet what appals me, 

I carry a horror within me that few can withstand. 

And I find the sheddings of larches when first they start falling 

Suit my saurian nature as a drug to my fear ; 

With the greenness of spruce I can sweetly lotion the mauling 

I got when I burst from Bedlam to come up here. 

Gold the rent ceiling through which the azure emerges 

Afioor of gold is the ground — on gold I am setting my foot. 

Yet these are the same larch needles that when the sap rises and surges 

Burst like an emerald dew from the tree top down to the root. 

And the funguses scarlet-red that had only death-dots on their faces 

Lie all spongy and white, wrinkled, dissolving and done. 



'What's left', all cry as I leave the wood, '■that nothing erases?' 
And the bog-moss groans to the gorse: 'Only the earth and the sun.' 
But surely at last there'll reach us some world-destroying convulsion 
With fire roaring above, with fire roaring below. 
Systole and diastole, in fatal embrace and repulsion 
Till, through a burnt-out void, the winds that lead nowhere blow — 
'Nowhere, you say?' cries a thin small wind like a mouse through a door- 
chink, 
'Where is your somewhere pray towards which /could lead? 



436 



Tout en marchant je peux penser a voix haute sans soulever la 

fureur 
De ceux qui souhaitent que toutes les autres ames perissent; 
Ne savent-ils pas que tout homme est a la fois juge et jure, 
Et que nous avons tous sous notre lit des toiles d'araignee ? 
Je me crois un crapaud quand ils jurent que je suis un dragon, 
Je me crois un moucheron quand ils jurent que je suis une guepe, 
Je pourrais le soutenir — mais qu'on me donne un label 
Qui prouve que je suis un orvet sans pareil, et pas un aspic! 
Mais je me faufile et me traine, quelque nom qu'ils m'octroient, 
A travers la foret d'automne vers la montagne, 
Et bien qu'il me soit facile de rencontrer ce qui m'effraie, 
Je porte en moi une epouvante que peu supporteraient. 
Et je trouve que la chute des aiguilles de meleze 
Convient a ma nature de saurien comme une drogue pour ma 

peur. 
Avec le vert des sapins je peux apaiser la blessure 
Que je me suis faite en m'echappant de I'Asile de Fous. 
D'or est le plafond dechire des nuages, a travers lequel emerge 

I'azur, 
Le sol est un plancher d'or, et mes pas foulent de For. 
Mais ce sont les memes aiguilles de meleze que lorsque la seve 

monte et se souleve 
Qui dans leur chute de la cime a la racine eclatent en rosee 

d'emeraude. 
Et les champignons rouges dont la face etait parsemee de verrues 

veneneuses 
Pourrissent tous, spongieux, rides, blemes et morts. 



rou:e chose s'ecrie quand je quitte la foret : « Que reste-t-il que 
rlen n' efface? » 

soleil. » 
Mais a la fin viendra nous frapper un bouleversement destructeur 

de mondes, 
Une convulsion du feu qui rugit sur terre, qui rugit dans Fair, 
Systole et diastole, dans une etreinte et une repulsion fatales 
Avant que dans un espace vide et brule soufflent les vents qui ne 

menent nuUe part — 
« NuUe part, dis-tu? » s'ecrie un vent mince comme une souris 

dans rentrebaillement d'une porte, 
« De grace, oil est ton quelque part, que je puisse y mener? 



437 



We winds are the leaders to nothing, I tell you, from nothing we shrink 

Than to be slaves to a something of which we've no need. 

The winds I would have you remember aren 't the same as the air that projects 

them 
Any more than the waves, flames and sand of your mother the earth 
Are the same as the living bodies whose purpose protects them 
In creating from nothing at all the mystery of birth. 
Fire must feed on something and I am one something that feeds it, 
Feeds it with me as fuel, dissolves it in me as flame'. 



'■But of your mother the air, little wind, that you cleanse and she needs it — 

Tou and your mother, small wind, are you not the same ?' 

Then as through the boards of a hutch by all rabbits deserted 

The little wind shrieked in my ears: 'No more than you are the same — • 

You, bone of a body with ghost of a spirit inserted — 

As the air, water, flre and earth you call by your name T 

T yield, little wind, I yield! There are things that transforming 

Other things are themselves transformed into marvels new. 

And the foetus warmed in the womb is more than its warming 

And the atoms are less than me and the air you come from than you. 

I yield, little wind' , I murmured. ' Yourself and the air and the motion 

That whistled you out of her depths to trouble the land and the sea 

Are no more really the same than I am the same as the potion 

Of electrons and photons and mesons that make up the body of meT 



So I boasted. But hearing these voices and all these mysteries sharing, 
I creaked like a crab in a crack, I swished like a snake in the grass, 
I gaped like a village-fool or bedlam-idiot staring, 
I yawned like a newt in a pond, I brayed like a dazed jack-ass. 



438 



Nous les vents ne menons vers rien, je te le dis, et ne redoutons rien 

Sauf d'etre esclaves de ce que nous ne souhaitons pas. 

Les vents, souviens-t'en, je le veux, ne sont pas semblables a Fair 

qui les enfante, 
Pas plus que les vagues, les flammes et le sable de ta mere la terra 
Ne sont semblables aux etres vivants dont le dessein les protege 
En creant a partir de rien le mystere de la naissance. 
Le feu doit se nourrir et je suis ce qui le nourrit, 
Le nourrit de moi comme d'un combustible, le dissout en moi 

comme en une flamme. » 



« Mais ta mere Fair, vent leger, que tu dois purifier — 

Ta mere et toi, vent leger, n'etes-vous pas semblables? » 

Alors comme a travers les planches d'un clapier deserte 

Le vent leger poussa des cris stridents : « Non, pas plus que tu n'es 

semblable, 
Toi, squelette d'un corps ou est mure le spectre d'une ame, 
A Fair, au feu, a I'eau et a la terre que tu appelles par ton nom! » 
« Je te I'accorde, vent leger, je te I'accorde! Certaines choses, 

transformant 
D'autres choses, sont changees en merveilles nouvelles, 
Le foetus est plus que la matrice qui le chauffe 
Et les atomes sont moins que moi, et moins que toi Fair d'ou tu 

viens. 
Je te I'accorde, vent leger » murmurai-je. « Toi-meme et Fair et le 

mouvement 
Sifflant qui t'a arrache a ses profondeurs pour tourmenter la terre 

et la mer, 
Vous n'etes pas plus semblables en verite que je ne suis semblable 

au nombre 
D'electrons, de photons et de mesons qui composent mon corps ! » 



Ainsi faisais-je le fanfaron. Mais entendant ces voix, partageant 

ces mysteres, 
J'ai crie comme un crabe dans une crevasse, siffle comme 

un serpent dans I'herbe, 
Je suis reste bouche bee comme un idiot de village, un demeure 

au regard fixe, 
J'ai bailie comme une salamandre dans un etang, brai comme 

un baudet hebete. 



439 



For the corpse of a man and a fly have the same preposterous issue, 

Parasites eating men, parasites eating flies; 

And small as these creatures are, so sweet is their tissue 

To parasites smaller still they're the Milk of Paradise. 

Suppose we all uttered together, we men and maggots and midges. 

One appalling howl from each body and heart and head, 

Would not the scoriae caves and all of the glacial ridges 

Echo with: 'Curse it— and die P Echo with: 'Happy—the dead!' 

'And what will you cry?' croaks the mud. 'And what will you wail?' 

scrapes the gravel. 
'When the ripples roll on', laughs the sand, 'at Jupiter's nod?' 



'Tou will hear in due course, my friends, when the hour comes to unravel 

The skein of our quenchless hate for Matter and Life and God!' 

Those are the wicked spells wherewith 'nephelegeretay' Z^us 

Has, since he conquered Time with bolts more stupid than stone. 

Fooled and enslaved and perverted to his own incredibly base use 

Everything that had life from a midge to a mastodon. 

Matter engenders sex and sex spends its strength in devising 

Shrines for the sacred three. Matter and Life and Home; 

But a wave, a wave, a wave in the vast dim gulf is arising— 

Wait! Only wait! Only wait! Lt will sweep them away in foam! 

Whisper it whisper it whisper it, to each thing that has being! 

Whisper it to the bugs, whisper it to the fleas! 

Tell it to things so tiny they have no eyesight for seeing 

To things that scrabble and scratch, to things that tickle and tease 

The Word has gone forth through Space, yet no man wrought it or brought it, 



440 



Car le cadavre d'un homme ou d'une mouche a la meme fin 

absurde, 
Les parasites mangent les hommes, les parasites mangent 

les mouches, 
Et si petites soient ces creatures, leur chair est si douce 
Que pour d'autres parasites plus petits encore, elles sont 

le Lait du Paradis. 
Imaginons que nous poussions ensemble, hommes, vers 

et moucherons, 
Un terrible hurlement de tout notre etre, venu du coeur 

et de la tete, 
Les cavernes volcaniques et toutes les cretes glaciaires 
Ne repondraient-elles pas en echo « Maudissez, et mourez ! » 

ou bien « Heureux les morts ! » 
« Et que crierez-vous ? » coasse la boue. « Et que gemirez-vous ? » 

grince le gravier. 
« Quand sur un signe de Jupiter roulent les embruns de la mer ? » 

ricane le sable. 



« Vous I'entendrez en temps voulu, mes amis, quand I'heure 

viendra de demeler 
L'echeveau de notre haine inextinguible pour la Matiere 

et la Vie et Dieu ! » 
Ainsi parlent les charmes cruels grace auxquels Zeus 

le rassembleur de nuages, 
Depuis qu'il a conquis le temps, de ses eclairs plus stupides 

que la pierre, 
Abusa, asservit, pervertit a son usage inconcevablement vil 
Tout ce qui avait une vie, du moucheron au mastodonte. 
La Matiere engendre le sexe et le sexe prodigue sa force 

en consacrant 
Des autels a la trinite sacree, la Matiere, la Vie et le Pays Natal. 
Mais une vague, une vague, une vague monte 

dans I'immense gouffre pale — 
Attendez ! Attendez un instant ! Attendez ! EUe va les balayer 

dans I'ecume! 
Murmurez-la murmurez-la murmurez-la a tout ce qui existe ! 
Murmurez-la aux punaises, murmurez-la aux puces ! 
Dites-la aux choses si infimes qu' elles sont sans regard, 
Aux choses qui grattent et egratignent, aux choses qui demangent 

et devorent, 
Cette Parole s'est elancee dans I'Espace, mais nul ne I'a fagonnee 

ni apportee, 



441 



Through Space and the stars in her roof, through Space and the seas on her 

floor, 
And all things in fire, earth, air, and all in the seas that have caught it, 
'Shake off God's love and God's hate and God's unnatural law /' 
Where are the ancient gods ? Let them come in their black clouds and white 

clouds ! 
how they rise from the depth! how they dive from the height! 
And the dead come gibbering back to enjoy themselves in their night-shrouds. 
And the prophets dance in their joy and the soothsayers whirl through the 

night ! 



And what in me says '/ am F , this silly old John as they call me 

Edging my way uphill, bracken behind and in front ; 

I, the brother of fleas and of gnats. What on earth will befall me 

When I get to the top of the ridge and have borne the brunt? 

A skeleton topped by a skull and arms like a windmill in working 

And the soul of a baby louse, and the heart of a hound. 

Watching the dead-brown bracken, how some of it shivers in shirking 

The treacherous lash of the wind and some of it soaks on the ground. 

But keeping my eye on the ridge, an eye that can see from its socket. 

For an eye can be rusty and dead like a key in a swinging door, 

I tell myself there's a hope — though God and the Universe mock it — 

That when I have reached that ridge I shall find my love once more. 

For the wretchedest thing alive has its own mysterious 'other' 

Its other that answers its howl, its other that answers its groan. 

Its other that's nearer to it than brother or father or mother, 

Its other that out of a million worlds is for it alone. 



442 



A travers I'Espace et les etoiles de sa voute, a travers I'Espace 

et les oceans de son sol, 
Et tout ce qui I'a pergue, dans le feu, la terre, Fair et les mers : 
« Affranchissez-vous de 1' amour de Dieu et de la haine de Dieu 

et de la loi denaturee de Dieu! » 
Ou sont les anciens dieux? Qu'ils reviennent dans leurs nuages 

blancs et noirs ! 
O leur montee des profondeurs ! O leur plongee des hauteurs ! 
Et les morts reviennent en vaticinant pour se divertir, 

dans leur linceul nocturne, 
Et les prophetes dansent de joie et les devins tournoient 

dans le noir! 



Et ce qui en moi dit « Je suis moi », ce vieil idiot de John 

comme on m'appelle 
Qui me fraie un chemin en montant parmi les fougeres 

qui m'entourent, 
Moi, le frere des puces et des moustiques, que peut-il done 

m'arriver 
Lorsqu'en payant de tout mon etre j'atteindrai le sommet 

de la Crete? 
Squelette coifFe d'un crane et pourvu de bras comme un moulin 

a vent qui tourne, 
L'ame d'un bebe pou et le coeur d'un chien de meute, 
Je contemple les fougeres d'un brun mort, dont certaines tremblent 

en esquivant 
Le fouet traitre du vent, et d'autres pourrissent sur le sol. 
Mais je garde un ceil ouvert sur la crete, dans son orbite 

mon oeil voit, 
Car un oeil peut etre mort et rouille comme une clef dans une porte 

branlante, 
Et je me dis que j'ai une chance — meme si Dieu et I'Univers 

se moquent — - 
De retrouver mon amour au sommet de cette crete. 
Car I'etre vivant le plus miserable a son « autre » mysterieux, 
Autre qui repond a son hurlement, autre qui repond 

a son gemissement, 
Autre plus proche de lui que son frere, son pere ou sa mere. 
Autre qui parmi un million d'univers existe pour lui seul. 



443 



John is my name, old John. It's a name not unknown in man's story, 

And yet I'm not Prester John or John who cuddled with God 

Or Son-of-the-Piper John who could only play in his glory 

'Over the Hills and away', nor am I the royal sod 

Who swore we might 'Have the Corpus' of every man he imprisoned, 

Nor John of the Cross, nor John of Thelema nor that Jack Straw ; 

I am the Common John, the John unbedizened. 

The John who can eat dry bread and sleep on the floor. 

John is my name, old John, and there 's one particular reason 

Why I should climb up here and aim at that crest. 

I'm playing a trick on no-one ; I'm plotting no treason ; 

To be at the Death of God is my single quest. 



I had a true love once hut they took her away for thinking 

Thoughts against God and for making me think the same. 

But in my dreams she comes back and now life is sinking 

Perhaps she'll come back for good. I've forgotten her name. 

Born of an ash-root she was, a tree-elemental, 

But her soul went deeper down than the tree-sap goes: 

Into the rock it went, the rock occidental. 

Where deep in a mineral bed the River Kaw flows. 

'Ridge of all ridges !' I groan, while I watch a cloud-chain like a cincture 

Sinking down on the ridge, stretching from east to west, 

'What in the Mystery's name, is that Tint, that ineffable tincture. 

Soft as a buried urn, dim as a last year's nest? 

Brown as a blade of bronze that the waves of the ocean have rusted 

Bedded deep in the ooze, sheathed in a chasm of silt ; 

What is that dubious tint, with those gluey shadows encrusted: 

Like tar-beads in fir-bark? Was a sword plunged there to its hilt?' 



444 



John est mon nom, le vieux John. Ce nom n'est pas inconnu 

dans I'histoire des hommes, 
Mais je ne suis ni le Pretre Jean ni Jean le favori de Dieu 
Ni Jean le fils du Joueur de Cornemuse qui ne pouvait jouer 

qu'a ses heures 
« Au-dessus des coUines et au loin », et je ne suis pas non plus 

le bougre royal 
Qui jurait que nous aurions le corps de tons ses prisonniers, 
Ni Jean de la Croix, ni Jean de Theleme, ni Jeannot I'homme 

de paille, 
Je suis le John ordinaire, le John sans apprets, 
Le John qui peut manger du pain sec et dormir sur le sol. 
John est mon nom, le vieux John, et j'ai une raison singuliere 
De gravir cette pente et d'atteindre cette crete. 
Je ne joue de tour a personne, je ne trame aucune trahison, 
Mon seul but est d'assister a la Mort de Dieu. 



J'ai eu jadis une bien-aimee mais on I'a emmenee pour avoir eu 

Des pensees contre Dieu qu'elle m'a fait partager. 

Mais elle revient dans mes reves et maintenant que ma vie decline 

EUe va peut-etre revenir pour toujours. J'ai oublie son nom. 

Nee d'une racine de frene, creature de I'arbre, 

Mais son ame plongeait plus profond que la seve. 

Son ame allait dans le roc, dans le roc de I'Ouest 

Ou coule la riviere Kaw dans son lit de pierre. 

« Crete de toutes les cretes! » — telle fut ma plainte en scrutant 

une chaine 
De nuages qui ceignaient la crete d'est en ouest — 
« Au nom du Mystere quelle est cette couleur, cette teinte ineffable 
Douce comme une urne ensevelie, pale comme un nid 

de I'an passe, 
Brune comme une lame de bronze rouillee par les vagues de la mer, 
Scellee dans la vase et enfouie dans un gouffre de limon, 
Quelle est cette teinte douteuse rongee d'ombres gluantes 
Comme des grains de goudron dans une ecorce de sapin? Une epee 

y fut-elle plongee jusqu'a la garde? 



445 



/ share, I share the enchantment with midgets and maggots, the wonder, 

The more than wonder, the merge, the solution, the fusion, the fling. 

The losing myself in a colour that's like hearing bells during thunder. 

Or smelling frankincense , blood on an angel's wing. 

Do you think my enchantment's not shared by every minutest amoeba? 

That the dung-beetle doesn't feel it, as he pushes his way through thi dung ? 

But this colour's not hearing or smelling or feeling either, mein lieber, 

It's the sight, it's the sight of the stain that covers the bung. 

That covers the mouth of the bung, the bung of super-submersion, 

The bung of a golden drop that's beyond all the hope of man. 

And what if the colour up there should mean an utter reversion 

Of all the illusions of life and the whole of God's plan ? 

What if it were the colour of God's extinction, 

The colour of Matter's end and the final sweep 

Of all we know to a vortex of indistinction 

Of all we are to a sleep within a sleep ? 



What is the Night-Mare Life were the Dapple of Sancho 

Thrown off the buttocks of God and herself plunged down 

Into what's hid by Life, as the Prophet Blanco 

Tells us the stars are hid by that other clown? 

Howl, scream and shriek! You madmen from every quarter! 

You 're now proved right and all the sane proved wrong ! 

Let Hobdance foot it now with the hangman's daughter ! 

And Mahu pipe while Modo beats the gong ! 

Up to the ridge, old heart ! Let come what may come ! 

'AXki x«i e^mriql 'All the same for that!' 

Let all the gods like Puppet-Players play dumb ! 

'Dead— for a ducat dead! — a rat! a rat!' 



4.4.6 



Je partage, je partage Fenchantement avec les nains et les vers, 

la merveille, 
La plus que merveille, la jonction, la dissolution, la fusion, le 

jaillissement. 
La parte de moi-meme dans une couleur qui est comme un son 

de cloches pendant Forage, 
Comme I'odeur de Fencens, ou du sang sur Faile d'un ange. 
Croyez-vous que mon extase ne soit pas partagee par I'amibe 

la plus infime ? 
Que le bousier ne Feprouve pas lorsqu'il chemine dans la bouse? 
Mais cette couleur est sourde, insensible et indifFerente, mein lieber, 
C'est la vue, c'est la vue de la tache qui couvre la bonde. 
Qui couvre la bouche de la bonde, la bonde de la grande plongee. 
La bonde d'une goutte d'or qui depasse tout Fespoir des hommes. 
Et si cette couleur du ciel signifiait le renversement absolu 
De toutes les illusions de la vie et du dessein de Dieu ? 
Et si c'etait la couleur de Fextinction de Dieu, 
La couleur de la fin de la Matiere et la metamorphose finale 
De tout ce que nous connaissons en un tourbillon indistinct, 
De tout ce que nous sommes en un sommeil au fond du sommeil ? 



Quel est le Cauchemar oil la Vie serait le Cheval bai de Sancho 

Qui a desargonne la croupe de Dieu et plonge au fond 

De ce qui est cache par la Vie, comme le Prophete Blanco 

Nous dit que les etoiles sont cachees par cet autre pitre ? 

Criez, clamez, hurlez ! Vous les fous de tous les quartiers ! 

II est maintenant prouve que vous avez raison et qu'ont tort tous 

les sains d' esprit! 
Que Hobdance mene la danse avec la fiUe du bourreau ! 
Que Mahu joue de la flute et que Modo frappe du gong ! 
En avant vers la crete, vieux coeur ! Advienne que pourra ! 
' AXXa xai S(i,7i:7)<; ! « Tout revient au meme ! » 
Que tous les dieux soient muets comme des montreurs de 

marionnettes ! 
« Mort ■ — mort pour un ducat ! — un rat ! un rat ! » 



447 



// 



All of a sudden ice-cold as a polar bear-skin 

Grey mist fell upon me shutting me all around; 

Without was a world of wonder I had no share in 

Inside was the grey cold grass and a whispering sound. 

Moss and gravel and naked whistling heather, 

Withered bracken, whinberry , foliage wet. 

I felt like a beast that had come to the end of its tether. 

Like a last red flush in the west when the sun has set. 

^Infinite darkness', I thought, ^before of myself I am conscious. 

Infinite darkness', I thought, 'after Pm done for and gone! 

I am washed from the hands of existence even as Pontius 

Washed off the blood of Jesus and hurried on. 

There's not a louse in the sacred beard of Moses 

But yields to the same annihilation as I. 

There's not a worm in the poorest of Sharon's roses 

But has its hour like me and like me must die. 

lean see the path and Pm still alive and climbing; 

Is it nothing to be alive and be able to climb ? 

The labour of lifting the feet and the labour ofrhymmg. 

Is not their power the art of marching in tune with Time. 



448 



II 



Soudain glacee comme la peau d'un ours polaire, 

La brume grise etait tombee et m'avait encercle; 

Hors du cercle, un monde de merveilles auquel je n'ai d'acces, 

Dans le cercle, la froide herbe grise et un murmure. 

La mousse et le gravier et la bruyere nue qui siffle, 

Les fougeres fletries, I'airelle, le feuillage humide. 

Je me suis senti comme une bete a bout de forces, 

Tel un dernier eclat rouge a I'ouest quand le soleil a sombre. 

« Obscurite infinie » ai-je pense « regnant avant que j'aie conscience 

de moi-meme! 
Obscurite infinie » ai-je pense « regnant apres que j'aurai disparu ! 
L'existence s'est de moi lave les mains, comme Ponce-Pilate 
S'est lave du sang du Christ avant de s'eloigner en hate. 
II n'est pas un pou dans la barbe sacree de Moise 
Qui ne cede au meme aneantissement que moi. 
II n'est pas lin ver dans la plus pauvre des roses de Sharon 
Qui comme moi n'ait son heure et ne doive mourir. 
Je vols le sentier, je suis encore en vie, et je monte. 
N'est-ce rien d'etre en vie et de pouvoir marcher? 
L'effort d'avancer et I'effort du poeme, 
N'est-ce point I'art de marcher en mesure avec le Temps? » 



449 



But what are the things on which this rhythmical marcher marches? 

Stalks of heather so old that they look like bone ; 

Leaves of bracken bent into filagree arches, 

Beds of emerald moss and pillows of stone, 

And little opaque pebbles like eyeless sockets 

And crumbs of gravel the colour of mouldy bread ; 

And roots of old dead thorns like exploded rockets, 

And whinberry leaves that are turning a curious red. 

And like cut curls from the beard of an aged Titan 

Wisps of lichen under the stalks of ling. 

And ferns so green that trampling can only heighten 

Their greenness into something beyond the Spring — 

But what is this ? I climb and in tune with my climbing 

I tread the little mosses beneath my feet — 

And I rape the virginal words to round off my rhyming... 



450 



Mais sur quoi ce passant marche-t-il en cadence? 

Des tiges de bruyere si vieilles qu'on dirait de I'os, 

Des fougeres courbees en arches transparentes, 

Des lits de mousse emeraude et des coussins de pierre, 

Et des petits cailloux opaques comme des orbites sans yeux, 

Et des miettes de gravier couleur de pain moisi, 

Et des racines de vieux epineux morts comme des fusees eclatees, 

Et des feuilles d'airelle qui deviennent d'un rouge etrange. 

Et des meches de lichen sous les tiges de bruyere, 

Pareilles aux boucles coupees de la barbe d'un vieux Titan, 

Et des fougeres si vertes que les pietiner ne peut qu'aviver 

Leur vert jusqu'a un eclat qui surpasse le printemps — 

Mais qu'est-ce done? Je monte et en cadence dans cette montee 

Je foule de mes pas les minuscules mousses 

Et je viole les mots vierges pour achever mon poeme... 



WAS 



451 



IX 
JALONS 



Ce que nous faisons est important, 
mais c'est moins important que ce 
que nous sentons, car seul le sentiment 
depend de notre volonte. 

Auto biographic, 565. 



REPfiRES BIOGRAPHIQUES 
etablis par Diane de Margerie 



1843 Naissance de Charles Francis Powys, le pere de John Cowper, au Presby- 
tere de Stalbridge (Dorset). r- j f , y 

1849 Naissance de Mary Cowper, la mere de J.C.P. 

1872 Le Pasteur Powys et Mary Cowper, sa femme, s'installent au Presbytere 
de hhirley (Derbyshire) pour sept ans {Autobiographie, pp. 11-45). 
8 ocTOBRE : NAISSANCE DE JOHN COWPER POWYS, aine de onze enfants. 

ia73 JNaissance de la romanciere Dorothy Richardson. 

1874 Naissance de Littleton Charles Powys, deuxieme frere de J.C.P. 

Far from the Madding Crowd, un des romans de Hardy que J.C.P. preferait. 

1875 20 decembre : naissance de Theodore Francis Powys, qui sera le deuxieme 
Irere ecrivam de la famille, et de son vivant le plus connu en Angleterre. 
(Voir 1 Annexe bibliographique). 

1877 Naissance de Gertrude Mary Powys, qui sera peintre. Apres la mort de 
Mary Cowper, elle sera le centre de la famille; Les Sables de la Mer lui sont 
dedies. 

1878 The Return of the Native (Le Retour au Pays Natal) de Hardy. 

1879 Le Pasteur Powys devient vicaire de Saint Pierre a Dorchester. La famille 
Powys va vivre cinq ans dans cette ville {Autobiographie, pp. 46-76). 
Naissance d'Eleanor Powys, dite Nelly, la soeur preferee de J.C.P. 

1 88 1 Naissance d' Albert Reginald Powys, surnomme Bertie, qui sera architecte 
et ecrira quatre ouvrages sur les styles et la restauration des monuments. 
Portrait of a Lady (Portrait de femme) de Henry James. 

1882 Naissance de Marian Powys, qui deviendra Mrs. Grey. Specialiste de 

I art de la dentelle, elle ouvrira une boutique a New York. 

J.C.P. a dix ans, il entre avec Litdeton a I'Ecole Preparatoire de Sher- 
borne [Autobiographie, TpY^. 77-103). 
Naissance de Virginia Woolf et de James Joyce. 

1883 Ainsiparlait ^arathoustra de Nietzsche. L'lle au Tresor de Stevenson. 

1884 13 aout : naissance de Llewelyn Powvs a Rothesay House (Dorchester). 

II sera le frere prefere de John Cowper. 

1885 Le Reverend C.F. Powys est nomme vicaire a Montacute (Somerset). La 
lamille s'mstalle au Presbytere de Montacute, ou le pasteur residera 32 ans. 
Naissance de D.H. Lawrence et d'Ezra Pound. 

1886 Naissance de Catharine Philippa Powys, premier enfant ne a Montacute. 
(Voir la note p. 322). 

Les trois freres aines jouent Shakespeare en vacances a Montacute. 
Le Matrede Casterbridge de Hardy. Dr Jekyll et Mr Hyde de Stevenson. 

1887 She de Rider Haggard. Portraits Imaginaires de Walter Pater. 

1888 Naissance de William Powys, dit Willie, le benjamin de la famille, qui 
se consacrera a I'agriculture. 

Naissance de Katherine Mansfield et de T.S. Eliot. 
1890 Naissance de Lucy, le dernier enfant. 

Le journal de I'ecole, The Shirburnian, classe J.C.P. vainqueur des concours 

de prose latine et de composition anglaise. 

Le Rameau d'Or (The Golden Bough) de J.G. Frazer. 

Derniere annee de J.C.P. a Sherborne, oil il obtient le prix de poesie 

pour sa Corinthe qu'il lit en public; c'est sa premiere oeuvre imprimee 

en plaquette a Oxford. Joutes oratoires au college. 

Tess d'Urberville de Hardy. Le portrait de Dorian Gray de Wilde. 
1892 J.C.P. entre au Corpus Christi de Cambridge {Autobiographie, pp. 146- 

185). 11 public des poemes dans le Shiburnian. Ascetisme et premiere 

experience sexuelle {Autobiographie, pp. 1 60-1 61). Importance de son 

<< envoutant » ami Thomas Henry Lyon, dont il epousera la soeur. Lit 

Browning, decouvre Goethe et Matthew Arnold. Fait une licence d'his- 

toire. 

Etes a Weymouth et Barmouth. 

Feuilles d'herbe de Whitman. 



1891 



454 



1 893 



1894 



1899 



20 avril : mort d'Eleanor Powys d'une crise d'appendicite, seul enfant 

de la famille mort jeune. Le recit de ce drame se trouve dans Ebony and 

Ivory (Ebene et Ivoire) de Llewelyn Powys. 

Salome d'Oscar Wilde. 

Mort de R.L. Stevenson et de Walter Pater. 

Derniere annee de J.C.P. au Corpus. 

1895 Poemes de W.B. Yeats. Essais sur V hysteric de Freud et Breuer. 

1896 J.C.P. epouse Margaret Alice Lyon, la soeur de Thomas Henry Lyon. 
Publie son premier recueil de poemes. Odes and Other Poems, tres influence 
par Keats, Tennyson, Arnold et Swinburne. 

Vit a Southwick (Sussex). Fait des cours et des conferences dans des ecoles 

de jeunes filles a Brighton et Eastbourne. 

Jude VObscur de Hardy. Les Plaisirs et les Jours de Proust. 

1897 Continue sa carriere de conferencier. Voyage en Italic, sejour a Rome 
et a Naples avec sa femme et Willie O'Neill {Autobiographie, p. 267). 
Rencontre d' Alfred de Kantzow, poete age pour qui il se devoue et dont 
il fait pubHer deux volumes de vers [Autobiographie, pp. 212-216). 
Obsession des sylphides « d'une minceur impossible ». Voyeurisme sur la 
plage de Brighton {Autobiographie, pp. 186-285). 

Cours a Hove et conference a Oxford sur le Cycle d' Arthur. 

S'installe a Court House (Southwick). 

Decouverte de Yeats et de Hardy. Visite a Hardy cjui lui fait lire 1' Ula- 

lume de Poe (Autobiographie, pp. 208-210). 

Ces annees sont « celles ou il a frole la folie de plus pres ». 

Publie un deuxieme volume de Poemes. 

Conferences a Oxford et a Cambridge pendant les annees suivantes. 

Rencontre Louis Wilkinson, qu'il surnomme I'Archange. 

Amitie avec John Williams, dit le Catholique, et velleites de conversion 

au catholicisme. 

Douleurs causees par des ulceres. 

Parcourt I'Angleterre : conferences dans un grand nombre de villes. 

Llewelyn entre a I'ecole de Sherborne. 
1900 Conferences sur Wordsworth, Coleridge, Shelley, Keats, a Cambridge. 

Grande influence sur Llewelyn. 

Lord Jim de Conrad. L' Interpretation des reves de Freud. 

Conferences sur les pieces de Shakespeare, et sur Carlyle, Tennyson, 

Ruskin. 

Sejours a Hambourg, en HoUande et a Paris. 

Conferences sur Goldsmith, Jane Austen, George EHot, les Bronte, 

Thackeray, Dickens. 

Commence un roman « interminable et absolument impubliable » (Auto- 
biographie, p. 283). 

Naissance d'un fils, Littleton Alfred, dont De Kantzow est le parram. 

S'installe a Burpham (Sussex) (Autobiographie, pp. 286-347). 

Les ailes de la colombe de Henn.- James. Mort de Samuel Butler. 

Commence vers cette epoque un livre sur Keats, qui ne sera jamais 

publie. 

Renonce a se convertir. Se prend de passion pour le Pays de Galles et 

se cherche des ancetres gallois (Autobiographie, pp. 302-304). 

Rencontre avec la « fillette » Lily [Autobiographie, pp. 310-312). 

Frequentes visites du Catholique. 

Llewelyn quitte I'ecole de Sherborne, entre au Corpus Christi de Cam- 
bridge et commence son journal. 

Ainsi va toute chair de Samuel Butler. Les Dynastes de Hardy. 

Les Ambassadeurs de Henrv James. 

Conferences, notamment sur Milton, Hawthorne, Whitman, James. 

Amitie croissante avec Llewelyn. Mariage de Littleton. 

Nostromo de Conrad. La Coupe d'Or de Henry James. 
1905 Conferences sur Shakespeare. Ecrit Lucifer ou la Mort de Dieu (Lucifer or the 

Death of God) qui sera publie cinquante ans plus tard. Premier voyage 

en Amerique comme conferencier. 



1901 



1902 



1903 



1904 



455 



1905 Theodore Francis Powys se marie a Violet Dodd, originaire du Dorset. 
et commence a ecrire, a East Ghaldon. 

De Profundis d'Oscar Wilde. 

1906 Conferences sur les Rois dans Shakespeare, sur Shelley et Keats. 
Llewelyn quitte Cambridge pour I'enseignement. 

1907 Conferences sur Meredith, Hardy et Kipling. 

Graves ennuis gastriques; operation a Londres. Lit Nietzsche a I'hopi- 

tal. 

Theodore public son premier livre, hors commerce, une Interpretation de 

la Genese (An Interpretation of Genesis) . 

Le Baladin du Monde Occidental de Synge. 

1908 Conferences a Dresde et Leipzig. 

J.C.P. et Llewelyn passent ensemble I'automne a preparer leurs confe- 
rences en Amerique. S'embarquent en decembre. 
Ecce Homo de Nietzsche. 

1909 Printemps : conferences a Dresde. 

Passe I'ete avec Llewelyn a Sidmouth, Burpham et Montacute. 

Conferences sur Carlyle, Newman, Pater. 

Octobre : a Florence et a Venise avec sa sceur Gertrude. 

Lit Arthur Symons et VEcce Homo. 

Malade d'un ulcere, se soigne a Londres. 

Decembre : part avec Llewelyn, atteint de tuberculosa, a Clavadel pres 

de Davos-Platz. 

Mort de Swinburne et de Meredith. 

1910 Quitte I'Angleterre pour 1' Amerique, d'ou il reviendra presque chaque 
ete jusqu'en 1934. Se separe de sa femme avec qui il ne reprendra pas la 
vie commune. 

Conferences a Philadelphie sous I'egide de G. Arnold Shaw. 

Avril a Clavadel aupres de Llewelyn malade. 

Conferences sur Homere, Dante, Goethe, Dostoiewsky, a Philadelphie. 

Chicago, Cleveland, Pittsburgh, etc. 

Le Paon blanc (The White Peacock) de D.H. Lawrence. 

Jenny Gerhardt de Theodore Dreiser. 

Mars : rechute de Llewelyn a Clavadel. 

Louis Wilkinson epouse Frances Gregg. 

Mai-juin : voyage de J.C.P. , Llewelyn et les Wilkinson a Venise. 

Sentiments amoureux de John Cowper pour la femme de Wilkinson, la 

« fille-gargon » [Autobiographic, pp. 365-374). Rencontre a Venise Frederic 

Rolfe, dit le baron Corvo, auteur d'Hadrien VII. Au retour par Milan, 

aggravation de Fetat de Llewelyn. 

Voyage en Espagne avec le Catholique, a Madrid, a Tolede (oil il decou- 

vre I'oeuvre du Greco), a Seville ou il rencontre les Wilkinson. 

Mort de Strindberg. 

191 3 William part pour le Kenya. Llewelyn convalescent a Montacute. 
Amants et Fits (Sons and Lovers) de D.H. Lawrence. 

Totem et Tabou de Freud. 

1914 Juin-juillet : J.C.P. et Llewelyn a Seaton avec leurs parents. 
30 juillet : mort de Mary Cowper Powys. Funerailles le 4 aoiit. 
Reformes pour raison de sante, J.C.P. et Wilkinson font des conferences 
en Amerique. Arnold Shaw devient editeur. 

Septembre : Llewelyn part rejoindre Willie en Afrique. 

Octobre : J.C.P. public son premier livre veritable. Guerre et Culture, 

reponse au Professeur Miinsterberg ( The War and Culture : a Reply to Professor 

Munsterberg) , pamphlet politique qui analyse les consequences des 

guerres. 

Gens de Dublin ( Dubliners ) de James Joyce. The Titan de Dreiser. 

1 9 1 5 Conferences sur Dostoiewsky, James et Dreiser. 
Fevrier : Visions and Revisions, recueil d'essais. 
Llewelyn devient agriculteur au Kenya. 

Novembre : J.C.P. public son premier roman, Bois et Pierre (Wood and 
Stone) . 



1911 



1912 



456 



Une victoire (Victory) de Conrad. 

Spoon River Anthology, poemes d'Edgar Lee Masters. 

Toits Pointus ( Pointed Roof s ) , premier volume de la longue suite Pilgrimage 

de Dorothy Richardson. 

1916 Conferences. Sillonne I'Amerique. Descent le Potomak. Relit Conrad. 
Conference sur Strindberg. 

Annee singulierement fructueuse. 

Fevrier : Confessions de deux freres (Confessions of Two Brothers) en deux 

parties, la premiere de John Cowper, la seconde de Llewelyn. 

Mars : L'Aconit (Wolf's Bane), poemes. 

Juin : Les cent meilleurs livres (One hundred Best Books with commentary and an 

Essay on Books and Reading) , commentaires sur ses livres preferes. 

Octobre : son deuxieme roman, Rodmoor. 

Decembre : un recueil d'essais, Suspended Judgments. 

T.F. Powys public le Soliloque d'un ermite (The Soliloquy of a Hermit); 

Wilkinson, un roman, Le Bouffon (The Buffoon) dont le heros, Jack Welsh, 

est inspire par J. C. P., et un essai, Blaspheme ei Religion, dialogue a propos 

de « Bois et Pierre » de J.C. Powys et du « Soliloque d'un ermite » de T.F. Powys 

(Blasphemy and Religion ; a Dialogue about J.C. Powys' « Wood and Stone » and 

T.F. Powys' « Soliloquy of a hermit »). 

Llewelyn est toujours a Gilgil en Afrique. 

Introduction a la Psychanalyse de Freud. 

Portrait of the Artist as a young man (Dedalus) de James Joyce. 

Backwater (suite de Pilgrimage) de Dorothy Richardson. 

Mort de Henry James. 

1 91 7 Septembre : La Mandragore ( Mandragora) , recueil de poemes. 

1918 Le pasteur Powys se retire a Weymouth. 

1918-1920 J.C. P. voit beaucoup sa soeur Marion chez qui il descend quand il 
est a New York. Son quartier general est Philadelphie. Conferences a 
Newhaven, Erotisme de voyeur double d'ascetisme : theatre au Bowery, 
« burlesque » a Chicago, bas quartiers de Pittsburgh [Autobiographic , 
pp. 422-442). Subit une gastro-enterostomie. D'Amerique, retourne 
chaque annee en Angleterre. Temoigne en faveur de 1' Ulysse de Joyce 
au proces de la Little Review. 

191 9 Mars : Llewelyn quitte 1' Afrique et rentre en Angleterre. 

1920 Septembre : The Complex Vision. 

1 92 1 Rencontre Phyllis Playter, qui sera la compagne de toute sa vie. 
Octobre ; s'installe avec Llewelyn au 148 Waverley Place a New York. 
Llewelyn rencontre Alyse Gregory. 

1922 Yoyage a San Francisco. Premiere conference devant un public noir. 
Ecrit une piece de theatre, Paddock Calls. 

7 avril : premiere representation de son adaptation de L' Idiot d'apres 

Dostoiewsky, en collaboration avec Reginald Pole, au Republic Theatre 

a New York. 

Public La Salicorne (Samphire), recueil de poemes, encourage et conseille 

par Llewelyn. 

La Terre Vaine (The Waste Land) de T.S. Eliot. 

Ulysse de James Joyce. 

Mort de Marcel Proust. 

1923 S'installe avec Llewelyn au 4 Patchin Place a New York. 
Printemps : Psychanalyse et Moralite (Psychoanalysis and Morality) . 
Public une introduction a des essais de Wilde, The Soul of Man under 
Socialism and other essays. 

Llewelyn public Ebi;ne et hoire (Ebony and Ivory) et Treize hommes de 

marque (Thirteen Worthies). 

Theodore Francis, Bryone noire (Black Bryony) et Lajambe gauche (The Left 

Leg). II vit a East Chaldon. 

5 aout : mort du Reverend C.F. Powys a Weymouth. 

Philippa vient voir son frere a Xe\v York. 

W.B. Yeats Prix Nobel. 

Octobre : public un essai sur YLlysie de Joyce. 



457 



1924 Mars : public une etude sur Proust. 
Rechute de Llewelyn. 

J.G.P. rentre a Burpham pour I'ete. 

Septembre : Llewelyn epouse Alyse Gregory, qui sera directrice litteraire 

du Dial de New York. II publie Black Laughter (Rire noir) et Honey and 

Gall (Miel etfiel). 

T.F.P. publie un de ses meilleurs romans, Mr. Tosher's Gods. 

Mort de Conrad. 

1925 Janvier : John Cowper publie Ducdame (Givre et Sang) et Llewelyn Skin 
for Skin. 

Mars^ : publie La religion d'un sceptique (The Religion of a Sceptic). 
Conferences dans I'Ohio. 

Septembre : J.C.P. publie un article sur ses trois freres auteurs, roman- 
ciers (Theodore et Llewelyn) et architecte (Bertie) ainsi que sur lui- 
meme, Four Brothers : A Family Confession (Quatre freres, histoire d'une 
famille) . 
Une_ Tragedie Americaine de Dreiser. Mrs. Dalloway de Virginia Woolf. 

1926 Articles (notamment sur Dreiser) et poemes dans The Dial. 

Lit Henry James. Publie des essais dans la serie des Little Blue Books qui 

paraissent dans le Kansas. 

Llewelyn rentre en Europe et s'installe dans le Dorset. II publie Le Verdict 

de Bridlegoose. 

Le Serpent a Plumes de D.H. Lawrence. 

1927 En septembre, J.C.P. a presque ecrit i 500 pages de Wolf Solent, pour 
lequel il cherche un titre : il hesite entre Crooked Smoke (Fumee ondoyante) 
et Ripeness is All (Murir, tout est la) qui seront des litres de chapitres du 
livre. 

Sejour de Llewelyn et Alyse Gregory a New York. 

T.F.P. publie le roman qui est peut-etre son chef-d'oeuvre, Le bon vin de 

Mr. Weston (Mr. Weston's Good Wine). 

La Promenade au Phare (To the Lighthouse) de Virginia Woolf. 

1928 Conferences dans le Texas. 

Wolf Solent est accepte par Jonathan Cape. Lettre enthousiaste d'Edward 

Garnett. 

Llewelyn voyage en Angleterre, en Hollande, en France, en Italic. 

Septembre : nouvelle rechute de Llewelyn a Jerusalem. 

T.F. Powys publie The House with the Echo. 

L'Amant de Lady Chatterley de D.H. Lawrence. 

Orlando de Virginia Woolf La Tour de W.B. Yeats. 

Mort de Thomas Hardy. 

1929 J.C.P. s'installe dans le nord de I'Etat de New York, a Hillsdale dans une 
maison nommec Phudd Bottom. 

Llewelyn passe le printemps, malade, a Capri. 
16 mai : parution de Wolf Solent a New York en deux volumes. 
Septembre : J.C.P. publie The Meaning of Culture (Le sens de la culture). 
T.F.P. publie ses Fables et Llewelyn The Cradle of God (Le Berceau de Dieu). 
Le Bruit et la Fureur de Faulkner. 

1 930 Voyages frequents a New York. Soucis de sante. 
Conferences sur Dante, Le Roi Lear et Faust. 

Sixieme edition americaine et traduction allemande de Wolf Solent. 

Lejour de Paques, commence A Glastonbury Romance ; lit nombre d'ouvra- 

ges sur le Cycle d'Arthur. 

Septembre : public Apologie des Sens (In Defence of Sensuality) . 

Arrivee de Llewelyn a New York. 

Philippa publie son roman The Blackthorn Winter et des poemes; T.F.P., 

La cle des champs (The Key of the Field) et Llewelyn, Apples Be Ripe (Que 

les pommes milrissent) . 

Mort de D.H. Lawrence. 

1 93 1 Janvier : a deja compose 800 pages de A Glastonbury Romance. Tres frappe 
par une « vision » du Graal qu'aurait cue un ami de son frere Littleton. 
Premiere traduction francaise de Wolf Solent. 



458 



Septembre : parution de I'essai sur Dorothy Richardson. 

T.F.P. public Unclay (en francjais : De vie a trepas) et Llewelyn deux essais, 

A Pagan's Pilgrimage (Le pelerinage d'un paien) et Impassioned Clay (Argile 

ardente). 

Les Vagues de Virginia Woolf. 

1932 2 fevrier, jour de I'anniversaire de son pere, commence un reman sur 
Weymouth, qui sera Les Sables de la Mer. Llewelyn lui envoie des guides 
du Dorset. 

Mars : parution de A Glastonbury Romance a New York. 

8 avril 1932 : derniere conference de J.C.P. au Labor Temple a New 

York. 

1933 Inquiet pour la sante de Llewelyn qui a eu un ulcere de I'estomac et, 
apres une hemorragie, est desormais incurable. 

Edgar Lee Masters loue une maison a Hillsdale. 

Deux visites a Dreiser pendant I'ete. 

Fevrier : public Philosophie de la Solitude. 

Aout : commence son Autobiographie et decide d'y omettre toute presence 

feminine importante. 

Lit Ernest Rhys et songe a s'etablir au Pays de Galles. 

Llewelyn commence Love and Death. 

1934 Quitte I'Amerique pour toujours. 

S'installc d'abord a Rat Barn, East Chaldon, non loin de Theodore 

et de Llewelyn. Katie (Philippa) vient souvent de Chydyok pour les 

voir. 

Fevrier : parution de Weymouth Sands (Les Sables de la Mer) a New York. 

Octobre : parution de V Autobiographie. 

Llewelyn public Gloire de la Vie (Glory of Life) et Souvenirs de la Terre 

(Earth Memories). 

Louis Wilkinson fait paraitrc son roman. Swan's Milk, dont John Cowper 

a inspire un des principaux personnages. 

Decembre : Bibliographic des wuvres de John Cowper Powys (A Bibliography of 

the First Editions of J.C.P.) par Lloyd Emerson Siberell. 

1935 Janvier : proces a I'editeur anglais de Glastonbury, John Lane, intente 
par un proprietaire du Somerset qui s'est reconnu dans le personnage de 
Philip Crow. 

Avril : public L'Art du Bonheur (The Art of Happiness) et Adieu a I'Amerique 
(Farewell to America). _ 

Sejour a Dorchester. Ecrit Maiden Castle (Camp retranche). 
Juin : parution de I'edition anglaise des Sables de la Mer, qui change son 
titre (Weymouth Sands) contre celui de Jobber Skald, d'apres Fun des 
principaux personnages, le Caboteur, Adam Skald. Pour eviter tout 
risque de proces, les noms des localites du Dorset sont tous modifies. 
Juillet : John Cowper et Phyllis Playter partent pour le Pays de Galles 
et s'installcnt a Corwen (Merionethshire), bourg natal du heros gallois 
Owen Glendowcr. lis y demeureront vingt ans. 

Pendant I'ete, Louis Wilkinson ecrit a East Chaldon son livre de souve- 
nirs, Welsh Ambassadors. 

Automne : Llewelyn public Dorset Essays (Essais sur le Dorset) . 
Novembre : parution de Tessai de Richard Heron Ward, The Powys Bro- 
thers (Les freres Powys). 

Traductions italienne et tcheqtie de Wolf Solent. 
Meurtre dans la Cathedrale de T.S. Eliot. 

1936 Mars : mort d'Albert Reginald Powys, dit Bertie, I'architecte. 
Llewelyn atteint de pleuresie. 

Parution de Welsh Ambassadors de Louis Wilkinson, evocation de I'enfance 

ct de la jeunesse des trois freres ecrivains. John Cowper est enthousiaste. 

J.C.P. ecrit son roman « contre la vivisection », Morwyn. 

Court sejour dans le Dorset, a East Chaldon. 

Automne : parution de Maiden Castle (Camp retranche) a New York. 

Les Annies de Virginia Woolf 

Mort de Kipling ct de Chesterton. 



459 



1937 Sa vie a Corwen est desormais presque sedentaire. 

Septembre : Morwyn or the Vengeance of God (Morwyn ou la Vengeance de 

Dieu) . 

Llewelyn, qui a quitte I'Angleterre pour la Suisse, public Somerset Essays 

(Essais sur le Somerset) et Rats in the Sacristy (Rats dans la Sacristie), recueil 

d'essais que preface John Cowper. 

Littleton public un livrc de souvenirs, The Joy of It. 

1938 Travaille a Owen Glendower. 
Parution des Plaisirs de la Litterature. 

Llewelyn, dont I'etat va s'aggravant, nc peut ecrire entre Janvier ct avril; 
pendant I'ete, il sc remet au travail et ecrit des essais. 

1 939 Mai : parution de Love and Death de Llewelyn. 

2 deccmbre : mort de Llewelyn a Clavadcl (Suisse). 

15 deccmbre : John Cowper public une notice necrologique sur Llewelyn 

dans la Western Gazette. 

Mort de W.B. Yeats. 

1940 Decembre : parution A' Owen Glendower a New York en deux volumes. 

1 94 1 Ecrit une preface pour le premier livre posthume de Llewelyn, A Baker's 
Dozen. 

Mort de James Joyce et de Virginia Woolf 

1942 Fevrier : Mortal Strife (Danger de mort) ct edition anglaise 6.' Owen Glen- 
dower. 

Commence Porius, recit des Temps Obscurs (A Romance of the Dark Ages) 
qu'il mettra sept ans a ecrire. 

1943 Public I'cssai sur Finnegans Wake de Joyce. 

1944 Janvier : public L'Art de vieillir (The Art of Growing Old). 
Travaille dc pair a Porius et a I'essai sur Rabelais. 
Public un article, Vivisection et Fascisme. 

1945 Preface un recueil dc poemcs de Huw Menai, The Simple Vision. 

1946 Public, d'abord en revue, puis en plaquettc, Pair Dadeni ou le Chaudron de 
Renaissance (Pair Dadeni or The Cauldron of Rebirth). 

1947 Avril : son essai sur Dostoiewsky. 

Juillet : public son recueil de textes gallois. Obstinate Cymric. 

Mort de Margaret Alice, sa femme, dont il est separe depuis trente-sept 

ans. 

Public son Rabelais, contenant des traductions dc Rabelais par Powys. 

Preface le Voyage sentimental de Sterne pour Macdonald, a la demande de 

Malcolm Elwin. 

T.S. Eliot Prix Nobel. 

Termine Porius, dont les dimensions effraient ses editeurs habitucls et 

qui ne sera public que deux ans plus tard par Macdonald. 

Preface Tristram Shandy de Sterne et public un essai sur I'lnconscient dans 

rOccult Observer. 

Traduction hollandaise de L'Art de vieillir. 

Reedition de VAutobiographie. 

1 95 1 Parution de Porius chez Macdonald, qui sera desormais I'editeur de toutes 
les oeuvres de Powys jusqu'a sa mort. 

1952 Juin : The Inmates (Les Pensionnaires ) , premier roman depuis Camp retran- 
che dont le cadre soit contemporain. 

Mort de Gertrude Mary Powys, sa sceur, et de Littleton Alfred, son fils. 
En attendant Godot de Beckett. 

1953 Avril : In Spite of (Malgre...) , son dernier essai. 
Mort de T.F. Powys, age de 78 ans. 

Preface Lace and Lace-making, ouvrage dc Marian Powys sur Part de la 

dentelle. 

Mort de Dylan Thomas. 

Louis Wilkinson public un recueil d'evocations. Sept amis ( Seven friends ) 

dont trois sont consacrees aux freres Powys. 

1954 Octobrc : Atlantis. 

Traduction japonaisc de Philosophic de la Solitude. 

The Lord of Ike Rings (Le Seigneur des Anneaux) de J.R.R. Tolkien. 



1948 



1949 



460 



1955 J-C.P. et Phyllis Playter quittent Corwen et s'installent a Blaenau-Ffesti- 
niog (Merionethshire). 

Preface les reeditions de Visions and Revisions et de A Glastonbury Romance. 
Mort de Thomas Mann. 

1956 Juillet : publication du poeme Lucifer, ecrit un demi-siecle plus tot. 
Novembre : The Brazen Head (La Tete de bronze). 

Littleton Powys fait paraitre un second volume de souvenirs, Still the Joy 

1957 Public Up and Out, suivi de The Mountains of the Moon (Les montagnes de la 
lune) . 

27 juin : emission radiophonique sur Powys a la B.B.C., Welsh Home 
Service. 

1958 Regoit la Plaque de 1' Academic des Arts de Hambourg. Avant lui, seuls 
Thomas Mann et la musicienne Use Fromm-Michaels avaient regu cette 
distinction. 

Mai : parution des Lettres a Louis Wilkinson 1935- 19 56. 
Traduction japonaise du Sens de la Culture. 
Traduction frangaise des Sables de la Mer. 

1959 Fevrier : Homere et I' Ether. 
Traduction hongroise de Wolf Solent. 

i960 Mai : Tout ou Rien (All or Xothing), le dernier livre public par J. C. P. de 
son vivant. 

L'Art du Bonheur et Le Sens de la Culture paraissent a Bombay et a Calcutta 
en editions de poche. 
Noel : ecrit la preface a la reedition de Wolf Solent. 

1 96 1 31 mai : reedition de Wolf Solent. 

Tout ou Rien parait a Calcutta en edition de poche. 

1962 Mai : le jury du Prix International de Litterature de Formentor (Major- 
que), ou siegent notamment Henry Miller, Mary Mc Carthy, Angus 
Wilson, Dominique Aury, decide d'envoyer « un telegramme de felicita- 
tions au plus grand genie litteraire de I'Angleterre, John Cowper Powys, 
age de 90 ans, et si scandaleusement ignore par son propre pays ». 
Nomme docteur honoraire de I'Universite du Pays de Galles, et membre 
honoraire de la Societe du Dorset, qui organise en octobre une exposition 
de ses livres et manuscrits a Dorchester. 

9 octobre : emission radiophonique d'hommage pour les 90 ans de J.C.P., 
mais qui n'est diffusee que sur la B.B.C. Welsh Home Service; presentee 
par G. Wilson Knight, avec la participation d' Angus Wilson, Malcolm 
Elwin, George Steiner, H.P. Collins. 

Divers hommages paraissent dans des journaux, notamment d'Angus 
Wilson et G. Wilson Knight. 

1963 Janvier : numero d'hommage de la Review of English Literature, avec des 
textes d'Angus Wilson, Henry Miller, J.B. Priestley, Dominique Aury, 
lowerth C. Peate et G. Wilson Knight. Powys donne son long poeme The 
Ridge (La Crete). 

Printemps : public son dernier texte, des souvenirs sur T.F. Powys. 

17 JUIN : MORT DE JOHN COWPER POWYS a Blacnau-Ffcstiniog. 

Une quinzaine d'articles saluent « le Titan de Blaenau-Ffestiniog », tou- 

jours des memes fideles : Angus Wilson, George Steiner, G. Wilson 

Knight. 

Novembre : reedition de Weymouth Sands qui remplace desormais I'edi- 

tion de Jobber Skald. Weymouth redevient enfin pour les lecteurs anglais 

le lieu des Sables de la Mer. 

1964 Kenneth Hopkins public les Poemes choisis (Selected Poems) dont les pre- 
miers n' avaient pas reparu depuis soixante ans. 

Wolf Solent en edition de poche Penguin). 

1965 Traduction frangaise de V Autobiographie par Marie Canavaggia. 
1972 Avril : Les Sables de la Mer en edition de poche en France. 

Septembre : rencontres au ChurchiU College de Cambridge pour celebrer 
le centenaire de la naissance de Powvs. 



461 



BIBLIOGRAPHIE 
etablie par Fran9ois Xavier Jaujard 



I 



(EUVRES DE JOHN COWPER POWYS 



1891 CORINTH (Corinthe), poeme. Oxford, Horace Hart, 1891. 

1896 ODES AND OTHER POEMS (Odes et autres poemes ) . Londres, William Rider, 
1896. 56 pages. 
Repris partiellement dans Poems, Londres, Macdonald, 1964. 

1899 POEMS (Poemes). Londres, William Rider, 1899. 124 pages. 

Repris partiellement dans Poems, Londres, Macdonald, 1964. 

1900-1908 Environ trente-cinq conferences ont ete imprimees, soit a Oxford, 
chez Horace Hart, soit sur les Presses de I'Universite de Cambridge. Elles 
ont trait principalement a Shakespeare, Milton, Cowper, Goldsmith, 
Sterne, De Quincey, Coleridge, Wordsworth, Byron, Shelley, Keats 
Jane Austen, Walter Scott, Thackeray, Dickens, les sceurs Bronte, George 
Eliot, Matthew Arnold, Carlyle, Ruskin, Tennyson, Walter Pater, Mere- 
dith, Whitman, Thomas Hardy, Kipling, Henry James. 

1 914 THE WAR AND CULTURE : A Reply to Professor Munsterberg (Guerre et Cul- 
ture, reponse au Professeur Munsterberg), pamphlet. 

New York, G. Arnold Shaw, 1914. 104 pages. 

Edition anglaise : the menace of German culture (La menace de la cul- 
ture allemande). Londres, William Rider, 19 15. 

1915 VISIONS AND REVISIONS : A Book of Literary Devotions (Visions et Revisions). 
Essais sur Rabelais, Dante, Shakespeare, Le Greco, Milton, Charles 
Lamb, Dickens, Goethe, Matthew Arnold, Shelley, Keats, Nietzsche, 
Thomas Hardy, Walter Pater, Dostoiewsky, Edgar Allan Poe, Whitman. 
New York, G. Arnold Shaw, 191 5. 300 pages. / Londres, William Rider, 

1915-. . 

Reedition, augmentee d'une preface. Londres, Macdonald, 1955. 

WOOD AND STONE : A Romance (Bois et Pierre), roman. New York, 

G. Arnold Shaw, 1915. 722 pages. 

Reedition : Londres, Heinemann, 191 7. 

1 91 6 CONFESSIONS OF TWO BROTHERS (ConfcssioTis de deuxfreres) par John Cow- 
per et Llewelyn Powys. Rochester-New York, The Manas Press. 191 6. 
166 pages de John Cowper Powys, 84 pages de Llewelyn Powys. 
Reedition : Inca Books, 1973. 

wolf's bane : Rhymes (L'Aconit), poemes. New York, G. Arnold Shaw, 

1 916. 120 pages. 

Repris partiellement dans Poems, Londres, Macdonald, 1964. 

RODMOOR : A Romance (Rodmoor) , roman. New York, G. Arnold Shaw, 

1916. 460 pages. 

Reedition avec une preface de G. Wilson Knight. Londres, Macdonald 

& Jane's, 1973. 

SUSPENDED JUDGMENTS : Essays on Books and Sensations (Jugements en 

Instance, essais sur les livres et les sensations). Essais sur Montaigne, Pascal, 

Voltaire, Rousseau, Balzac, Victor Hugo, Maupassant, Anatole France, 

Paul Verlaine, Remy de Gourmont, William Blake, Byron, Emily 

Bronte, Joseph Conrad, Henry James, Oscar Wilde. New York, G. Arnold 

Shaw, 191 6. 440 pages. 

New York, American Library Service, 1923. / Girard, Kansas, Halde- 

man-Julius, Little Blue Books, 448 & 450-453, 1923. 

ONE HUNDRED BEST BOOKS WITH COMMENTARY AND AN ESSAY ON BOOKS AND 

READING (Les cent meilleurs livres, suivis de commentaires et d'un essai sur les 
livres et la lecture). New York, G. Arnold Shaw, 1916. 80 pages. 
Reeditions : New York, American Library Service, 1922. / Kansas, Hal- 
deman-Julius, Little Blue Book vP 435. 1923. 



462 



1917 MANDRAGORA : POEMS (La Maudragore) , poemes. New York, G. Arnold 

Shaw, 191 7. 140 pages. 

Repris partiellement dans Poems, Londres, Macdonald, 1964. 
1920 THE COMPLEX VISION (La visioti complexe), essai. New York, Dodd, Mead 

and Company, 1920. 374 pages. 

1922 SAMPHIRE (La Salicorne), poemes. New York, Thomas Seltzer, 1922. 
54 pages. 

Repris dans Poems, Londres, Macdonald, 1964. 

1923 PSYCHOANALYSIS AND MORALITY (Psychanalyse et Moralite), essai. San Fran- 
cisco, Jessica Colbert, 1923. 50 pages. 

THE ART OF HAPPINESS (L Art du Bonheur ) , essai. Girard, Kansas, Halde- 
man-Julius, Little Blue Book n" 414, 1923. 64 pages. 
Cette oeuvre ne doit pas etre confondue avec celle de 1935 qui porte le 
meme titre. 

1925 DUGDAME (Givre et Sang), roman. New York, Doubleday, Page and 
Company, 1925. 458 pages. / Londres, Grant Richards, 1925. 

THE RELIGION OF A SCEPTIC (La religion d'un sceptique), essai. New York, 
Dodd, Mead and Company, 1925. 54 pages. 

1926 THE SECRET OF SELF DEVELOPMENT (Le Secret du developpement de soi), essai. 
Girard, Kansas, Haldeman-Julius, Little Blue Book n" 112, 1926. 
32 pages. , , . , 

1928 THE ART OF FORGETTING THE UNPLEASANT ( L' Art d' oubUer le deplaisatit), 
essai. Girard, Kansas, Haldeman-Julius, Little Blue Book no 1264, 1928. 
64 pages. 

1929 WOLF SOLENT (WolfSolent), roman. New York, Simon and Schuster, 
1929. Deux volumes de 490 et 476 pages. / Londres, Jonathan Cape, 1929. 
Reeditions principales : New York, Simon and Schuster, 1930. En un 
volume. / New York, Garden City Publishing Company, 1933. / Londres, 
Macdonald, 1961, avec une preface de I'auteur. / Londres, Penguin 
Books, 1964. 

THE MEANING OF CULTURE (Le Sens de la Culture), essai. New York, 
W.W. Norton, 1929. 278 pages. / Londres, Jonathan Cape, 1930. / Lon- 
dres, Jonathan Cape, The Traveller's Library, 1936. 
Edition augmentee : New York, W.W. Norton, 1939. 
New York, Garden City Publishing Company, 1941. / Toronto, Blue 
Ribbon Books, 1941. / Calcutta, Rupa, i960. 
Derniere edition : New York, W.W. Norton, 1962. 

1930 IN DEFENCE OF SENSUALITY (Apologie des Sens), essai. New York, Simon & 
Schuster, 1930. 314 pages. / Londres, Gollancz, 1930. 

THE OWL, THE DUCK, AND - MISS ROWE ! MISS ROWE ! (La chouette, le canard 

et... miss Rowe ! miss Rowe!), nouvelle. Chicago, William Targ, 1930. 

62 pages. 

debate! IS MODERN MARRIAGE A FAILURE? (Discussion : Le mariage est-tl 

aujourd'hui un echec?). Debat entre Bertrand Russell et John Cowper 

Powys. Introduction d'Heywood Broun. New York, The Discussion 

Guild, 1930. 64 pages. 

Repris dans J.C.P. A Record of Achievement, de Derek Langridge; Londres, 

The Library Association, 1966. 

1 93 1 DOROTHY M. RICHARDSON (Dorothj) Richardson), essai critique. Londres, 
Joiner & Steele, 1931. 48 pages. 

1932 A GLASTONBURY ROMANCE (Glostonburj) , roman. New York, Simon & 
Schuster, 1932. 11 76 pages. / Londres, John Lane, The Bodley Head, 
1933. 

Nouvelle edition : Londres, Macdonald, 1955, avec une preface de 
I'auteur. 

1933 A PHILOSOPHY OF SOLITUDE ( Philosophie de la Solitude), essai. New York, 
Simon & Schuster, 1933. 234 pages. / Londres, Jonathan Cape, 1933. 

1934 WEYMOUTH SANDS (Les Sabks de la Mer), roman. New York, Simon & 
Schuster, 1934. 582 pages. 

Edition anglaise : jobber sk.a.ld. Londres, John Lane, The Bodley Head 
1935. (Changements de lieux et de noms des personnages) . 



463 



Nouvelle edition : weymouth sands. Londres, Macdonald, 1963. 
(Premiere edition anglaise conforme a I'original americain). 
Reedition avec une preface d'A. Wilson. Cambridge, Rivers Press, 1973. 
AUTOBIOGRAPHY ( Autobiogmphie ) . New York, Simon & Schuster, 1934. 
600 pages. / Londres, John Lane, The Bodley Head, 1934. 
Renditions : Londres, John Lane, The Bodley Head, 1936 et 1949. 
Nouvelle edition augmentee d'une preface de J.B. Priestley et d'un index : 
Londres, Macdonald, 1967. 

1935 THE ART OF HAPPINESS (L'Art du BonheuT ) , essai. New York, Simon & 
Schuster, 1935. 256 pages. / Londres, John Lane, The Bodley Head, 1935. 
Reeditions : Londres, John Lane, The Bodley Head, 1940 et 1946. / 
Bombay, Jaico Publishing Company, i960. 

1936 MAIDEN CASTLE (Camp retrauche ) , roman. New York, Simon & Schuster, 
1936. 542 pages. / Londres, Cassell, 1937. 

Nouvelle edition : Londres, Macdonald, 1966, avec un avant-propos de 
Malcolm Elwin. 

1937 MORWYN OR THE VENGEANCE OF GOD ( Morwyn ou la Vengeance de Dieu), 
roman. Londres, Cassell, 1937. 322 pages. 

1938 THE ENJOYMENT OF LITERATURE ( Les ploisirs de la Utterature ) , essais sur 
la Bible, Homere, la Tragedie Grecque, Saint Paul, Dante, Rabelais, 
Montaigne, Cervantes, Shakespeare, Milton, Goethe, Wordsworth, 
Dickens, Whitman, Dostoiewsky, Melville, Poe, Matthew Arnold, Tho- 
mas Hardy, Nietzsche, Proust. New York, Simon & Schuster, 1938. 
5,24 pages. 

Edition anglaise : the pleasures of literature. Londres, Cassell, 1938. 

672 pages. 

Nouvelle edition, Londres, Cassell, 1946. 
1940 OWEN glendower : an historical novel (Owen Glendower ) , roman. New 

York, Simon & Schuster, 1940. Deux volumes de 434 et 504 pages. 

Londres, John Lane, The Bodley Head, 1942. Un volume. 

Cedric Chivers, The Portway Reprints, 1973. 
1942 mortal strife (Danger de mort), essais. Londres, Jonathan Cape, 1942. 

240 pages. 
1944 the art of growing old (L'Art de vieillir), essai. Londres, Jonathan 

Cape, 1944. 218 pages. 

1946 pair dadeni; or the cauldron of rebirth (Pair Dadeni ou Le Chaudron 
de Renaissance) , essai. Carmarthen (Pays de Galles), The Druid Press, 
1946. 24 pages. 

Repris dans Obstinate Cymric, Carmarthen, The Druid Press, 1947. 

1947 dostoiewsky (Dostoiewsky), essai critique. Londres, John Lane, 1947. 
208 pages. 

obstinate CYMRIC : Essays 1935- 1947 (Cymrique obstine). Carmarthen 
(Pays de Galles), The Druid Press, 1947. 188 pages. 

I 948 RABELAIS : his LIFE, THE STORY TOLD BY HIM SELECTIONS THEREFROM HERE 
NEWLY TRANSLATED, AND AN INTERPRETATION OF HIS GENIUS AND HIS 

RELIGION (Rabelais. Sa vie, son wuvre dont des extraits sont donnes ici dans une 
nouvelle traduction, et une interpretation de son genie et de ses croyances) . Londres, 
John Lane, The Bodley Head, 1948. 424 pages. / New York, The Philo- 
sophical Library, 1951. 

1 95 1 PORius : A Romance of the Dark Ages (Porius, recit des Temps Obscurs). 
Londres, Macdonald, 1951. 684 pages. / New York, The Philosophical 
Library, 1952. 

1952 THE INMATES ( Les Pensionnaires ) , roman. Londres, Macdonald, 1952. 
320 pages. / New York, The Philosophical Library, 1952. 

1953 IN SPITE OF (Malgre...), essai. Londres, Macdonald, 1953. 312 pages. , 
New York, The Philosophical Library, 1953. 

1954 ATL.\NTis (Atlantis), recit. Londres, Macdonald, 1954. 464 pages. / Cedric 
Chivers, The Portway Reprints, 1973. 

1956 LUCIFER : A poem (Lucifer), poeme. Avec des bois graves d' Agnes Miller 
Parker. Londres, Macdonald, 1956. 160 pages. 
Partiellement repris dans Poems, Londres, Macdonald, 1964. 



464 



1956 THE BRAZEN HEAD (La TSte de bronze), roman. Londres, Macdonald, 1956. 
352 pages. 

Reedition : Londres, Macdonald, 1969. 

1957 UP AND OUT. Contient deux recits : up and out : a mystery tale, the 
MOUNTAINS OF THE MOON : a lunar love-story (Les montagnes de la lune). 
Londres, Macdonald, 1957. 224 pages. 

1958 LETTERS OF JOHN cowPER powYS TO LOUIS WILKINSON 1 935" 1 956 ( Letlres 
de John Cowper Powys a Louis Wilkinson 1935-1956). fidition presentee par 
Louis Wilkinson. Avec un portrait de Powys par Augustus John. Lon- 
dres, Macdonald, 1958. 400 pages. 

1959 HOMER AND THE AETHER ( Homke ct l' Ether ) . Londres, Macdonald, 1959. 
304 pages. 

i960 ALL OR NOTHING ( Tout ou Rien ) , recit. Londres, Macdonald, i960. 
224 pages. 

1963 THE ridge (La Crete), poeme. A Review of English Literature, IV, n° i, 
Janvier 1963, pp. 53-58. 

Posthumes. 

1 964 POEMS (Poemes) . Poemes choisis et presentes par Kenneth Hopkins. Lon- 
dres, Macdonald, 1964. 224 pages. 

1966 AN ENGLISHMAN UP-STATE. Philobiblon (The Journal of the Friends of 
the Colgate University Library), 8, hiver 1966, pp. 5-15. 

1971 LETTERS TO GLYN HUGHES ( Lettres a Glyn Hughes). Preface de Bernard 
Jones. Stevenage, Herts; Ore Publications, 1971. 24 pages. 

LETTERS TO NICHOLAS ROSS ( Lettres a Nicholas Ross). Edition etablie par 

Nicholas et Adelaide Ross. Avant-propos d'Arthur Uphill. Londres, 

Bertram Rota, 1971. 176 pages. 

THE HAMADRYAD AND THE DEMON ( L' Hamodryode et le Demon), nouvelle 

par Roderick Mawr (J.C.P.). Colgate University Press, The Powys 

Newsletter, 1971. 

Cette nouvelle inedite date de 1902. 

1972 LETTERS TO T.F. POWYS (Lettres a T.F. Powys). 

A chronicle of the writing of the middle works, extracted from letters 

to Littleton C. Powys, 192 7- 1934 (Extraits de lettres a Littleton C. Powys). 

LETTERS TO c. BENSON ROBERTS ( Lettres tt C. Beuson Roberts). 

THREE POEMS ( Trois pocmes) . 

(In ESSAYS ON JOHN COWPER POWYs) . Cardiff, University of Wales Press, 

1972. 

Inedits. 

YOU AND ME (Vous et moi) , recit. 109 pages. 

REAL WRAITHS (Vrais spectres), recit. 128 pages. 

TWO AND TWO (Dcux ct dcux) , recit. 118 pages. 

Inedit egalement, le journal tenu par John Cowper Powys quotidienne- 

ment de 1935 a sa mort, et qui comprend une quarantaine de volumes 

d'environ quatre cent pages chacun, soit un ensemble d'au moins quinze 

mille pages manuscrites. 



Cette bibliographic des oeuvres de J.C. Powys a ete etablie a partir du remar- 
quable ouvrage de Derek Langridge, John Cowper Powys, A Record of Achievement 
(The Phoenix House, 1966), modele du genre, qui reedite nombre de textes 
introuvables et offre de precieux fac-similes. EUe a ete completee par le Sup- 
plement qu'il lui a donne dans le recueil coUectif Essays on John Cowper Powys 
(University of Cardiff, 1972) et par des renseignements dont nous savons gre a 
Messieurs Malcolm Elwin, Francis Powys, E.E. Bissell et Gilbert Turner. 



465 






^ 






Sc^^-Vf i^S" 



Dedicace de John Cowper Powys k Marie Canavaggia 
sur un exemplaire des Lettres a Louis Wilkinson. 



TRADUCTIONS FRANgAISES 



EN VOLUMES 

1 93 1 WOLF SOLENT (1929), traduit par Serge KaznakoflF (Payot, 1931). 

1958 LES SABLES DE LA MER (Weytuouth Smds ) (1934), traduit par Marie Cana- 
vaggia, preface de Jean Wahl (Plon, Collection « Feux Croises », 1958. 
514 pages. / Plon, Le Livre de Poche, 1972. 672 pages). 

1965 AUTOBIOGRAPHIE (1934), traduit par Marie Canavaggia (Gallimard, 
Collection « Du Monde Entier », 1965. 592 pages). 

1967 CAMP RETRANCHE (Maiden Castle) (1936), traduit par Marie Canavaggia 
(Grasset, 1967). 504 pages. 

WOLF SOLENT (1929), nouvelle traduction par Suzanne Netillard (Galli- 
mard, Collection « Du Monde Entier », 1967). 664 pages. 

1973 GivRE ET SANG ( Ducdamc ) (1925), traduit par Diane de Margerie et 
Francois Xavier Jaujard, preface de Diane de Margerie (Editions du 
Seuil, 1973). 368 pages. 

LA CRETE (The Ridge) (1963), poeme traduit par Fran9ois Xavier Jau- 
jard, avec deux lithographies de Loo (Granit, Collection du Miroir, 1973) 

En preparation 

GLASTONBURY (A Glastonbury Romance) (1932) (Gallimard). 

RODMOOR (1916) (Editions du Seuil). 

PAIR DADENi ou LE CHAUDRON DE RENAISSANCE (Pai Dodeni oT the Cauldron 

of Rebirth) (1947), traduit par Alain Delahaye (Granit, Collection du 

Sablier). 



EN REVUES 



1958 LES SABLES DE LA MER (extrait dcs Sabks de la Mer), traduit par Marie 

Canavaggia (Les Lettres Nouvelles, 60, mai 1958). 

LES SYLPHiDES (cxtrait de V Autobiographic) , traduit par Marie Canavaggia 

et Claude Martine (N.R.F., 71, novembre 1958). 
1962 SHIRLEY (extrait de VAutobiographie), traduit par Marie Canavaggia et 

Claude Martine (N.R.F., 115 et 116, juillet et aout 1962). 

1964 VENiSE, suivi de ma M.-iiLiCE extrait de V Autobiographie) , traduit par Marie 
Canavaggia, presente par Michel Cresset (Mercure de France, 1207, mai 
1964). 

1965 UN ADORATEUR DU v'E.NT extrait de VAutobiographie), traduit par Marie 
Canavaggia (N.R.F., 149, mai 1965). 

DOROTHY RICHARDSON 1931 , traduit par Pierre Leyris (Mercure de 
France, 1220, juin I965\ 

Repris comme preface a Toits pointus de Dorothy Richardson, traduit par 
Marcelle Sibon (Mercure de France, Collection « Domaine Anglais », 

1965)- . -^ . . 

1966 LA NUiT DU LAC BLANC extrait dc Glastonbury), traduit par Dominique 

Aury et Genevieve de la Gorce X.R.F., 160, avril 1966). 

LES ACHARNiENS (inedit en anglais:, presente et traduit par Michel Gres- 

set (Les Cahiers du Sud, 386. janvier-mars 1966). 

1967 UNE ECUYERE DE ciRquE extrait dc Camp retrarwhe), traduit par Marie 
Canavaggia (La Revue de Paris, Janvier, fevrier et mars 1967). 

1968 LA SEPARATION (extrait de Glastonbury), traduit par Dominique Aury et 
Genevieve de la Gorce (X.R.F., 182, fevrier 1968). 

FiNNEGANS WAKE (extrait d' Obstinate Cymric), traduit par Didier Coupaye 
et Michel Cresset (N.R.F., 182, fe\Tier 1968). 
Repris dans Granit, 1/2, automne-hiver 1973. 



467 



Tauiard (N.R.F., 233, mai 1972). . ,,,^„f-N traduit par Michel 

ADIEU A L'AMERiquE (Farewell to America) (193b), traduit pa 

Cresset (N.R.F., 233, "jai 1972)- ,, ,^^^„. ,> traduit par Didier Cou- 

Tauiard (Syllepses, 6, automne 1972)- 

Repris dans Gmni«, ^/^^ automne-hiver 1973- , salicorne 

^S ToSS »"vE'(».»i. de G/«*^;. traduit P" Francois Xavie, 
S.1 £ ™i;™« ?S°- «S?ie„,ai. du &». * (. CHu,.). 
S" par Marie Tid« (G'-i^v■^, jSrVSrai'J t Z.'*, * 

'^"^^•:':fS:S;.'',''S:S%MS'^':^iL ™dui,e par Dia„e de 

si?£Kt\ei?^rdT*ss<^''iV'>' '"'"" '" ^'"" 

S=JS ,Satd;/>irrrSr, tdu. par F„„,„is xavie, 
5,fi ^SS'y&rdeXiS S&»), traduit par Ma„e Ca„a- 

^ES'l?ri:i«£ (fnldr SSUites par Diane de Mar- 
5rJ?E£T°o^i'^w.SrorSi;l'^lr Odile de La,ai„ (Grani., ■;.. 

automne-hiver 1973). i,hHnwf)hv ub-to date) (extrait d'Obstinate 

?j:rr»arrpa';"S/&Mri oJi e, Claude L.v, 

S^r^Sl'S .^drpTliiiois'^^r jauiard (Ora- 

2^ot;rrcSrr&;?af de «, *«- «-'sr''"' ■"" ''"°'°' 

rS5tTr«\wyri?a^i?'p"-»^^^^^^^^^^ 

1/2, automne-hiver 1973)- 



468 



II 



ETUDES ANGLAISES SUR JOHN COWPER POWYS 



EN VOLUMES 

Richard Heron Ward : The Powys Brothers. 

Londres, John Lane, The Bodley Head, 1935. 
Louis Marlow : Welsh Ambassadors. Powys Lives and Letters. 

Londres, Chapman & Hall, 1936. 284 pages. 

Reedition, avec une preface de Kenneth Hopkins. Londres, Bertram 

Rota, 1971. 274 pages. 
Malcolm Elwin : John Cowper Powys (in Writers of to-day, II, edite par Denys 

Val Baker). 

Londres, Sidgwick & Jackson, 1948, pp. 11 7- 134. 
Louis Marlow : Seven Friends. 

Londres, The Richards Press, 1953. 

Sur les freres Powys, p. 65-141. 
G. Wilson Knight : The Saturnian Quest. A Chart of the Prose Works of John 

Cowper Powys. 

Londres, Methuen, 1964. 140 pages. 
H.P. Collins : John Cowper Powys, The Old Earth-Man, Barrie & RockclifF, 1966. 
Derek Langridge : John Cowper Powys. A Record of Achievement. 

Londres, The Library Association, 1966. 
Kenneth Hopkins : The Powys Brothers, a Biographical Appreciation. 

Londres, Phoenix House, 1967. 276 pages. 
Ellen Mayne : The New Mythology of John Cowper Powys. 

New Atlantis Foundation, 1968. 20 pages. 
James Hanley : John Cowper Powys, a man in the corner. 

Loughton, K.A. Ward, 1969. 16 pages. 
Richard Breckon : John Cowper Powys, the Solitary Giant. 

Loughton, K.A. Ward, 1969. 16 pages / Londres, The Village Press, 1973. 
G. Wilson Knight : Neglected Powers. 

Londres, Routledge & Kegan Paul, 1971. 

Dans ce volumineux recueil d'essais critiques du Professeur G. Wilson 

Knight, cinq chapitres sont consacres a John Cowper Powys : 

— Lawrence, Joyce et Powys (1961), p. 142-155. 

— Mysticism and Masturbation: An Introduction to the Lyrics of John 
Cowper Powys (1968), p. 156-196. 

— The Ship of Cruelty: On the Lyrical Poems of John Cowper Powys 
(1968), p. 197-227. 

— John Cowper Powys : 

1. Cosmic Correspondences (1957), p. 399-407. 

2. Enigmatic Deity (1959), p. 408-411. 

3. Homage to Powys (1962;, p. 411-415. 

— Owen Glendower (1963), p. 430-440. 
Jeremy Hooker : John Cowper Powys. 

Cardiff, University of Wales, The Writers of Wales, 1973. 100 pages. 
John A. Brebner : The Demon Within. A Study of John Cowper Powys's Novels. 

Londres, Macdonald & Jane's, 1973. 
Glen Cavaliero : John Cowper Pouys. 

Oxford, Clarendon Press, 1973. 

Essays on John Cowper Powys, ouvrage collectif public sous la direction de Belinda 
Humfrey. 

Cardiff, University of Wales Press. 1972. 376 pages. 

Get ouvrage, outre les lettres inedites de John Cowper Powys mentionnees 
plus haut, et une riche iconographie, comprend dix-sept textes : 
Introduction par Belinda Humfrey. 



469 



Jeremy Hooker : "A touch of caricature". The Autobiography of John 

Cowper Powys. 
Michael Greenwald : Powys's complex vision. 
Glen Cavaliero : Landscape and Personality in the early novels. 
Diane Fernandez : Whiteness (traduit par Eileen Cottis). 
Frederick Davies : John Cowper Powys and King Lear, a study in pride 

and humility. 
Timothy Hyman : The modus vivendi of John Cowper Powys. 
Bernard Jones : Style and the Man. 
Francis Berry : John Cowper Powys and Romance. 
G. Wilson Knight : Powys on Death. 
Gwyneth F. Miles : The Pattern of Homecoming. 
Roland Mathias : The Sacrificial Prince, a study of Owen Glendower. 
John A. Brebner : The Anarchy of the Imagination (sur Porius) . 
Malcolm Elwin : John Cowper Powys and his publishers. 
Jonah Jones : Athene provides. 

Raymond Garlick : Powys in Gwynedd : the last years. 
Robert Nye : John Cowper Powys (1872- 1963), poeme. 



EN REVUES 

Deux numeros speciaux de revues ont ete consacres a John Cowper Powys : 

A Review of English Litterature, IV, n" i, Janvier 1963. 

Angus Wilson : "Mythology" in the Novels of John Cowper Powys. 

Henry Miller : The Immortal Bard. 

J.B. Priestley : The Happy Introvert. 

Dominique Aury : Reading Powys (traduit par Margaret Davies). 

G. Wilson Knight : Owen Glendower. 

lorwerth C. Peate : John Cowper Powys, Letter Writer. 

Philobiblon (The Journal of the Friends of the Colgate University Library), 

8, hiver 1966. 
Louis Wilkinson : The Brothers Powys. 
Russell Speirs : A man from the West Country. 
Kenneth Hopkins : A visit to John Cowper Powys. 
Malcolm Elwin : John Cow^jer Powys; publishing his later works. 
Thomas Davies : The Powys Family. 

La Colgate University Press fait paraitre, depuis 1970, une revue annuelle 
consacree aux trois freres Powys : The Powys Newsletter, dirigee par Robert 
Blackmore. Les deux premiers numeros (1970 et 1971) contiennent notamment 
John Cowper Powys, a Memoir, souvenirs de Clifford Tolchard, avec des lettres 
inedites de John Cowper Powys. 
Le troisieme numero (1972/73) contient : 

Michael Greenwald : The second novel, Rodmoor. 

David A. Cook : Between two worlds. A Reading of Weymouth Sands. 

Joseph Slater : The Stones of Porius. 

Michael Greenwald : The John Cowper Powys Centenary Conference. 

C. Benson Roberts : John Cowper Powys, poeme. 
Ces cahiers offrent egalement une liste de toutes les universites americaines 
possedant des manuscrits ou des lettres des freres Powys (dans les numeros i 
et 2), et des memoires detailles de collections particulierement riches : celle 
de rUniversite du Texas a Austin, par John Payne (dans le numero 2), de 
la Colgate University, par Thomas Davies, ainsi que de la collection privee 
de M. E.E. Bissell (numero 3). 

The Anglo-Welsh Review a public en fevrier 1970 (XVIII, n^ 42) une etude 
de John A. Brebner : Owen Glendower. The Pursuit of the Fourth Dimension. 



470 



ETUDES FRANgAISES SUR JOHN COWPER POWYS 



SUR L'HOMME ET SON CEUVRE 

Henry Miller : Les Livres de ma vie, traduit par Jean Rosenthal (Gallimard, 

Collection « Du Monde Entier », 1957), pp. 145-151. 
Jacqueline Piatier : Une mort trop discrete. John Cowper Powys (Le Monde, 

6juillet 1963). 
Jean Wahl : Un homme de la nature. John Cowper Powys (Le Monde, 

12 juillet 1963. Repris dans Granit, 1/2, automne-hiver 1973). 
Marie Canavaggia : Une gloire tardive (Les Nouvelles Litteraires, 18 juillet 

1963). 
Marie Canavaggia : Le grand ecrivain John Cowper Powys vient de mounr 

(Le Figaro Litteraire, 20 juillet 1963). 
Dominique Aury : John Cowper Powys (N.R.F., 129, septembre 1963. Repris 

dans Granit, 1/2, automne-hiver 1973)- 
Marie Canavaggia : Le grand genie embarrasse (L'Express, 646, 31 octobre 

1963). 
Michel Cresset : John Cowper Powys, notre contemporain (Preuves, 163, 

septembre 1964). 
Michel Cresset : John CowTDcr Powys (N.R.F., 182, fevrier 1968). 
Daniel Odier : Powys, le charlatan cosmique (Planete, decembre 1971 / 

Janvier 1972). 
Claude Faraggi : John Cowper Pov^fys (N.R.F., 233, mai 1972). 
Diane Fernandez : John Cowper Powys, un visionnaire du chaos (Le Monde, 

3 novembre 1972). 
Henry Miller : Le Barde Immortel, traduit par Roger Giroux (Granit, 1/2, 

automne-hiver 1973). Public en bonnes feuilles sous le titre «John Cowper 

Powys, un fascinant porteur de flambeau » (Le Figaro, 29-30 sep- 
tembre 1973). 
Angus Wilson : John Cowper Powys, traduit par Frangois Xavier Jaujard 

(Granit, 1/2, automne-hiver 1973). 
George Steiner : Le Titan de Blaenau-Ffestiniog, traduit par Frangois Xavier 

Jaujard (Granit, 1/2, automne-hiver 1973). 
G. Wilson Knight : Hommage a Powys, traduit par Frangois Xavier Jaujard 

(Granit, 1/2, automne-hiver 1973). 



TEMOIGXAGES ET SOUVENIRS 

Michel Cresset : J<>hn Cowper Powys (Mercure de France, aout-septeinbre 
1963. Repris sous le titre « Threne » dans Granit, 1/2, automne-hiver 
1973). 

A. Stepan : On avait I'impression qu'il allait vivre toujours (Granit, 1/2, 
automne-hiver 1973). 

Marie Canavaggia : Deux visites a John Cowper Povvys (Granit, 1/2, automne- 
hiver 1973). 

Louis Wilkinson : Souvenirs extraits de Seven Friends), traduit par Diane 
de Margerie (Granit, 12, automne-hiver 1973). 



SUR LES ESSAIS 

Jean Wahl : Un defenseur de la \-ie sensuelle. John Cowper Powys (sur VApologie 
des Sens, In Defense of Sensuality . (Revue de Metaphysique et de Morale, 
avril 1939. Repris dans Poesie Pensee Perception, Calmann-Levy, 1948, 
pp. 190-216). 

Kenneth White : John Cowper Po\\ys. Une technique de vie, traduit par 
Michelle Tran Van Khai Granit, 1,2, automne-hiver 1973). 



471 



SUR LES THAMES DE L'CEUVRE 

Michel Gresset : Les rites matinaux de John Cowper Powys (Les Cahiers du 

Sud, 386, janvier-mars 1966). 
Michel Gresset : Le role de rhumour dans la creation litteraire de John Cowper 

Powys (fitudes Anglaises, 25, automne 1966). 

Ces deux textes remanies sent repris en un seul : John Cowper Powys, 

les rites et Thumour (Granit, 1/2, automne-hiver 1973). 
Vera Bakhtaoui : Le Symbolisme de Powys, doctorat d'universite. 
Diane Fernandez : Powys et I'eau de I'inconscient maternal (N.R.F., 233, 

mai 1972). 
Diane de Margerie* : Blancheur (Granit, 1/2, automne-hiver 1973). 
Diane de Margerie : L'ambiguite des pierres (Granit, 1/2, automne-hiver 1973). 
* Diane de Margerie a public au prealable plusieurs etudes sous le nom de 

Diane Fernandez. 
Robert Andre : Powys et la reverie (Granit, 1/2, automne-hiver 1973). 
Frangois Xavier Jaujard : S'enfuir au loin sans bouger d'un pas (Granit, 1/2, 

automne-hiver 1973). 
Patrick Reumaux : Le secret ouvert (Granit, 1/2, automne-hiver 1973). 
Jean Markale : Powys et le Celtisme (Granit, 1/2, automne-hiver 1973). 



SUR WOLF SOLENT 

Gabriel Marcel : W^o//"5o/««^ (L'Europe Nouvelle, igseptembre 193 1). 

Madeleine Chapsal : La nostalgic de la campagne anglaise (L'Express, 864, 
8-14 Janvier 1968). 

Andre Miguel : Wolf Solent (Bruxelles, La Gazette des Beaux-Arts, 13 Janvier 
1968). 

Raymond Las Vergnas : La paix des anges (Les Nouvelles Litteraires, 25 Jan- 
vier 1968). 

Diane Fernandez : Wolf Solent (La Quinzaine Litteraire, i*"'-i5 fevrier 1968). 

Diane Fernandez : Wolf Solent (Les Lettres Nouvelles, mars 1968). 

Jean-Jacques Mayoux : L'extase et la sensualite. John Cowper Powys et Wolf 
Solent (Critique, 252, mai 1968. Repris dans Granit, 1/2, automne-hiver 

, ?973)- , 

Antoine Lauras : Wolf Solent (Etudes, aout 1968). 
Simone de Beauvoir : Tout compte fait (Gallimard, 1972). 



SUR LES SABLES DE LA MER 

Jean Wahl : John Cowper Powys (Les Lettres Nouvelles, 60, mai 1958). 

Repris en preface des Sables de la Mer (Plon, Collection « Feux Croises », 

1958; Plon, Le Livre de Poche, 1972). 
Jean Champomier : Les Sables de la Mer (Saint-Etienne, La Depeche, 26 mai 1 958) . 
Brice Aubusson : Un nouveau reman de John Cowper Powys (Bruxelles, Le 

Matin, 15 juin 1958). 
Marcel Brion : Les Sables de la Mer (Le Monde, i^'' juillet 1958. Repris sous le 

titre « Un realiste mystique » dans Granit, 1/2, automne-hiver 1973). 
Philippe Jaccottet : Les Sables de la Mer (La Gazette de Lausanne, 5 juillet 1958. 

Repris dans Granit, 1/2, automne-hiver 1973). 
Rene Lalou : Les Sables de la Mer (Les Nouvelles Litteraires, 10 juillet 1958). 
Claude Mauriac : Un grand roman. Les Sables de la Mer (Le Figaro, 16 juillet 

1958). 
Luc Estang : Les Sables de la Mer (Le Figaro Litteraire, 19 juillet 1958). 
Dominique Aury : Les Cimmeriens (N.R.F., 69, septembre 1958). Repris 

dans Granit, 1/2, automne-hiver 1973. 
Jacques Hewlett : Les Sables de la Mer (Les Lettres Nouvelles, septembre 1958). 
Gilbert Sigaux : Les Sables de la Mer (L'Express, 11 septembre 1958). 



472 



Marie-Louise Bercher : Grands romans etrangers (Mulhouse, L' Alsace, 

19 septembre 1958). 
Rene Vigo : Les Sables de la Mer (L'Est-Eclair, 30 octobre 1958). 
Yves Berger : John Cowper Powys (Critique, 144, mai 1959). 

SUR UAUTOBIOGRAPHIE 

Michel Cresset : Presentation de Venise suivi de Ma malice (Mercure de France, 
1207, mai 1964). 

Dominique Aury : Un demi-siecle pour commencer a vivre (Bulletin de la 
N.R.F., mai 1965). 

Michel Cresset : Powys, ce genie... (Les Nouvelles Litteraires, 3 juin 1965). 

Andre Dalmas : L'Autobiographie de John Cowper Powys (La Tribune des 
Nations, 4 juin 1965). 

Michel Cresset : L'enfer du voyeur (L'Express, 730, 14-20 juin 1965). 

Raymond Las Vergnas : L'Autobiographie de Powys (Les Nouvelles Litte- 
raires, 24 juin 1965). 

Marcel Brion : La decouverte d'un grand anglais. John Cowper Powys et son 
Autobiographie (Le Monde, 3 juillet 1965. Repris sous le titre « Un espace 
surhumain » dans Cranit, 1/2, automne-hiver 1973). 

Victor Misrahi : L'Autobiographie de John Cowper Po\vys (Le Soir de Bruxel- 
les, I" juillet 1965). 

Brice Aubusson : L'Autobiographie de John Cowper Powys revele que le der- 
nier des romantiques etait aussi un magicien (Bruxelles, La Metropole, 

5 juillet 1965). 

Kleber Haedens : L'Autobiographie de John Cowper Powys. Eros au Pays de 

Galles (Candide, 219, 5-1 1 juillet 1965). 
Jean Duvignaud : Un sadique exquis (Le Nouvel Observateur, 28 juillet 1965). 
Jacques Brenner : De la realite au reve. L'Autobiographie de John Cowper 

Powys (Paris-Normandie, 30 juillet 1965). 
Frederick Davies : John Cowper Powys et le Roi Lear, traduit par Michel 

Cresset (Les Lettres Nouvelles, ete 1965), p. 108-115. 
Robert Andre : La sensibilite de John Cowper Powys (N.R.F., 152, aout 1965). 
Robert Kanters : « Un monstre antediluvien »... (Le Figaro Litteraire, 5- 

II aout 1965). 
Guy Dumur : L'Autobiographie de John Cowper Powys (La Gazette de 

Lausanne, 14-15 aout 1965). 
Raymond Las Vergnas : L'Autobiographie de Powys (Les Annales, sep- 
tembre 1965). 
Charly Guyot : Vous devriez connaitre les freres Powys! (Journal de Geneve, 

4-5 septembre 1965). 
Annie Brierre : L'Autobiographie de Powys (La Table Ronde, octobre 1965). 
Claude Mauriac : L'Autobiographie de John Cowper Powys (Le Figaro, 

6 octobre 1965). 

Michel Cresset : Pour renverser le xx" siecle, Powys et Teilhard (Arts, 

3-9 novembre 1965). 
A.J. Farmer : L'Autobiographie de John Cowper Powys (Les Livres, decem- 

brei965). 
Antoine Lauras : L'Autobiographie de John Cowper Powys (Etudes, Janvier 

1966). 
Marie Canavaggia : L'Autobiographie de John Cowper Powys (La Revue de 

Paris, mars 1966). 
Jacques Reda : L'insaisissable fLes Cahiers du Sud, 386, janvier-mars 1966). 

SUR CAMP RETRAKCH^ 

Jean-Georges Samacoitz : Camp retranche ou I'etre different (La Quinzaine de 

Mulhouse, I "''■-15 mars 1967 . 
Claude Faraggi : Un compagnon de devergondage (Le Nouvel Observateur, 

8-15 mars 1967). 



473 



Matthieu Galey : Du metier au genie (Arts, 8 mars 1967). 

Andre Dalmas : Camp retranche (La Tribune des Nations, 10 mars 1967). 

Andre Miguel : Un fluide magique (Bruxelles, La Gazette des Beaux-Arts, 
II mars 1967). 

Kleber Haedens : Un autre monde (Nouveau Candida, 13-19 mars 1967). 

Helene Cixous : Un univers fantastique. Camp retranche de John Gowper Powys 
(Le Monde, 29 mars 1967). 

Victor Misrahi : Camp retranche (Le Soir de Bruxelles, 30 mars 1967). 

Jean-Jacques Mayoux : Un debutant de soixante ans (La Quinzaine Litteraire, 
26, I ^'■-15 avril 1967). 

Robert Kanters : Une place forte du roman contemporain (Le Figaro Litte- 
raire, 6 avril 1967). 

Jean Bloch-Michel : Camp retranche (La Gazette de Lausanne, 8-9 avril 1967). 

Jacques Cabau : Camp retranche (L'Express, 16 avril 1967). 

Anne Villelaur : Le pouvoir des legendes (Les Lettres Frangaises, 20-27 avril 
. 1967)- 

Alain Penel : Le vieil homme et la terre (La Tribune de Geneve, 29-30 avril 

1967)- 
Jeanne Laganne : Camp retranche (La Revue de Paris, mai 1967). 
Raymond Las Vergnas : Isoles et excentriques (Les Nouvelles Litteraires, 

25 mai 1967). 
Diane Fernandez : John Gowper Powys ou la persistance oedipienne (Preuves, 

196, juin 1967). 
Antoine Lauras : Camp retranche (Etudes, juillet-aout 1967). 
Raymond Las Vergnas : Camp retranche (Les Annales, 30 septembre 1967). 
M. Antier : Camp retranche (Les Livres, fevrier 1968). 



De Theodore Francis Powys, trois livres ont deja ete traduits en frangais : 

Le bon vin de Mr Weston (Mr Weston's Good Wine) (1927), traduit par Henri 

Fluchere (Gallimard, Gollection « Du Monde Entier », 1950). Le roman 

etait precedemment paru dans la N.R.F. de decembre 1935 a avril 1936, 

par les soins de Jean Paulhan. 

Le Capitaine Patch (Captain Patch) (1935), traduit par Henri Fluchere 

(Gallimard, Gollection « Du Monde Entier », 1952). 

De vie a tripas (Unclay) (1931), traduit par Marie Canavaggia (Gallimard, 

Gollection « Du Monde Entier », 1961). 

En preparation : 

Mr Tasker's Gods (1924), traduit par Marie Canavaggia. 

Aucune oeuvre de Llewelyn Powys n'a encore ete traduite en fran9ais. 



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granit 

redaction / administration / diffusion 

NOUVEAU QUARTIER LATIN 

78, boulevard Saint- Michel 

75006 Paris 
tel. 633 45-80 / 033 76-44 



Le numero 1/2 de Granit 

a ete acheve d'imprimer 

le 31 octobre 1973 

par rimprimerie Union a Paris 



Le prochain numero de Granit 
sera consacre a 

victor segalen 



Direckur de publication : Francois Xavier Jaujard. 



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Parfois, lorsque je jette un regard sur 
Tensemble de ma vie tourmentee, j'ai 
rimpression qu'une ame humaine 
ressemble. a une fontaine dont la 
source est bloquee par toutes sortes 
de debris que font refluer vers elle les 
eaux saumatres d'un estuaire. Tant 
qu'elle ne se sera pas retranchee der- 
riere un rempart de grosses pierres 
pour tenir en echec I'invasion d'une 
mer morte, tant qu'elle n'aura pas 
repousse loin de son lit graviers, 
bouts de boisj champignons, mousses, 
bouses, racines et boues, il ne lui sera 
pas permis de s'alimenter dans les 
profondeurs de son puits de granit 
pour pouvoir suivre, enfin, son cours 
predestine. 

JOHN GOWPER POWYS